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UNE ACTIVITÉ INCONSCIENTE DE L’INTELLECT ?

C. L’association des idées et la question des motifs inconscients

3. Motifs inconscients ou actions inconscientes des motifs ?

Concernant le processus de l’association des idées, Schopenhauer remarque que nous éprouvons parfois une incompréhension vis-à-vis du rappel d’un élément dans notre conscience : nous avons l’impression de subir quelque chose de contraire à notre volonté.

C’est, comme nous l’avons déjà souligné, cette surprise qui prouve le caractère inconscient du processus. Il n’est ainsi pas mis en mouvement par notre vouloir-conscient [Willkür] mais par notre Volonté1 [Wille]. L’activité de la Volonté est ici si rapide, que nous ne percevons pas quel motif a déterminé son action :

1 « Nous venons d’exposer les lois de l’association des idées. Ce qui la met en mouvement elle-même, c’est en dernière instance et dans le secret de notre être, la Volonté, qui pousse l’intellect, son serviteur, à

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« L’activité de la Volonté est ici si immédiate que, généralement, nous ne la reconnaissons pas clairement, et si rapide que, parfois, nous ne savons même pas à quelle occasion nous avons évoqué telle représentation ; et il nous semble alors que nous prenons conscience de quelque chose qui n’a de rapport avec aucune autre chose dans notre conscience » (Schopenhauer, 1847, p. 281 ; SW, Band III., 174).

Peut-on pour autant parler ici d’une action de la Volonté guidée par des motifs inconscients ? Clairement non, puisque comme le dit explicitement Schopenhauer tout motif est une représentation1, et que toute représentation, par définition, est consciente.

Comme le souligne clairement François Félix, « il n’est aucune possibilité de représentation antérieurement à la conscience, puisque précisément l’une et l’autre adviennent ensemble, étant donné que le sujet connaissant, pour lequel seul il peut y avoir représentation, n’existe pas avant de s’établir comme tel corrélativement à cette représentativité même qu’il institue » (Félix, 2011, p. 128). Il poursuit, pour mieux faire comprendre ce point, en affirmant que « ce n’est que dans et selon la conscience seule que le sujet peut être en face de ses représentations, puisque c’est exactement cela que

« conscience » signifie ». Ainsi, « une représentation inconsciente n’a aucun sens chez Schopenhauer, sauf à désigner un souvenir actuellement absent mais susceptible d’être retrouvé ou de ressurgir – auquel cas il faut bien plutôt invoquer le préconscient de la première topique freudienne, et c’est de mémoire ou de direction de l’attention qu’il est en réalité question » (Ibid.), et non de la nature même de la conscience. À cette question de la mémoire et des représentations non conscientes, que Freud désignera comme préconscientes, que nous avons déjà évoqué plus haut, nous reviendrons plus en détails dans notre Chapitre VII, avec le souci de répondre à la question de savoir si oui ou non on peut parler, même pour le cas de la mémoire, de représentations préconscientes. Nous pouvons déjà, afin de marquer l’absence totale de représentations inconscientes, même au sens de préconscientes, et marquer ainsi l’originalité de la vision schopenhauerienne de la mémoire, noter que Schopenhauer, en 1813, note qu’« un souvenir n’est pas du tout comme on le dit ordinairement toujours la même idée que l’on retire comme d’un magasin, il se produit chaque fois une nouvelle représentation, seulement avec beaucoup de facilité, vu l’exercice » (Schopenhauer, 1813, p. 122, nous soulignons). Une représentation est toujours consciente, toujours constituée, jamais donnée ou simplement retirée de l’obscurité de l’intellect.

coordonner les pensées, dans la mesure de ses forces, à rappeler le semblable, le contemporain, à reconnaître les principes et les conséquences ; car il est de l’intérêt de la Volonté que la pensée s’exerce le plus possible, afin de nous orienter d’avance pour tous les cas qui pourront se présenter » (Schopenhauer, 1844, p. 823 ; SW, Band II., p. 175).

1 « Les motifs sont des représentations [Diese Motive sind Vorstellungen] qui naissent à l’occasion d’excitations externes des organes des sens, par l’intermédiaire des fonctions encéphaliques, et qui se transforment en concepts puis en résolutions » (Schopenhauer, 1844, p. 956 ; SW, Band II., p. 321). C’est le passage du motif à la résolution, du fait que tel motif devient déterminant plutôt que tel autre, dont nous n’avons pas conscience.

115 Pour la question de l’action qui nous occupe ici, ce qui est inconscient, c’est le processus qui a conduit un motif particulier à l’emporter sur les autres, comme dans le cas plus spécifique de la délibération, que Schopenhauer aborde dans son essai Sur la liberté de la Volonté1. Le motif est une représentation, il ne peut donc en aucun cas, en tant que résultat du travail de l’entendement à partir des données sensorielles, être inconscient. Ce qui échappe à la conscience, ce que parfois nous ne parvenons pas à percevoir, car l’activité de la Volonté est ici immédiate, c’est ce qui fait que tel motif a agi sur nous et a guidé notre action au détriment des autres. En d’autres termes, ce qui demeure inaccessible appartient non à la partie intellectuelle, mais à son fondement, la Volonté.

Nous assistons encore ici, à propos de cette question des motifs inconscients et des modalités de nos actions, à la manifestation de la Volonté, sa toute puissance et son action indépendante de la conscience. Ces considérations illustrent ce que nous avons esquissé ci-dessus à propos des résolutions qui s’élaborent dans les profondeurs les plus intimes de notre être. Nos actions ne découlent pas de motifs cachés, que nous nous dissimulons à nous-mêmes, mais de notre Volonté, éclairée par les motifs que l’intellect lui fournit, mais demeurant obscure pour nous jusqu’à sa manifestation corporelle dans le théâtre de la représentation. La décision se joue en-deçà de la conscience, et nous ne pouvons la plupart du temps que constater, après coup, le résultat. C’est pourquoi nous sommes d’accord avec Christian Bonnet lorsqu’il affirme « qu’il ne saurait donc y avoir de motif inconscient » chez Schopenhauer. En revanche, il parvient à cette conclusion, dans son article « Causes et raisons »2, en soulevant une difficulté qui ne nous semble pas exister3 et qui nous conduit ici à développer plus avant ce point, afin de lever toute ambiguïté.

Reprenons le processus dès l’origine. Les représentations, formées par l’entendement à partir des impressions exercées sur les sens, sont des occasions pour la Volonté de se manifester. Elles sont l’occasion pour nous de constater, après coup, ce qui l’a guidé.

Pourquoi est-ce telle représentation plutôt que telle autre qui a été déterminante pour la Volonté ? Nous l'ignorons souvent, et si nous connaissons le motif qui a été déterminant, c'est toujours après coup, une fois l’action réalisée. Nous ignorons cependant pourquoi la conscience a formé telle ou telle représentation, et a donné, de ce fait, telle ou telle occasion à la Volonté de se manifester. Bien loin d’être un déplacement de la question de la représentation inconsciente (si on interprète cela en disant que ce n’est plus la représentation, mais la raison pour laquelle telle représentation a été choisie : cela revient encore à présupposer un motif ayant déterminé le « choix » de la Volonté4), c’est un

1 Schopenhauer, 1839, Sur la liberté de la Volonté (improprement intitulé Essai sur le libre arbitre), trad.

Salomon Reinach revue par Didier Raymond, Paris, Rivages Poche, 1992, 68-70.

2 Christian Bonnet, « Causes et raisons », in La raison dévoilée – études schopenhaueriennes, (dir.) C.

Bonnet et J. Salem, Paris : Vrin, 2005.

3 Nous nous expliquons au paragraphe suivant.

4 Nos présents développements nous permettent de préciser ici un point quelque peu flou de notre précédente démonstration (cf. Banvoy, 2011, p. 31).

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Cette absence de motifs inconscients, et corrélativement bien sûr de représentations inconscientes, vient marquer l’opposition à Leibniz2, Hegel3 et Bergson4 notamment, c’est-à-dire particularisé et investissant une représentation préalablement même à la constitution représentative, le vouloir dont je suis fait de part en part se qualifie et se détermine au gré des représentations qu’il découvre via ma conscience – donc via mes sens comme mes organes, et selon le mode de satisfaction qu’ils sont susceptibles de procurer chacun. Non donc, pour le formuler encore autrement, qu’il faille à l’origine du désir une représentation pour que la volonté l’investisse et la veuille, et dont ensuite seulement je prendrai conscience ; bien plutôt, c’est ma conscience qui approprie une représentation à ce vouloir sinon dépourvu d’objets et donc d’assouvissement envisageable. Sans doute la connaissance doit-elle intervenir dans le désir actif, mais il n’est pas nécessaire que ce soit avant sa propre possibilité ; il n’est donc pas besoin d’opposer à Schopenhauer un système de représentations inconscientes : les Vorstellungen sont des motifs fournissant à la volonté l’occasion d’une direction et d’une orientation de son action, et ainsi d’un contentement ; pour autant, ces représentations ne déterminent pas cette volonté. Les objets du monde phénoménal ne sont pas la cause de la motion appétitive, ils ne peuvent être que l’occasion pour elle de se particulariser et d’être intentionnelle, c’est-à-dire de viser et d’investir un objet » (Félix, 2011, p. 132). Nous reviendrons plus longuement sur cette question au Chapitre VIII.

2 Concernant Leibniz, si les textes ne portent pas la marque de l’inconscient psychologique, « il demeure que, par la date de leur apparition, les notions leibniziennes de « petite perception » ou de « perception insensible » (puisqu’ainsi est désigné ce qui passe pour l’origine leibnizienne de l’inconscient) conduisent plus directement à l’idée moderne de représentations non conscientes et néanmoins proprement psychiques » (Brès, 2002, p. 18).

3 Hegel affirme explicitement l’existence d’images inconscientes (au sens de préconscientes) : « l’image est conservée sans avoir d’existence, inconsciemment », ou encore lorsqu’il qualifie l’intelligence de « puits nocturne dans lequel un monde d’images et de représentations infiniment nombreuses est conservé, sans qu’elles soient dans la conscience » (Cf. Hegel, Encyclopédie III, Philosophie de l'esprit, §453, trad. B.

Bourgeois, Paris : Vrin, 1988). Il y a donc, dans sa pensée l’existence d’images constituées (représentations complètes dirait Schopenhauer) non conscientes.

4 Pour Bergson, qui dénonce le fait que nous avons du mal à détacher l’idée d’état psychologique de la conscience, « l’idée d’une représentation inconsciente est claire en dépit d’un préjugé répandu ; on peut même dire, ajoute-t-il, que nous en faisons un usage constant et qu’il n’y a pas de conception plus familière au sens commun » (Bergson, 1896, p. 157-158). Il faut tout de même souligner que la notion d’inconscient, chez Bergson, concerne les représentations, et qu’il s’agît plus de préconscient que d’inconscient, si on se réfère à la terminologie freudienne. Le refoulement et l’aspect dynamique sont totalement absents des propos de Bergson, qui utilise la notion d’inconscient ici pour définir le contenu et le fonctionnement de la mémoire.

5 A contrario, nous pouvons noter une certaine similitude avec les considérations de Descartes sur la mémoire dans le célèbre exemple de sa tendance à être attiré par les filles qui louchent. En effet, dans le passage suivant, c'est l'impression de l'enfance qui a marqué Descartes et qui influence inconsciemment son comportement. C'est une trace affective, non une représentation - et en cela cet exemple peut tout aussi bien illustrer la position de Schopenhauer -, qui motive dans un sens ou dans l'autre le choix amoureux.

« Lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi, l'impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait

117 opposition qui n’a pas l’habitude d’être marquée entre Schopenhauer et Freud, et qui pourtant grève en grande partie un possible rapprochement : l’absence dans l’œuvre du philosophe de la notion de représentation inconsciente. Nous y reviendrons dans la seconde partie de notre étude.