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UNE SCIENCE DES SOLS

II – LES REPRESENTATIONS DE LA TERRE

1) Le volcan, la forêt et le sacré

Dire que le Mont Cameroun occupe une place fondamentale dans la pensée mokpe est une tautologie. L’arrivée des Wakpe sur les flancs du volcan par le versant nord marque la naissance d’une culture qui confère à la montagne une position centrale au sein de son système cosmogonique. Le mythe fondateur évoque l’itinérance des Wakpe découvrant l’abondance au bout du chemin. Si le gibier attire de prime abord l’attention des pionniers, ces derniers par la suite ne manquent pas de constater l’exceptionnelle fertilité des sols. Il va de soi que les laves du Mont Cameroun sont intimement liées à cet état de fait. Comment le volcan se définit-il dans la mémoire mokpe ?

a- Manda ma Lova, la résidence de Dieu

Les premières tentatives de conversion des Wakpe au Christianisme (qui débutent sous l’impulsion du missionnaire baptiste Merrick à partir de 1844 sur la côte) sont balbutiantes et se soldent par des échecs cuisants dans les environs de Buea. Les missionnaires s’opposent à une pratique locale ancienne d’ordalie qui consiste à condamner à mort les personnes accusées de sorcellerie. La notion de péché associée à la mise à mort d’un humain se heurte à l’incompréhension farouche des Wakpe qui méprisent ouvertement, au grand dam des missionnaires, le prosélytisme ambiant. Les catéchistes se désolent de l’absence même de curiosité des Wakpe face au message christique (notes de P. M. Kale, citées par Ardener, 1996 : 91).

Pourtant, il existe un terreau favorable à l’implantation du Christianisme en pays mokpe par la similitude de croyance en un dieu suprême créateur. De fait, une fois les cérémonies ordaliques abandonnées sous la pression des hommes d’église, la parole chrétienne se propage rapidement.

Les Wakpe en effet croient en une puissance immatérielle créatrice du monde, une entité invisible et toute puissante, connue sous les noms de Lova la Maeke (Dieu le créateur), Ovasa Love (Dieu le tout-puissant) ou encore Iwonda Love (Dieu le forgeron). Il est impossible aux hommes, en regard de leur faiblesse, d’entrer en contact avec cette puissance invisible sans faire appel à l’entremise des dieux subalternes ou des ancêtres.

Le révérend Genty Eyole Njie Ndeley81 évoque ainsi l’une des formules incantatoires des anciens Wakpe lors des libations : « Zruwelele na Tata Iwonde o mwanyu, zruwelele na welimo o

monye », qui veut dire : « Puissent les choses bien s’accomplir par notre dieu dans le ciel,

puissent les choses bien s’accomplir par nos ancêtres reposant dans leur tombe ». Ces paroles incantatoires, prononcées lors d’événements particuliers, remontent à des temps précédant l’introduction du concept du Dieu chrétien par les missionnaires européens.

Le principe du dieu forgeron créateur du monde se retrouve dans la formule utilisée couramment pour désigner le Mont Cameroun : manda ma Lova, la résidence de Dieu (Lova), c’est-à-dire l’endroit où Lova séjourne. La montagne est donc son fief, il en est le créateur. On entrevoit ainsi l’importance que les Wakpe accordent au volcan dans leur système de

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représentations : œuvre maîtresse de l’être suprême créateur, il en constitue un centre hautement sacralisé.

Cependant Lova, par sa nature transcendantale, est inaccessible aux hommes et chez les Wakpe, aucun sanctuaire ni autel ne lui est consacré. Ces derniers s’adressent à lui par l’intermédiaire d’une divinité tutélaire plus accessible et tout aussi fortement associée au volcan : Epaza Moto.

b- Le Roi de la Montagne

Epaza Moto est une célébrité connue même des sociétés nouvellement installées sur le volcan. Il est la divinité référente du système religieux mokpe, celui à qui l’on s’adresse de manière privilégiée, pour peu que l’événement revête une certaine d’importance. Si Lova relève de la sphère invisible et inatteignable, Epaza Moto quant à lui se tient aux côtés des ancêtres, plus proches des hommes dans le panthéon mokpe. Il possède une morphologie particulière qui varie selon les versions du mythe.

Epaza Moto veut dire littéralement « moitié homme ». On lui attribue ainsi une seconde moitié soit minérale, soit animale. Il est mi-homme, mi-pierre, ou mi-homme, mi-animal. Et ce n’est pas un hasard. Selon Eko (2004), cette apparence est le symbole de la dualité présente en chaque être humain. Epaza Moto rassemble dans ses attributs trois des principes les plus importants du monde mokpe : l’homme, l’animal et la roche.

On le nomme Roi de la Montagne car il a fait du volcan sa demeure, le Mont Cameroun est une part de lui-même. Son rôle fut déterminant pour la cause mokpe lors des guerres coloniales contre l’envahisseur allemand. Epaza Moto forgeait les armes pour les combattants, jusqu’à ce qu’un homme trop curieux brise le pacte qui liait la divinité aux humains82. Le mythe raconte aussi qu’en temps de paix, Epaza Moto fournit aux paysans les outils nécessaires aux travaux des champs :

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« Tu sais, nous on a lutté contre les Allemands. Chaque matin, les gens allaient trouver les armes déposées dans un endroit, près de la maison actuelle du Gouverneur. Tous les Bakweri allaient récupérer ces armes, des fusils, des épées, et ils allaient au combat. Un homme à Buea avait pour nom Evakissè. Evakissè veut dire « je vois avant de croire ». L’homme alla un jour à Bokwango pour boire. Mais il y avait une loi : on ne doit jamais voir Epaza Moto. Pourtant on l’entendait forger les armes pour les Bakweri. Evakissè vint et chercha à voir Epaza Moto. Ce dernier entra en colère. Quoi, toi Evakissè, tu es venu et tu m’as vu ! Tu iras dire à ton peuple qu’à partir de maintenant vous ne me reverrez plus. Il partit et disparut dans la Montagne. Ils perdirent tout ce jour-là. » (Entretien du 28 mars 2006 avec Peter Lifose, traduit du pidgin english)

« Tu sais, avant on apportait n’importe quel morceau de fer de

l’autre côté de nos clôtures, on le laissait là-bas et on demandait [à

Epaza Moto] ce qu’on voulait qu’il en soit fait. Le lendemain, on

retrouvait le fer transformé en outil, en table, en ce que l’on souhaitait. »83

Une fois le pacte rompu, Epaza Moto se retira dans la montagne, en un endroit que les légendes décrivent comme paradisiaque. Ceux qui ont pu approcher les lieux ont constaté la magnificence de la végétation et la sérénité de l’atmosphère qui y règne.

« Quand tu vas sur le Fako [les hauteurs du Mont Cameroun], il y

a certains endroits… Tu vas voir de très gros nuages. Tu vas entendre des gens parler mais tu ne pourras pas les voir, tu verras seulement des nuages. De belles fleurs et de la canne à sucre. Si tu la coupes, ne la ramène pas en bas. Mange-la là-bas. Sinon, tu perdras ta route et tu seras sacrifié. »84

Il est en effet une règle à laquelle nul ne doit déroger. Celui qui récolte de la canne à sucre ou des fruits sur les hauteurs de la montagne doit les consommer sur place, sous peine de déclencher le courroux d’Epaza Moto. Gardien des ressources, il est attentif à tout manque de respect à son égard. Les contrevenants prennent le risque de s’égarer définitivement dans les forêts du Mont Cameroun.

« Il y avait trois blancs venus d’Europe. Ils dirent qu’ils voulaient

attraper Epaza Moto. Ils ont gravi la Montagne jusqu’à un endroit appelé Ekenie Kenie. Ils ont tous disparu. Jusqu’à aujourd’hui. Parce qu’ils avaient de mauvaises intentions, ils voulaient trahir Epaza Moto, le roi de la Montagne. »85

La trahison est ici à prendre dans le sens d’un manque de respect au gardien de la ressource. Le souci méticuleux de ne pas froisser Epaza Moto, protecteur des espèces animales et végétales, est largement répandu chez les Wakpe. Tous les mythes cynégétiques y font allusion. Comme nous l’avons vu, l’excès est condamné dans toutes ses formes, qu’il revête l’apparence d’une chasse destructrice ou du pillage des richesses du volcan.

Epaza Moto se confond avec la montagne, il en est l’âme. Naturellement, le respect qui lui est dû s’étend au Mont Cameroun dans son entier. Les sols et les êtres vivants qui le peuplent, sous sa tutelle, sont exploités par les hommes dans un esprit général de modération. Cette déontologie s’étend même à la nature des intentions de celui qui se rend en montagne. La divinité sanctionne immédiatement les comportements déviants.

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Entretien avec Ngwange Williams Mbonde, au village de Bonakanda, le 31 mars 2006 – Traduit de l’anglais. 84

Entretien avec Peter Lifose, le 28 mars 2006, à Mokunda Mo Mbenge – Traduit du pidgin. 85

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« Si tu vas sur la Montagne, ne te comporte pas mal. Et si tu as

tué, il y aura un jour où tu devras te confesser en disant : j’ai fait ça, j’ai fait ça… »86

« Si tu gravis la Montagne dans un mauvais état d’esprit ou pour

"détruire quelqu’un" [destroy souls], il [Epaza Moto] te détruira ! Tu ne le verras pas, il est tout comme une ombre. Mais s’il apparaît en face de toi, hum, c’est fini ! Tu ne le verras pas une seconde fois. »87

Plus encore, Epaza Moto est considéré comme le maître des éruptions :

« Les éruptions sont le travail des dieux. Quand les gens de la

Montagne ont besoin de protection, ils se réunissent pour faire des libations aux dieux. Le chef des dieux, Epaza Moto, répond en déversant du feu de la montagne et c’est l’éruption. »88

Son courroux aussi peut être à l’origine de l’éruption. Mais toutes les versions ne sont pas concordantes et certaines personnes aujourd’hui adoptent, en les remaniant un peu, les notions de géologie enseignées en classe.

« Hum… Le feu qui sort de la Montagne, c’est une croyance

ancienne, nous croyions que le feu était envoyé par Epaza Moto. Comme je te l’ai déjà dit, la civilisation venant, on s’est rendu compte que c’était minéral. Il y a beaucoup de pétrole selon les scientifiques. Mais à l’origine les gens croyaient que c’était Epaza Moto qui provoquait ce feu

[rires]. »89

Est-ce un propos représentatif d’un état de connaissance ou composant avec l’origine occidentale de l’interlocuteur ? Il est difficile de trancher. La majorité des témoignages s’accorde à dire cependant que le Roi de la Montagne décide des occurrences éruptives.

La preuve en est, chez les Wakpe, l’existence d’une cérémonie bien spécifique, en relation directe avec les laves du Mont Cameroun : le Mbando.

c- Le Mbando

Mbando signifie « unité ». Cette cérémonie, pratiquée à intervalles réguliers, permet aux Wakpe de rentrer en contact avec les divinités de la Montagne et les ancêtres, afin de solliciter

86 Idem 87

Entretien avec Samuel Molua, à Ewonda, le 20 janvier 2006 – Traduit de l’anglais. 88

Témoignage de Fahlé Mongambe, historien du Malé du village d’Ewonda. Extrait du documentaire de L. Eko (2004).

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leur protection face au malheur. Le Mbando est un acte collectif qui réunit les hommes chaque fois qu’un événement d’importance, naturel ou social, survient dans les villages. Les éruptions, bien que relativement fréquentes, demeurent suffisamment exceptionnelles et impressionnantes pour donner lieu à l’organisation du rite. Les anciens et les notables se rendent en montagne autour d’une pierre réservée au rituel, afin de consulter et éventuellement d’apaiser les dieux et les ancêtres. Des libations (lizomèlèlè) sont faites et de petits animaux sont sacrifiés pour l’occasion.

« On doit, tous les cinq ou dix ans, aller faire des sacrifices sur la

Montagne, des chèvres, des poules, faire des libations. Si on laisse passer ce temps, tu verras le feu sur la Montagne, la lave coulera. »90

Il y a peu, des sacrifices humains étaient pratiqués lors de certaines éruptions. M. Sitchui se souvient que les albinos, appelés mokala, étaient parfois choisis pour être offerts aux dieux de la Montagne :

« Il y avait le feu au Mont, là. On a dit qu’il fallait un mokala…

En ce temps là, tous les mokala qui étaient là ont fui ! Puisqu’il fallait le

mokala et le mouton blanc pour faire le sacrifice au Mont. Et quand les

Bakweri font ça, c’est toujours eux. Personne d’autre ne peut… Le Mont que tu vois, ce n’est pas un petit mont. Tu pars là-bas au Mont et tu veux compliquer, le Mont va te compliquer… »91

Certains villages possèdent leur propre place de Mbando. Celle d’Ewonda était constituée de trois roches rassemblées ; d’autres prennent la forme de petits autels abrités. Comme le précise Chief Mokossa, la pratique du rite a par endroits été abandonnée :

« Le Mbando est une tradition, tous les villageois se réunissent à

un endroit et viennent faire des prières. Ils mettent des fétiches dans de petites maisons. Les anciens, quand de bonnes choses arrivent, ont l’habitude d’aller là et de prier. Quand de mauvaises choses arrivent, ils font de même. C’est comme la maison sacrée du village. On ne peut rien faire sans consulter le Mbando. Les ancêtres passent par le Mbando pour nous parler. A tout le village. Ici, notre Mbando est à l’abandon parce que notre culture disparaît. Mais tu vois dans d’autres villages qu’ils maintiennent la tradition de telle sorte que lorsque le chef et les anciens s’y rendent pour faire leurs prières, ils communiquent et ils viennent rendre compte de ce que les ancêtres ont dit. »92

Ainsi le Mbando constitue-t-il le moyen privilégié d’entrer en contact avec la communauté des ancêtres et des puissances tutélaires. Cette donnée revêt une importance particulière pour ce qui nous préoccupe, à savoir la façon dont le volcan est perçu par la mémoire

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Entretien avec Peter Lifose, le 28 mars 2006, à Mokunda Mo Mbenge – Traduit du pidgin. 91

Entretien avec Jean Sitchui, le 18 décembre 2005, à Bonduma – En français. 92

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collective mokpe. Les manifestations éruptives, au cœur même du fonctionnement du volcan, rappellent aux hommes la présence et la nécessité absolue d’entretenir les meilleurs rapports avec les gardiens de la Montagne. Le respect du Mont, dimension récurrente dans les discours wakpe en même temps que posture déontologique, tient à la relation permanente des hommes au cosmos, la sphère spirituelle de la culture mokpe.

« Quand la lave est descendue la dernière fois comme je te l’ai

dit, les gens ont pensé que c’était Epaza Moto qui faisait descendre le feu. Donc au moment où cette lave s’est mise à couler, nos chefs ont dû se réunir pour prier, faire des libations, s’adresser aux ancêtres. Ils lui

[Epaza Moto] ont demandé de contrôler le feu. Et ça c’est arrêté !

Peut-être parce que le dieu nous a aidés. Parce que sans cela le feu aurait peut-être fait trop de dégâts, tué beaucoup de gens ou les aurait fait partir. Donc le feu s’est arrêté après qu’ils ont fait les libations. C’est comme cela qu’ils ont stoppé le feu. A Bakingili. C’est la dernière coulée qui est descendue. »93

Parallèlement au Mbando, Ardener (1956 : 103) évoque l’existence d’un rite appelé

liololo – peut-être éteint depuis les années 1960 car nous n’en avons pas eu vent – pratiqué lors

des tremblements de terre. Les femmes couraient nues à travers le village, conduites par les maîtres du Mbando, en brandissant des feuilles de ngonyi qu’elles déposaient à l’orée du village pour conjurer la menace.

Le volcan dans ses manifestations les plus spectaculaires (tremblements de terre, coulées de lave) est directement associé aux puissances tutélaires qui en ont la maîtrise. Ces événements extraordinaires réunissent alors les membres éminents de la communauté qui fait appel à la clémence et à l’aide de ses divinités. Mais au quotidien, les pratiques en rapport avec les sols mobilisent des forces plus proches des hommes. Parfois protectrices (les ancêtres), elles peuvent aussi déranger les activités des champs (l’esprit des mourants), voir même épouvanter et nuire (les fantômes).

Dans tous les cas, l’agriculture n’est pas un geste anodin et, nous l’avons précédemment évoqué, ne se réduit pas à un simple acte de production. L’immatériel fait partie intégrante des pratiques paysannes liées aux sols en pays mokpe.

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