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AGRICULTURE INDUSTRIELLE SUR LE MONT CAMEROUN

1) La construction des mémoires

a- Les vérités assénées

L’une des données incontestables ayant trait au Mont Cameroun se trouve dans sa légendaire prodigalité. Comme nous l’avons déjà entrevu, les sols volcaniques dans le contexte climatique de la côte camerounaise, ouverte aux alizés venus du Golfe de Guinée, constituent un système édaphique d’une fertilité remarquable que les hommes initiés aux réalités agricoles de l’endroit n’ont pas manqué de constater59.

Les premiers à le dire sont les Wakpe qui achevèrent une longue itinérance sur les terres giboyeuses du volcan, dans la zone de Buea (versant Wouri), probablement à la moitié du XVIIIe siècle (Ardener, 1996 : 49 ; Molua, 1985 : 9). Encore aujourd’hui, même repoussés par la conquête coloniale sur des hauteurs plus ingrates du volcan, les Wakpe reconnaissent aux fortes pentes parsemées de blocs de lave des propriétés agricoles rarement égalées :

« Voilà pourquoi les Bakweri sont un peu fiers, parce que leur terre est

fertile. Ainsi quand ils viennent pour cultiver une petite parcelle, ils peuvent obtenir tout ce qu’ils veulent. »60

Le vieux Molua en ces termes exprime ici la joie profonde ressentie par tous les siens à la seule évocation des miracles de cette terre. L’euphémisme est notoire, les Wakpe en sont très fiers.

Pourtant l’avantage du terrain, s’il leur permet d’en tirer une ressource morale autant qu’alimentaire, est vu par d’autres comme la cause d’une tare impitoyable : une paresse congénitale.

Cette accusation à vrai dire se doit d’être précisée. Dans le contexte foncier du versant Wouri, zone fortement agricole où les autochtones vivent en minorité parmi les nombreuses communautés plus récemment arrivées, ce trait de caractère est essentiellement en rapport avec l’aptitude des gens au travail de la terre. La valeur d’un homme est mesurée à l’aune de ce que

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Avec D. La France (2007 : 43), nous envisagerons tout au long de ce travail la notion de fertilité comme « la capacité du sol à soutenir la vie de l’ensemble de l’agroécosystème : les cultures, les animaux et les humains qui s’en nourrissent, mais aussi les organismes vivants du sol ainsi que la faune du milieu sauvage qui en dépend. » Cette approche se démarque d’une certaine conception mathématique s’appuyant essentiellement sur les chiffres de l’analyse pédologique. De la même façon, nous ne nous satisferons pas de l’idée que la fertilité d’un sol est sa capacité à fournir un bon rendement. Les pages qui suivent (cf. la Deuxième Partie) développeront plus en détail cette question.

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produit son champ (farm, en anglais, est le terme usuel ; wanga étant la traduction mokpe) et de l’effort apparent qui a contribué à cette réussite.

Ainsi la nature du volcan condamne-t-elle directement ceux qui entretiennent la relation la plus intime avec lui, les Wakpe. Lorsque l’on vient de l’extérieur, l’on cède généralement rapidement à la tentation d’aligner ce rapport de cause à effet :

Montagne fertile = travail facile = minorité autochtone intrinsèquement paresseuse. Les mémoires sociales enregistrent avec aisance les conclusions sans appel de ce genre d’équation et peu à peu élaborent des préjugés tenaces.

Un planteur de Soppo Likoko, immigré de la province francophone de l’Ouest, dit à propos d’une parcelle qu’il loue à un Mokpe :

« Vous voyez, là-haut, j’ai encore un champ. Ça appartient toujours à

un monsieur bakweri. Il a des hectares, ils sont en famille. Et ils n’exploitent pas ça ! Vous savez, je n’irais pas jusqu’à dire qu’ils sont paresseux, c’est naturel. Ils se disent toujours que c’est nous qui travaillons comme des robots, nous qui venons de l’ouest du pays. Donc, ils ont beau avoir des terres, c’est nous mêmes qui sommes venus vraiment leur ouvrir les yeux… »61

M. Sitchui Jean, originaire lui aussi de l’Ouest, s’est installé il y a plus de trente ans à Buea. Son intégration spectaculaire dans le quartier où il réside l’a conduit contre toute attente à la responsabilité de chef. Les Wakpe, admirant son implication dans la résolution des affaires de voisinage, lui ont confié cette tâche, une opportunité assez exceptionnelle pour un « stranger ». Pourtant, malgré le respect qu’il porte aux autochtones et à leur hospitalité légendaire, ce dernier ne manque pas de rappeler que :

« Si tu es ici à Buea, que tu as un champ, c’est que tu peux bien vivre.

Parce que tout ce que tu peux planter ici, ça va réussir. La terre de Buea est fertile. […] Parce qu’auparavant, les gens d’ici ne cultivaient pas. Ils sont des paresseux. »62

La liste des témoignages abondant dans ce sens est longue et le dernier cité éclaire particulièrement la logique implacable mettant en rapport la fertilité des sols et la paresse des hommes qui en ont traditionnellement la propriété.

En approfondissant la lecture des représentations récurrentes ayant trait à la fainéantise mokpe, on remarque des implications plus vastes, et la notion de paresse qui semblait découler tout naturellement de la fertilité des sols n’est que la vitrine de faiblesses plus conséquentes, toujours abondamment décrites et commentées par la mémoire collective.

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Entretien du 15-11-2005 avec M. X à Soppo Likoko, arrondissement de Buea – en français. 62

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Ainsi les Wakpe sont-ils considérés comme démissionnaires dans la gestion du patrimoine foncier. Les terres coutumières, convoitées par les arrivants sans cesse plus nombreux, sont décrites comme autant de surfaces d’une superficie insolente, et ce d’autant plus qu’elles ne sont pas mises correctement en valeur selon les critères en vigueur. Il est évident que le statut de premier arrivant confère une aisance foncière (toute relative à la considération de l’histoire locale) qui, additionnée aux facilités culturales inhérentes à la nature des sols, conduit immanquablement à une incorrigible paresse et à l’absence totale de bon sens quant au contrôle et à la gestion du patrimoine terrien. C’est ce que la mémoire collective se plaît à penser.

Les Wakpe, non contents de nager dans l’opulence foncière, se permettraient de pécher par insouciance et participeraient à un grand gaspillage de terres fertiles qu’ils seraient incapables de mettre en valeur et de conserver dans leur propre avantage :

« Avant, ils [les Wakpe] ne louaient pas les terrains en tant que tel.

Donc tu venais comme ça et tu pouvais peut-être juste donner quelque chose, pas nécessairement de l’argent, et on te disait : travaille jusque là. Et c’est en lançant le caillou que l’on te montrait la limite. Mais c’est aujourd’hui même qu’ils prennent le temps de mesurer tous les contours parce qu’ils se disent, vraiment, quand ils nous voient entrain de creuser, qu’on creuse de l’or ! Parce que quand ils partent au marché, qu’ils voient que la tête de choux c’est 100, 150 FCFA, ils se disent mais tiens ! J’ai vu un millier de têtes là-bas dans le champ, ça veut dire que le monsieur-ci puise vraiment beaucoup d’argent ! »63

Ces propos laissent entrevoir nombre d’informations utiles à la compréhension du problème. Tout d’abord, il est attesté qu’à l’arrivée massive des « strangers » répondant au recrutement plus ou moins forcé des plantations coloniales, les Wakpe ont fait don – jusqu’à une période relativement récente – de terres libres de culture. La tradition mokpe voulait que le chef du village souhaitant laisser une parcelle à celui qui en faisait la demande jette une pierre et que l’endroit où cette dernière avait chuté matérialise la limite de la parcelle. Cette opération faisait suite à une brève négociation entre l’intéressé et les autorités du village. L’argent rentrait rarement en ligne de compte et la plupart des transactions était en nature (chèvre, poulet, boisson), autrement dit éminemment symbolique (cf. chapitre II-1-c, « le malentendu »).

Or cette largesse – source du grand malentendu précédent l’accaparement colonial des terres – la plupart du temps est interprétée par les allochtones comme un manque évident de bon sens, la preuve même d’une ignorance des principes de l’agriculture et des retombées financières qui pourraient en découler si les Wakpe se donnaient la peine de cultiver correctement.

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On se doute bien que les choses ne sont pas si simples. De nombreuses terres, du propre aveu des Wakpe, ont été par la suite vendues pour des raisons impérieuses comme la pauvreté des propriétaires mais aussi du fait de l’avidité de personnes qui ont pu voir dans la vente une opportunité d’argent facile, au détriment de l’intérêt collectif. Le cours des choses s’infléchit et la plupart des Wakpe, ressentant les effets inquiétants de la pression foncière, développent peu à peu des stratégies de gestion leur permettant de renverser la tendance. Les terres coutumières ne sont plus offertes mais louées moyennant une somme conséquente. Dans bien des cas d’ailleurs la nouvelle donne s’applique aux Wakpe eux-mêmes, et les terres familiales devenues insuffisantes sont complétées par des parcelles louées à prix fort. Nous sommes loin de la contribution symbolique des débuts, une partie des recettes de la récolte étant dorénavant consacrée à cette dette. Un paysan mokpe, M. Molonge Smith Mbe, appartenant à un GIC (Groupe d’Initiatives Communes) de Muea composé de membres issus de différents groupes ethniques, expose la situation :

« Ce sont les chefs de village qui nous ont autorisé à cultiver cette terre.

On ne peut utiliser cette terre sans payer quelque chose au chef. On doit louer la terre avant de planter, ils ne peuvent donner ça gratuitement. Pour ma part, pour mon propre champ, je n’ai pas besoin de louer. Mais si je veux une grande surface comme celle-là, j’aurai besoin de louer. Ce sera facile de trouver la terre parce que je suis Bakweri. Mais il faudra toujours de l’argent pour la louer. »64

Cependant, même en tenant compte de ces cas de figure, il apparaît que les populations venues s’installer depuis la fin du XIXe siècle en pays mokpe ont bénéficié d’une largesse peu commune de la part des autochtones, générosité mise à mal par le soupçon généralisé d’absence de « conscience agraire ».

b- Le point de vue mokpe

Les discordances de la mémoire sociale s’éclairent à l’écoute des témoignages wakpe sur la question. Parfaitement conscients des quolibets dont ils sont victimes, ces derniers font montre d’un détachement déroutant.

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Entretien du 14-12-2005 avec MM. Ernest Samba, Mbe Smith Molonge, Stephen Ibe, membres du GIC Muea – traduit de l’anglais.

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« Vraiment, le Bakweri n’est pas si paresseux. Non, il n’est pas si

paresseux. Parce que quand il s’installe, il va chercher de quoi manger. Par n’importe quel moyen, il parviendra à nourrir sa famille. »65

L’assertion cache une préoccupation profondément ancrée dans la société mokpe, celle de parvenir à nourrir sa famille sans chercher à capitaliser des richesses qui pourraient être produites par le redoublement de l’effort de travail. Ainsi que le remarque G. Balandier (1977 : 64) : « Les sociétés rurales africaines sont en général plus soucieuses de produire du sens que de

la richesse matérielle. »

Les textes ethnographiques fournissent une littérature abondante sur les processus d’accumulation de biens, destinées non pas à l’enrichissement de l’individu, mais au contraire à une redistribution méthodique, sous une forme ou une autre, à l’ensemble des membres de la communauté. Marcel Mauss, dans son Essai sur le don (1923-1924), relate les détails de la cérémonie du Potlatch chez les Indiens Kwakiutl de la côte Nord-Ouest des Etats-Unis. L’individu concerné par le rite amasse le maximum de richesses en vue de leur redistribution ou de leur destruction lors de réunions publiques. L’acte d’accumulation n’a pas de sens en lui-même puisque c’est dans le don qui s’ensuit que l’individu acquiert un statut social envié. Il en est de même chez les pasteurs bara de Madagascar qui entretiennent des troupeaux immenses pour le seul jour de la mort du propriétaire, où des centaines de bêtes sont alors sacrifiées au cours des festivités qui peuvent durer plusieurs semaines.

Ces exemples nous éclairent sur les finalités de l’accumulation capitaliste. Si cette dernière constitue une fin en soi dans certains milieux occidentaux, elle procède parfois ailleurs de logiques bien différentes. Pourquoi s’exténuer au champ si l’on peut accéder aux nécessités fondamentales, aidé en cela par la générosité des terres volcaniques, sans avoir à fournir un labeur harassant ? L’argument revêt une sagesse édifiante.

« Tu sais, chez nous ici, on a tout gratuitement, on a le poisson, on a les

sols, on a des ressources. L’homme bakweri est un saint homme. On se respecte. Le Bakweri te dira de venir et de rester. Sans bruit. Ce sont nos lois. »66

Cette vision du monde, aux antipodes du productivisme mondialiste de rigueur, n’est certainement pas l’apanage des Wakpe.

Les strangers, issus majoritairement de communautés rurales profondément attachées à la terre, partagent pour une bonne part en tout cas l’idée que l’enrichissement n’est pas une fin en

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Entretien avec Samuel Molua, au village d’Ewonda, le 20-01-2006 – traduit de l’anglais. 66

Entretien avec Peter Lifose, médecin traditionnel du village de Mokunda Mo Mbenge, chez lui le 28-03-2006 – traduit de l’anglais.

soi. L’agriculture en zone tropicale est suffisamment éreintante pour influencer sensiblement les logiques paysannes dans ce sens. Comme le rappelle Serge Bahuchet (1997 : 29) :

« La conscience des territoires naturels est forte chez les peuples

forestiers et leur cosmogonie est basée sur l’usage modéré et le contrôle de l’accès aux ressources sauvages. »

C’est ce que les Indiens Wayãpi de Guyane mettent en pratique au quotidien, à travers une conception holiste du monde fondée sur un bagage de connaissances monumental concernant le milieu (Grenand, 1996). Ce savoir leur garantit la maîtrise totale d’un espace dont ils assurent depuis des générations la pérennité. L’abondance est un principe souverain, en ce sens qu’il est un devoir pour chaque membre de la communauté de contribuer à sa préservation. Or œuvrer chaque jour en faveur de l’abondance nécessite de développer un arsenal de pratiques de bon usage, d’usage modéré. Les Wayãpi disent qu’« il ne faut pas trop en faire ». Est-ce pour satisfaire leur paresse congénitale que les Indiens redoutent l’excès de travail, ou par un admirable souci du lendemain ?

Un autre exemple nous est fourni par G. Rossi (2000 : 181) à propos des paysans malgaches de la région de Majunga au début des années 1960. Des chercheurs français mirent à leur disposition une variété de riz à haut rendement produisant cinq fois plus que les variétés locales. Après quelques années de récoltes concluantes, les paysans réduisirent par trois les surfaces mises en culture, remerciant les agronomes médusés de leur permettre de vivre aussi bien qu’avant, tout en ayant à fournir nettement moins de travail au champ. Faut-il là encore percevoir la stratégie des paysans malgaches comme l’expression d’une inclination à fuir l’effort ? On l’aura compris, le fiasco rencontré par le projet de développement provient du fossé séparant deux visions du monde antithétiques : l’une érigeant le productivisme en vecteur universel de développement ; l’autre percevant selon une logique pragmatique l’avantage social que constitue l’amélioration de la production. Mais la deuxième vision n’est possible que lorsque la société dont il est question possède le contrôle de ses terres ou que son potentiel d’appropriation n’a pas été malmené par des facteurs perturbants.

Si la notion d’usage modéré sur le Mont Cameroun est partagée par une certaine partie de la population, elle n’est en revanche pas unanime.

Nous avons été témoin, lors d’une chasse en montagne dans un secteur forestier d’altitude (sur la coulée de lave dite d’Ekona datant de 1959, à environ 1500 mètres d’altitude), de la perplexité sincèrement compatissante des chasseurs wakpe voyant combien quelques femmes originaires de la province du Nord-Ouest pouvaient peiner à faire pousser des bananiers

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malingres dans une zone que les conditions climatiques ne rendent plus favorable à ce type d’agriculture.

Les mémoires sociales s’entrechoquent. Ce qui est pris par certains (une partie des

strangers) comme une propension malsaine à l’oisiveté, est vécu par d’autres (les Wakpe)

comme une simple philosophie du ménagement. Inversement, le travail tant valorisé par les premiers est considéré par les derniers comme l’expression d’un cruel défaut de jugement. Il n’est dès lors pas inconcevable d’imaginer que par une mauvaise lecture, comme le montre l’exemple wayãpi, paresse puisse être confondue avec bon sens.

Mais le malentendu à lui seul ne suffit pas à expliquer l’acharnement de la vision collective et l’ampleur du phénomène laisse entrevoir que des mécanismes de plus vaste portée sont en jeu. Les faits sociaux jusqu’à présent décrits obéissent à des logiques collectives issues principalement des communautés riveraines du Mont Cameroun. Or l’histoire ancienne du préjugé qui nous intéresse ici suggère une influence caractérisée, indépendante quant à elle des incompréhensions culturelles de voisinage.

La genèse du mépris à l’égard des savoir-faire agricoles wakpe est plus profonde. La paresse des gens du Mont Cameroun revêt des dimensions légendaires car le point de vue est partagé par des acteurs aux origines, aux statuts, aux fonctions les plus diverses, n’ayant d’ailleurs pas toujours côtoyé les Wakpe pour confirmer les faits. La question possède un long passé, débattue et étayée avec une persistance intrigante par des sources multiples, à l’échelle du pays et même plus largement encore.

Tout commence par l’instauration d’un système colonial de plantations encouragé par l’administration allemande. Mais avant de rappeler le contexte historique dans lequel naquit le mythe des hommes paresseux du Mont Cameroun, on notera que des phénomènes étonnamment similaires ont été observés dans les colonies des Antilles françaises aux lendemains de l’abolition de l’esclavage. Un détour momentané par la Martinique pourrait apporter un éclairage didactique dans la compréhension de la question.