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L’idée de nature et le traitement des sols africains

UNE SCIENCE DES SOLS

1) L’idée de nature et le traitement des sols africains

« La manière dont l’Occident moderne se représente la nature est la

chose du monde la moins partagée. »

Subvertissant l’assertion de Descartes dans le Discours de la méthode, Philippe Descola (2005 : 90) éclaire d’une ironie percutante le grand malentendu qui régit encore les rapports entre l’Occident scientifique et les espaces tropicaux africains. L’idée de nature est à la source d’un nombre incalculable d’incompréhensions dans les échanges humains, pour la simple raison qu’elle véhicule des représentations du monde aussi diverses que complexes, en farouche opposition parfois. Pour Sergio Dalla Bernardina en effet, « la nature sauvage n’existe que dans

la perception de celui qui y pénètre. Dans tous les cas, il s’agit de dimensions construites par l’homme, qui en décide à chaque fois les frontières, les caractéristiques et les modes d’emploi.»

(1996 : 113)

a- La confrontation des regards

« Toutes les sociétés ont vécu et vivent avec une représentation de

leur rapport à la nature, avec un langage spécifique pour parler du temps qu’il fait, de la vie des animaux et des plantes. Ces divers modes de représentations sont-ils commensurables ? N’est-il pas hasardeux de fonder des jugements objectifs sur les modes de pensée des sociétés différentes de la nôtre à partir de nos propres valeurs ? » (J.-P. Deleage,

1991)

La façon dont les voyageurs européens – et bientôt les colons des premiers comptoirs de la côte africaine – perçurent les espaces forestiers nouvellement découverts, a déterminé durablement le rapport de force qui préside encore aux échanges, tant politiques que scientifiques, entre Occident et Afrique.

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Après avoir magnifié les forêts primitives intouchées de l’intérieur, louées comme l’image terrestre de l’Eden biblique, les Européens, pour y avoir regardé de plus près, prirent conscience de l’influence anthropique sur ces forêts denses d’abord supposées vierges. La posture bienveillante vis-à-vis du sauvage inoffensif et pur, en osmose avec son habitat primaire, se mua en paternalisme pragmatique soucieux de préserver, tant qu’il en était encore temps, ces espaces reliques de la main destructrice de paysans intrinsèquement irresponsables78.

C’est ici que Rossi (2000) décèle les prémices de l’ingérence écologique, phénomène pernicieux et durable qui, naissant d’une divergence des représentations liées à la nature, servit la légitimation de la domination coloniale sur les pays nouvellement découverts.

Cette construction fantasmée de la forêt vierge menacée par la présence de l’homme inspire encore quantité d’études menées sur la question des usages, des techniques, des savoir-faire paysans, en somme de tout ce qu’une société peut mettre en œuvre pour agir sur l’environnement duquel elle dépend. Selon les disciplines et les langues, les terminologies varient pour qualifier l’objet d’investigation : savoirs ou pratiques indigènes, autochtones, traditionnels, écologiques, environnementaux, etc.

Une constante cependant se doit d’être relevée. Dans l’immense majorité des cas ces études, pourtant à échelle micro-locale, mettent en exergue les savoirs environnementaux à travers le prisme de la culture scientifique occidentale.

Expurgés de leur assise cosmogonique, éthique et mémorielle, ces savoirs appréhendés selon un utilitarisme souvent intéressé, perdent de leur essence et conduisent à la déduction implacable de leur inefficacité :

« La science du sol a fonctionné comme un formidable modèle de

référence dont les contradictions ne peuvent être appréhendées par l’agriculteur qu’au seul niveau individuel et presque uniquement en termes de manque : manque de savoir-faire, manque de terres, manque de moyens, manque d’argent, manque d’intrants, manque de temps, manque de participation, etc. Il s’agit bien là sinon d’un projet de domination, du moins d’un cadre de soumission […]. L’objectif, avoué ou non, reste bien la mobilisation du travail paysan et son engagement dans un nouveau procès brisant les hiérarchies et les solidarités traditionnelles, et créant de nouvelles dépendances. » (Charlery de La

Masselière, 1997 : 41)

78

Sharpe (1993-97), pour le Mont Cameroun, établit un lien direct entre les politiques de protection forestière actuelles et les perceptions coloniales dénigrantes vis-à-vis des pratiques autochtones. Citant le Chief Conservator of Forests Ainslie au début du XXème siècle : « It is only with great reluctance that I agreed to the Native Administrations having anything to do with the Rain Forest Reserve as they cannot appreciate their [sic] value » (« C’est avec grande réticence que j’ai accepté des Native Administrations qu’elles aient quoi que ce soit à voir avec la Rain Forest Reserve, car ils ne peuvent en apprécier la valeur. »).

Les communautés paysannes africaines alors infantilisées se soumettent au prosélytisme agronomique d’instances internationales qui répandent à grands renforts de projets dispendieux la connaissance vraie des pratiques agricoles. Yvon Chatelin (1979 : 3) souligne à ce propos, dans son étude pour une épistémologie des sciences du sol, les liens parfois solides entre idéologies et connaissance scientifique : « il existe de bonnes raisons de penser que les sciences

sont moins indépendantes qu’elles ne voudraient l’être, et que leur objectivité n’est pas dénuée de contingence. » Ce que P. Etoungou (2001 : 29) confirme sur le terrain :

« J’ajouterai qu’il nous faut parfois sortir de notre propre société

pour en affronter d’autres, nous faire étrangers en d’autres cieux. Les habitudes intellectuelles de certains cadres africains entretiennent trop souvent le clivage entre paysans ignares et fonctionnaires « sabitou » [=

qui sait tout] »

La vanité et l’aveuglement des décideurs en matière de développement, sur la question des sols notamment, ont donné lieu à travers le monde à d’innombrables déstabilisations sociales. Pour n’en citer qu’une, nous évoquerons avec Rossi (2000 : 136) le cas des minorités tay du Vietnam qui exploitent l’érosion des versants pour enrichir en particules fines les rizières des bas-fonds. Les multiples tentatives de l’administration pour limiter les pertes en sol tournèrent en fin de compte au fiasco et furent lourdes de conséquences pour les populations harcelées. Deux logiques opposées, deux manières de concevoir l’usage du sol, se heurtaient là sans se comprendre. Comment faire aboutir des projets parachutés d’un autre monde sans se donner les moyens de déchiffrer les enjeux profonds de certaines pratiques ? Dupriez à ce propos (2007 : 2) va plus loin en concluant que « ceux qui ont tenté d’imposer les "modernisations" au

nom du "développement", sont les promoteurs d’une mondialisation débridée qui n’exclut pas de ses modes d’action les concurrences déloyales et les attitudes inéquitables ».

Cet état de fait nous amène à la conclusion paradoxale que moins les projets internationaux de développement s’intéressent aux usages du sol dans les communautés paysannes, mieux ces dernières – ainsi que leurs sols – se portent.

b- Le champ pédologique

Si certaines études pédologiques démontrent la validité scientifique et la pertinence des connaissances et des usages culturaux paysans, bien peu admettent leur richesse et la place qui

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leur revient dans le patrimoine agraire mondial. Il n’est qu’à se pencher sur le contenu de l’immense majorité des manuels d’agriculture destinés aux communautés rurales, pour prendre conscience du processus insidieux de hiérarchisation des savoirs, où la science occidentale occupe d’évidence, et sans grande contestation, la place de choix.

Par ailleurs, la pédologie appliquée en milieu tropical africain fait encore rarement état de la part anthropique dans les phénomènes de pédogenèse, ou bien s’y penche dans des conditions de crise quand l’homme est identifié à l’origine du problème. C’est tout récemment que des auteurs s’intéressent au sol dans ce qu’il a de précieux pour les communautés paysannes qui le travaillent au quotidien (parmi quelques rares études éclairées : Feller et al. 1986, Ruellan et Dosso 1993, Agrawal 1995, Toledo 2000, Lahmar et Ribaut 2001, Dupriez 2007, Pomel 2008, Mollard et Walter 2008). Les études que nous avons pu trouver concernant le Mont Cameroun ou des régions volcaniques similaires, visent, de manière presque compulsive, à élaborer des classifications, nommer des horizons, décrire des phénomènes physico-chimiques d’une extrême complexité, miraculeusement détachés de toute influence humaine (Quantin 1972 a et b, 1974 ; Njib et al. 1995, Sieffermann 1968 et 1973).

Barrera-Bassols et Zinck (2000 : 33), en réunissant une somme de 432 études concernant l’usage des sols à travers le monde, ont constaté que seulement 16 % du corpus traitait de la

sphère symbolique développée par les sociétés étudiées – un aspect pourtant déterminant. La

plupart des travaux se focalise ainsi sur les connaissances et les pratiques, laissant de côté une dimension essentielle à l’interprétation de l’objet d’étude. Cet inventaire fragmentaire, avec le recul de décennies de projets environnementaux avortés, est insuffisant à la pleine appréhension d’usages paysans complexes, qui s’inscrivent dans un système de représentations singulier.

Pourtant il s’en faudrait de peu pour renverser le rapport de force et, de ce corpus foisonnant d’études, donner leur place à des logiques efficientes, adaptées au contexte qui les a vu naître. Penser que les communautés paysannes n’ont, a priori, pas les capacités suffisantes à la reproduction durable – puisque le terme est de rigueur – de leur environnement, est aujourd’hui un contresens. Nous l’avons vu en première partie, les crises sociales peuvent déstabiliser certaines communautés mais il est évident que les sociétés rurales en Afrique, pour être encore bien vivantes aujourd’hui, ont su de longue date se donner les moyens de sécuriser l’avenir en développant la maîtrise de leur lieu de vie. Ainsi que le constate B. Charlery de La Masselière (1993 : 88), « les paysans ont opposé aux scénarios les plus sombres la simple

Il est temps de rendre hommage de manière définitive à l’expertise des acteurs quotidiens des finages. Les pratiques agraires autochtones sont dans l’écrasante majorité des cas, bien plus performantes que les modèles d’importation que les agents de développement se plaisent à imposer. Il ne s’agit pas pour autant de renverser un rapport de force – de redresser les torts – en reproduisant par comparatisme douteux une forme de catégorisation des modes de connaissance, au profit de l’un d’entre eux. Comme s’en inquiète Agrawal (1995), les tenants de l’approche « indigéniste » tendent à établir une différence de nature entre « savoirs indigènes » et « savoirs scientifiques ». Ce que nous souhaitons mettre en évidence tient plutôt à une question de posture. La connaissance reste à notre sens un processus universel qui se prête difficilement à la hiérarchisation. Lorsque ce phénomène de hiérarchisation apparaît dans la littérature ou sur le terrain, le souvenir des vieilles idéologies devrait nous éclairer sur les dangers qu’il représente.

La synergie des connaissances, la prise en compte de la sphère symbolique qui les accompagne, nous apparaît donc indispensable à la compréhension fine des pratiques anthropiques en rapport avec les sols.

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