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LE BRULIS SUR LE MONT CAMEROUN

2) L’arbre sauvage, l’arbre domestiqué ?

a) Perception de l’espace forestier et catégories végétales

Lorsque l’on interroge les Wakpe – et plus généralement les paysans du Mont Cameroun – sur le sol, il ressort que ce dernier n’a d’intérêt que par la relation qu’il entretient avec la végétation. Sans elle, il devient aussi inutile qu’un macabo sans tubercule. Cette perception est directement liée à la vocation agricole des hommes du volcan ; ne s’inquiéter que du sol relève d’une forme d’inconsistance. Au-delà de la connaissance largement répandue sur les propriétés du substrat volcanique, les communautés paysannes ont compris ce que le sol doit à la végétation qui y croît. Même si certaines personnes s’éloignent du monde de la forêt compte tenu de la diversification des activités liées à la croissance urbaine126, il n’en demeure pas moins que l’arbre, dans l’immense majorité des discours, est une entité incontournable de la réussite agricole. Il est un partenaire indispensable car sa présence, de notoriété commune, en forêt ou au champ, garantit la fertilité du sol. Nombreux sont les témoignages dans ce sens : « quand j’ai

quitté mon mari, j’ai décidé que mon nouveau mari serait la forêt, car c’était, et c’est, la forêt qui me donne de quoi manger »127

Si l’utilité de l’arbre est reconnue de la plupart des gens, la forêt revêt quant à elle des réalités très différentes selon le vécu de chacun. Le terme « forêt », « forest » en anglais, est particulièrement connoté sur le Mont Cameroun. Ainsi que Sharpe (1993-97) l’a expérimenté dans le cadre d’une étude sur les impacts des projets environnementaux dans la région, forest relève du lexique des agents de développement et paradoxalement évoque bien peu pour les gens qui la fréquentent assidûment, soulevant même de vifs ressentiments au souvenir de ce que ce « whiteman talk » implique. Cela au point que certaines personnes, qui vivent au quotidien avec la forêt, disent qu’on la rencontre au jardin botanique de Limbe (Sharpe, 1993-97). On perçoit dès lors combien le mot est associé à l’image que l’Occident produit de la végétation, domestiquée selon des règles très différentes de la norme locale. Au fil de nos entretiens, en

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Samuel Molua formule ici une idée assez commune chez les élites tournées vers la ville : « Avant, tu sais, la ville n’était pas aussi propre. C’était partout la forêt. En ce temps là on n’avait pas de route, pas d’eau courante. Mais maintenant Buea va de l’avant, progresse chaque jour. Toutes ces brousses sont coupées et des maisons sont bâties. C’est une des choses que j’ai découvertes. Il y a plus de progrès maintenant. » Entretien du 21 janvier 2006 avec Samuel Molua, au village d’Ewonda – traduit de l’anglais.

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anglais ou en pidgin, forest n’était pas en effet un terme usuel, les paysans du Mont Cameroun lui préférant les noms communs de bush ou black bush selon le contenu sémantique associé. Il fut intéressant pour nous de confronter l’idée que nous nous faisions de la forêt dense intouchée en arrivant sur le versant Wouri, avec celle que pouvaient en avoir les Wakpe. Juste au-dessus des villages de la « ceinture haute bakweri » situés à une altitude approximative de 800 mètres, se trouve la zone activement fréquentée des cultures permanentes et semi permanentes, qui se mue peu à peu en peuplements de ligneux de plus en plus denses, soumis à des jachères très longues. Ce que nous prenions pour une forêt climacique de moyenne montagne tropicale est une zone de jachères longues, certes moins fréquentée par les humains, mais pour le moins fortement artificialisée. Dans ces endroits où ne résonne pourtant que rarement le bruit des machettes, nos accompagnateurs nous parlaient de « forêts vierges que tu pourras voir un jour là-haut sur le

Mont ». A 1400 ou 1500 mètres d’altitude, les hommes du Mont Cameroun évoquent des forêts

intouchées observables seulement sur de lointaines hauteurs. Le propos a de quoi étonner car nous avions pourtant déjà la pleine conviction d’être « sur le Mont », au cœur de la grande forêt, seulement cinq cents mètres en dessous de la limite forestière d’altitude. Il n’en était rien – pour ce qui est de notre représentation de la forêt intouchée – et nous avons peu à peu compris que pour les Wakpe, « le Mont » se situe bien au-delà des espaces fréquentés. Même à 1500 mètres d’altitude, il faut accepter l’idée communément partagée de ne pas être tout à fait encore « sur le

Mont ». Quant aux forêts vierges intouchées, nous laissons au lecteur l’appréciation de leur

représentativité sur les pentes du volcan, pour autant que leur existence soit une réalité objectivement observable. Nous ne trancherons pas ici faute d’étude botanique précise, mais nous avons notre petite idée.

Il faut se pencher sur les terminologies en langue mokpe pour mieux comprendre les catégories établies par les gens du Mont Cameroun. Il existe plusieurs types de configuration forestière dans les représentations locales, déterminées principalement selon leur degré d’anthropisation.

Likomba désigne un peuplement de ligneux majoritaire, qu’on pourrait traduire

communément par forêt, au sens occidental du terme, ou black bush selon la traduction anglophone locale. On distingue likomba landjiue, la forêt dense qui n’a pas été touchée de mémoire d’homme ; likoko, la forêt qui a été défrichée au moins une fois ; likomba lionge, le recrû forestier âgé d’au moins quatre ans. Il existe probablement d’autres types de végétation établis au sein de la catégorie générique likomba mais nous n’avons malheureusement pas eu la possibilité sur place d’approfondir la question.

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Wanga quant à lui désigne le bush, la brousse en français, c’est-à-dire les peuplements

végétaux fortement anthropisés qui comportent les champs permanents ou semi permanents et les jachères jeunes. Il s’agit en fait des zones régulièrement cultivées, situées entre la sphère villageoise et likomba – la forêt dense. Wanga est aussi le mot utilisé pour champ, c'est-à-dire la parcelle de petite superficie (un demi hectare voire moins) défrichée et plantée de cultures maraîchères.

Muunda désigne une parcelle défrichée avant la mise en culture. Liuu est une jachère courte.

La savane d’altitude qui s’étend au-delà de la limite forestière est appelée njorongo, et la zone de transition entre la forêt et la savane, où les arbres font encore par bosquets quelques incursions dans l’étendue d’herbacées, moranje.

Nous le voyons ici, les terminologies dédiées aux peuplements végétaux du Mont Cameroun sont fortement anthropo-centrées, déterminées en grande partie par la nature de l’influence humaine. L’étagement altitudinal classiquement décrit par les botanistes n’est pas un véritable critère chez les Wakpe qui confèrent à l’usage une dimension prioritaire. Ces catégories ne sont cependant pas contingentées à une simple visée utilitariste. Elles servent à la désignation d’espaces parfaitement définis, pratiqués au quotidien, qui relèvent aussi et nous l’avons précédemment abordé, de la sphère mythico-religieuse. Il existe une topographie des lieux sacrés se superposant aux catégories ordinaires du finage. Ekenie Kenie par exemple, sur les hauteurs du Mont Cameroun, est un endroit réputé pour appartenir au domaine privé d’Epaza Moto :

« Il y a avait trois blancs venus d’Europe. Ils dirent qu’ils

voulaient attraper Epaza Moto. Ils ont gravi la Montagne jusqu’à un endroit appelé Ekenie Kenie. Ils ont tous disparu. Jusqu’à aujourd’hui. Parce qu’ils avaient de mauvaises intentions, ils voulaient trahir Epaza Moto, le roi de la Montagne. »128

Il s’agit ici de l’une des nombreuses versions du mythe de l’homme blanc prêt à violer les lieux sacrés pour satisfaire sa curiosité cartésienne. Cet endroit spécifique est connu pour être un haut lieu mythique chez les Wakpe, tout comme l’emplacement des pierres Mbando disséminés sur le pourtour de la ceinture des villages wakpe, ou les sources de Man’s Spring situées sur le Mont Etinde. D’autres endroits encore sont associés aux puissances tutélaires sur le volcan : le lac sacré de Bakingili né du flot de sang sorti de l’orteil du chasseur Ndiva Liombe ; les chutes d’eau de la rivière Mbanjè, résidence des Liengu la muna, les Mammi-water ; le lac Liwenye sur

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les sommets du Mont Cameroun ; les roches de Mokongo mo Ndume situées au cœur de la forêt ; le gouffre de Wonjanji qui déboucherait sur l’océan ; nous ne les citerons pas tous. Les lieux sacrés sont constitutifs de la perception de l’espace chez les Wakpe et sont étroitement mêlés à la pratique quotidienne de l’environnement végétal.

COUVERTURE VEGETALE