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AGRICULTURE INDUSTRIELLE SUR LE MONT CAMEROUN

3) Sur le Mont Cameroun

a- La mise en place de la domination

Bien qu’évoquée plus en détail précédemment, la phase coloniale de conquête des terres fertiles du Mont Cameroun est à prendre en considération dans ce qu’elle présente de traits communs avec ce qui vient d’être exposé. Car il s’agit bien ici aussi d’un système de plantations initié au début des années 1880 sur la côte du Cameroun. Après une période d’échanges commerciaux intenses avec l’intérieur, les Allemands, dans la course à la conquête, prennent l’avantage sur les Britanniques et les Français présents sur les lieux.

Les Allemands s’aventurent ainsi dans l’intérieur des terres et découvrent le formidable potentiel agraire des sols du volcan. Après s’être heurtés violemment aux résistances mokpe, les colons parviennent à prendre l’avantage et accaparent définitivement des dizaines de milliers d’hectares promis à l’exploitation agricole industrielle. La résistance autochtone est écrasée en 1894, les survivants réduits au travail forcé dans les nouvelles plantations, les villages déplacés, encerclés, mis en réserves (Ardener, 1996 : 152-154). Les planteurs n’ont alors qu’à se servir abondamment en main-d’œuvre dans le vivier des villageois impuissants.

Les missionnaires eux-mêmes, tout à leur travail d’évangélisation, furent scandalisés par l’absence de scrupule des nouveaux colons qui considéraient les populations wakpe enclavées comme une propriété privée corvéable à merci ; conception dont la matérialisation revêtit la plus grande dureté.

L’on s’aperçoit, à travers ce bref rappel des débuts de la conquête du Mont Cameroun, des similitudes criantes avec l’implantation du système esclavagiste antillais, origine des hommes réduits en esclavage mise à part (Africains déportés pour la Martinique et autochtones pour le Cameroun).

Mais le point le plus édifiant réside dans les événements qui vont suivre la mise en place des plantations.

b- Une argumentation spécifique

Si le décret d’abolition a modifié complètement la nature du travail en Martinique, par la nécessité de trouver une main-d’œuvre de substitution aux anciens esclaves bien décidés à ne plus se laisser exploiter, c’est l’entrée en résistance désespérée du peuple mokpe qui marque un tournant dans l’histoire des populations du Mont Cameroun.

Le repli sur soi mokpe, tel qu’il s’est constitué sous le joug allemand, est un phénomène assez caractéristique régulièrement observé chez les peuples brutalement asservis suite à une conquête particulièrement violente. Le profond désespoir qui suit la défaite de sociétés ayant défendu farouchement leur liberté, renforcé par la politique de répression humiliante systématisée par le nouveau dominant, plonge ces dernières dans une apathie proche du suicide collectif.

Les Indiens d’Amérique mais aussi les Aborigènes d’Australie ou les Papous de Nouvelle Guinée ont développé des stratégies diverses en réaction à la séquestration en réserves et à l’asservissement, notamment par la création de rites « évasionnistes » annonçant la venue prochaine d’une ère d’abondance et de paix (Lanternari, 1962). Malheureusement les pratiques rituelles s’accompagnent la plupart du temps d’une posture suicidaire, programmant à terme la mort culturelle et physique des peuples opprimés.

Si l’existence de cultes évasionnistes spécifiques ne semble pas avoir été observée au sein de la société mokpe, l’apathie dans laquelle cette dernière sembla plonger un temps est indéniablement la résultante des tentatives d’aliénation.

L’état de détresse des Wakpe, sous le choc des privations, qu’elles soient d’ordre matériel ou du domaine des libertés fondamentales, apparaît de manière évidente aux observateurs extérieurs de l’époque. Découvrant à partir de 1916 les méthodes coloniales de leurs prédécesseurs allemands et la réalité des conditions de vie des populations soumises, les Anglais se penchèrent sur le problème.

Les observateurs ne furent pas toujours partisans sur cette question, comme le montre le témoignage du professeur Robert Kuczinski cité par un mémorandum du Bakweri Land

Committee adressé au Chief Commissioner des Provinces de l’Est du Nigeria. Envoyé par

l’Université de Londres pour une étude démographique des territoires sous mandat britannique (Cameroons and Togoland, 1940), ce dernier rapporte :

« To return to the Bakweri tribe, there is no doubt that their relegation

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lands allotted to them appear large enough for their needs it is invariably not fertile, for the best land has been apportioned for cultivation in a scientific manner and to such quick profit as it has been by European capitalists. »67

La perte du « goût de vivre » chez les Wakpe est bien une réalité tangible en ce début du XXe siècle, ils l’avouent eux-mêmes volontiers à l’époque :

« The Bakweri would have been something other than what they are

today – a race living in the declining graph of the imminence of the extermination – its only hope being the glory of its past. »68

Le constat est sans appel, la population ne se remet que difficilement des mauvais traitements subis et verse dans la nostalgie des temps glorieux du passé. Son malaise psychique est habilement exploité par les planteurs qui n’ont alors qu’à faire courir la rumeur de paresse, légitimée par le constat de repli sur soi.

Il sera beaucoup question de l’attitude passive mokpe dans les rapports de l’administration coloniale en des termes qui imputent bien entendu le phénomène à la nature sociale des dominés. Le refus d’obtempérer aux ordres est décrit par les planteurs puis par l’administration comme la marque évidente d’une complexion paresseuse. C’est ainsi que se construit peu à peu le mythe, qui s’en prend par la même occasion aux savoir-faire agricoles. L’ethnologue Edwin Ardener (1996 : 224), au tout début des années 1960, ne manque pas de constater l’injustice du contenu de certains écrits : « The tone of reports on the Bakweri land

problem has tended to be unnecessarily contemptuous of indigenous agriculture. »69

En mai 1949 par exemple, pour n’en citer qu’un, le rapport du Senior Administrative

Officer adressé au gouvernement nigérian fait état de la pétition émanant du Bakweri Land

Committee et propose une série de mesures visant à régler la question des revendications foncières en pays mokpe. Après une étude succincte des habitudes agricoles locales, la sanction tombe :

« A further difficulty is the singular lack of aptitude for and knowledge

of farming displayed by the local inhabitants. Their troubles appear to be due

67

« Pour en revenir aux Bakweri, il n’y a aucun doute que le confinement dans les réserves leur a, dans une large mesure, fait perdre le goût de vivre. Même si les terres qui leur sont assignées semblent suffisamment vastes pour leurs besoins, elles sont invariablement peu fertiles. Les meilleures terres ont été réservées à l’agriculture scientifique et au profit rapide par les capitalistes européens. » Dossier n° 4024/1, Vol. 1, Bakweri Land Committee, Archives Municipales de Buea, Province du Sud-Ouest.

68

« Les Bakweri auraient certainement pu être autre chose que ce qu’ils sont aujourd’hui – une race sur la courbe déclinante d’une extermination imminente – son seul espoir résidant dans son passé glorieux. » Amplifying memorandum on Bakweri land problem, Dossier n° 4024/1, Vol. 1, Archives Municipales de Buea, Province du Sud-Ouest.

69

« Le ton des rapports concernant le problème foncier bakweri tendait à être inutilement méprisant à l’égard de l’agriculture indigène. »

less to the lack of good land than to the lack of the will to use it energically and the knowledge of how to use it efficiently. »70

Les administrateurs anglais, réputés pour être plus magnanimes que les colons allemands, confirment pourtant sans hésitation le lien de cause à effet entre la paresse mokpe et le laxisme foncier dont ils feraient preuve, entraînant l’arrivée massive des strangers sur la zone :

« Although they have frequently complained about the strangers from

the French Cameroons who have settled on their land, so lazy and shiftless are they that they have in fact actively encouraged such settlement. »71

De fait, la main-d’œuvre n’est pas suffisante pour accomplir l’ensemble des lourdes tâches imposées par le fonctionnement des plantations. Les populations indigènes asservies sur les domaines (Wakpe sur le versant Wouri mais aussi Womboko du flanc nord-ouest, Bakolle, Balong, Isuwu) sont en nombre trop restreint, les hommes valides en ce qui concerne les Wakpe ayant péri en grand nombre lors des affrontements sanglants de la conquête.

Aux premiers temps de la mise en place du système de plantations, la nécessité d’écarter les autochtones par trop improductifs fut impérieuse et leur condamnation définitive comme populations décadentes légitima le recours à une main-d’œuvre allochtone plus rentable. Le scénario antillais semble ici avoir trouvé son pareil, le mythe s’est propagé et les écrits plus tardifs de l’administration coloniale britannique se montrent largement imprégnés de l’idéologie des débuts.

Les vieux Wakpe quant à eux expriment pudiquement, après quelques flagellations (eux aussi se réapproprient parfois le discours dénigrant de la majorité), l’humiliation ressentie par ceux qui ont été réduits en esclavage sur leurs propres terres. La résistance mokpe fut d’abord fière, armée, puis s’est muée sous le coup de l’asservissement en forme désespérée. Malmenés par les représailles physiques mais aussi par la légende créée sur leur compte, les gens du Mont Cameroun n’eurent pas la force de s’ériger contre la politique décisive des planteurs : faire venir massivement des effectifs de l’extérieur.

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« Le singulier défaut d’aptitudes et de connaissances en agriculture des habitants est une difficulté supplémentaire. Leurs problèmes semblent dus moins au manque de bonnes terres qu’à leur manque de volonté de les utiliser de manière énergique. Tout comme au manque de savoir-faire pour les mettre en valeur efficacement. », Summary of the findings and recommendations of the Investigating Officer and the preliminary observations of the Nigerian Government, Lagos, 1949, Dossier Qf/e 1932/1, Archives Municipales de Buea, Province du Sud-Ouest.

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« Bien qu’ils se soient fréquemment plaints des étrangers venus du Cameroun francophone pour s’installer sur leurs terres, ils sont tellement fainéants et peu débrouillards qu’ils ont en fait activement contribué à leur installation », Lettre du gouverneur de la province A. F. Richards au Secrétaire d’Etat aux Colonies A. Creech Jones, datée du 16 mai 1947. Dossier n° 4024/1, Vol. 1, Archives Municipales de Buea, Province du Sud-Ouest.

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Le propre d’un mythe est d’échapper au contrôle conscient de ceux qui le véhiculent et les Wakpe, victimes des premières heures, évoluent encore sous les effets de la gangrène. La légende comme nous l’avons évoquée, impulsée par une volonté affirmée de marginalisation, a maintenant largement dépassé les frontières du volcan. La paresse mokpe est de notoriété publique au Cameroun, au point que des chercheurs étrangers se sont penchés sur cette question et ont produit parfois des articles en curieuse adéquation avec le contenu idéologique du mythe.