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UNE SCIENCE DES SOLS

2) Comment mettre en œuvre la synergie ?

a- Le triptyque paysan

Toledo (in Barrera-Bassols et Zinck, 2000 : 3), propose une synthèse très pertinente de trois dimensions fondamentales inhérentes au processus d’appropriation du milieu par les sociétés paysannes. Cosmos, Corpus et Praxis forment un triptyque fonctionnant en système. Le

Cosmos représente la sphère mythico-religieuse, le domaine du sacré et de la perception

spirituelle du monde. Le Corpus est le répertoire des connaissances accumulées par la société et la Praxis l’ensemble des pratiques mises en œuvre sur le milieu – les sols pour ce qui nous concerne.

La perspective systémique rend impossible l’isolement des composantes de l’une des trois sphères sans risque d’une lourde perte de sens. Elle impose un effort de compréhension des usages anthropiques replacés dans un contexte culturel et environnemental spécifique. Chez les Wakpe, les trois sphères sont étroitement imbriquées et la description d’une pratique, détachée du bagage de connaissances hérité des anciens de la communauté ou de la représentation cosmogonique du monde, peut conduire à des erreurs interprétatives. Les gestes du quotidien, agissants, modèlent les sols et le milieu sous le contrôle des puissances tutélaires et des ancêtres dont l’héritage est reconnu et valorisé.

La rationalité propre à l’agriculture productiviste fonctionne quant à elle sur des bases foncièrement antithétiques et se démarque de manière déterminante de la sphère cosmique. A la différence des structures agro-industrielles qui développent une approche utilitariste des sols dans un but essentiellement lucratif, les pratiques paysannes s’inscrivent au sein d’une vision englobante qui confère aux puissances tutélaires et à la mémoire des ancêtres une fonction sociale effective.

Dans ce contexte, la nature n’est pas une entité séparée de l’homme, désacralisée, corvéable à merci. L’homme évolue au sein d’une création holiste où chaque élément doit son existence au rapport d’interdépendance qui le lie aux autres. Considérant cela, toute action anthropique délibérée agissant sur le milieu est soumise à l’appréciation des ressortissants du système, qu’ils appartiennent au vivant ou au monde spirituel.

De cette vision découle le dispositif rituel de négociation avec les puissances tutélaires. Les libations aux dieux et aux ancêtres consistent à gagner leur assentiment pour l’acte posé. Un

paysan mokpe avant d’aller au champ, un chasseur avant de se rendre en forêt, demandent aux ancêtres la bénédiction pour le travail à venir.

S. Bahuchet (1997 : 23) résume ainsi :

« Toutes les sociétés forestières croient en un équilibre global entre les

ressources de la nature, les forces surnaturelles et les hommes : les forces surnaturelles favorisent les activités des humains en leur procurant les ressources naturelles, animaux ou plantes. Toutes pensent que l’harmonie de la vie en société et une bonne communication avec les êtres surnaturels, grâce aux rituels et aux spécialistes, permettent l’efficacité des activités de production. En contrepartie les hommes se donnent comme ligne de conduite de ne pas abuser des ressources de la nature. »

b- Méthode fonctionnelle et mémoire : le système d’interaction mémoriel

En nous gardant de la posture fonctionnaliste originelle79 qui considère que toute société constitue un système parfait et qu’en conséquence tout fait social est une fonction du système – au risque de sur-interpréter et de relier entre elles des données au demeurant indépendantes –, il est possible d’envisager une voie moins catégorique tout en soulignant l’intérêt de la notion de système. Le principe de la méthode fonctionnelle appliqué à un système social suggère simplement de replacer les faits à décrire et à interpréter dans leur contexte originel80.

Dans cette approche systémique, qui donne tout son sens au triptyque Cosmos – Corpus – Praxis, résident selon nous les clefs interprétatives des processus d’interaction homme/sol.

La mémoire est une de ces clefs. Support du bagage cognitif des sociétés de l’oralité, elle revêt une importance capitale dans le choix des pratiques en rapport avec les sols. Dans un contexte paysan qui envisage la ressource à travers des canaux diversifiés (sols, végétation, chasse, pêche, etc.), les connaissances sont étendues. L’exploitation du potentiel édaphique est optimisée grâce au corpus ancien des savoirs hérités et transmis au fil du temps. Les sociétés implantées de longue date dans un espace localisé parviennent à développer une mémoire remarquable des diverses réponses appropriées à la nature et aux contraintes spécifiques des sols qu’elles cultivent, en fonction de ce qu’elles en attendent.

79

On pourra se référer aux œuvres des fondateurs B. Malinowski, A. Comte ou H. Spencer. 80

G. Lenclud (in Bonte et Izard, 2000 : 286) distingue dans ce sens les théories fonctionnalistes, de l’analyse fonctionnelle. Cette dernière consiste à « traiter tout fait social sous l’angle des relations qu’il entretient, dans la synchronie, avec d’autres faits sociaux à l’intérieur d’un ensemble qu’il n’est pas épistémologiquement nécessaire de penser comme entièrement structuré. La notion de fonction renvoie seulement à l’idée d’interdépendance relative entre les faits. »

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La mémoire est une création éminemment collective, mouvante, innovante, originale. C’est ainsi que le champ des connaissances appliquées aux sols se construit, comme nous le verrons plus avant, à travers l’observation de ses caractéristiques morphologiques telles que la couleur, la structure, la dureté ou la facilité au travail, mais aussi à travers les influences directes de la nature de ces sols sur la production culturale, le climat, sans oublier le domaine mythique qui fonde leurs spécificités.

La mémoire des usages agricoles dans les sociétés paysannes, à travers tout ce qu’elle comporte de bagage symbolique, est une authentique science du sol.

La mémoire, dans notre tentative d’appréhension des interactions hommes/sols, constitue par conséquent une porte d’entrée s’ouvrant sur des mécanismes très concrets.

Nous aimerions ici esquisser une approche systémique qui met en jeu des processus anthropiques et pédologiques en interaction, basés sur une analogie de fonctionnement : la mémoire. C’est ce que nous appellerons le système d’interaction mémoriel, qui se fonde sur des processus humains et environnementaux similaires qu’il est intéressant de décoder alors qu’ils fonctionnent de concert.

PAYSANNES

MEMOIRE

SOCIALE PEDOLOGIQUEMEMOIRE

(CORPUS) CONNAISSANCES TRANSMISSION, HERITAGES ECOLE, ANCIENS (PRAXIS) USAGES SYSTEME AGROFORESTIER JACHERE, BRULIS PRATIQUES AMELIORANTES

BUTTES, BILLONS, LABOUR

(COSMOS) PUISSANCES TUTELAIRES ENSEMBLE CULTUEL RELIGIEUX REPRESENTATIONS DU MONDE EXPERIMENTATION

SYSTEME D'INTERACTION MEMORIEL TECHNIQUES CONSERVATOIRES ASSOCIATIONS CULTURALES TAXONOMIES AUTOCHTONES SYSTEMES TOTEMIQUES ECHANGES SYMBOLIQUES SAVOIRS ENVIRONNEMENTAUX EVOL U TI O N D IA CHRONIQ U E Naissance Mort Enregistrement Transmission Accumulation Délire Amnésie Hypermnésie

Retombées volcaniques fraîches (tephra) Argiles allophaniques

Teneur en Matière Organique Profondeur des horizons humifères Couleur, texture et structure des horizons

Age des sols (lithosols jeunes, ferrallitisols anciens) Tendances vertiques des horizons

Teneur en argiles colluvionnaires

Propriétés drainantes ou asphyxiantes des sols Ressource hydrique

INDICATEURS DE L'ENREGISTREMENT DES PRATIQUES ANTHROPIQUES (à l'origine de formes pédologiques spécifiques)

Indicateurs de la fertilité des sols (favorisent l'implantation des cultures)

Type de système agricole (plantation industrielle, parcelles paysannes permanentes ou semi-permanentes, système itinérant)

Influence l'organisation et la nature des horizons de surface (horizons culturaux appauvris en MO, horizons de jachères très humifères, etc.) Engrais, pesticides, métaux lourds, nitrates Produisent certaines pollutions (phytotoxicité, appauvrissement des sols, pollutions des cours d'eau,

etc.) Matières organiques fraîches d'apport

(paillis, fumiers, résidus végétaux) Contribuent à la bonne santé des horizons culturaux(humifères, bien structurés, activité biologique intense, etc.) Jachères longues sous système d'agriculture itinérante Multiplication et superposition deshorizons humifères Passage du feu : charbons de bois, cendres,

phytolithaires, argiles cuites

Enrichissement des horizons (cas des charbons), appauvrissement (lessivage des cendres), transformations chimiques et structurales, etc. Aménagements culturaux

(planches, buttes, billons)

Approfondissement des horizons organiques et brassage des constituants du sol (remontées minérales, descente des particules de MO fraîche)

Conditionne les possibilités agricoles, le choix des associations culturales, les techniques améliorantes (mulching, buttes), etc.

Implique la mise en place de pratiques d'irrigation, de maintien de l'humidité (paillis) ou de drainage (billons), etc.

Conception et réalisation : N. Lemoigne, ADES UMR 5185, 2009 (Inspiré de Barrera-Bassols et Zinck 2000 ; Pomel 2008)

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