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Trois visées dans la formation d’états individuels et collectifs

Deux visées apparaissent chez les penseurs qui se préoccupent simultanément d’éducation, de politique et du « devenir humain » (DE KONINCK, 2004) : la visée politique voulant

adapter l’individu à la société présente et la visée pédagogique, ou universaliste, tendue vers un idéal humain transcendant, au-delà de la société22.

Pour décrire les idéaux pédagogiques modernes, Gilles Gagné recourt aux expressions d’« autonomie économique du travailleur » et d’« autorité politique du citoyen », mettant ainsi l’accent sur l’intégration économique et politique de l’individu, non sans souligner les conditions de la relation pédagogique entre le maître et l’élève rendant possible la transmission d’un héritage de connaissances (GAGNÉ, 1999). Durkheim insistait sur les

idéaux intellectuels dans son histoire pédagogique aboutissant dans la France moderne tout en évoquant leur variété.

Serait-ce possible que l’éducation veuille autre chose que l’épanouissement humain? Se pourrait-il qu’elle serve plutôt à perpétuer pour elles-mêmes des idées immuables et éternelles, tels le Beau, le Bien, le Vrai, comme si l’être humain n’était que l’instrument de leur perpétuation? Par exemple, c’est ce que semblait rechercher Platon dans ses

22 Cette distinction s’apparente à celle que fait Louis Dumont entre le holisme et l’individualisme, dualité

présente dans l’identité collective et qu’il étudie en les comparant dans les idéologies allemande et française. Dans l’idéologie allemande, le holisme tend à adapter l’individu à sa communauté culturelle et politique, tandis que l’individualisme, correspondant à la Bildung (« éducation de soi-même »), valorise le

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prescriptions pédagogiques de La République et du Banquet. Cependant, pour lui, l’éducation est un « itinéraire de l’âme » tendue vers la contemplation de ces idées afin de restituer l’unité de l’âme avec celles-ci, unité perdue, selon le mythe du règne de Chronos23, au moment de la chute originelle (CHARLOT, 1977, JOLIBERT, 1994, PLATON, 1992, 1993,

2002). Il s’agit donc dans la pédagogie platonicienne d’élever à la possession de ces idées les individus présentant des dispositions à devenir philosophes-rois. Cela revient à dire que c’est toujours un idéal d’humanité qui est visé, puisqu’on veut ramener ces idées dans l’humanité. De même est-il encore question de ce que l’on veut pour l’humanité dans l’idéal chrétien du salut dans l’au-delà.

Toutefois, si l’on s’en tient à l’éducation comme réalisation humaine dans sa dimension temporelle, Socrate distinguait clairement dans La République la visée pédagogique et la visée politique mais sans les nommer ainsi. Pour chercher la justice dans l’âme de l’individu, il découvrait qu’il devait en même temps la chercher dans la cité. Il réfléchit d’abord à la formation de l’âme dans son intériorité24, ce qui l’amena à réfléchir au devenir humain dans son universalité (retrouver l’unité perdue de l’âme et de l’idée) et donc à la visée pédagogique de l’éducation. Il réfléchit aussi à la fonction de l’individu dans la cité idéale bien ordonnée, ce qui correspond à la visée politique de l’éducation. L’éducation consistait donc pour lui en une double activité : redécouvrir la vérité enfouie dans un temps antérieur, celui du règne du Bien, ou des divinités, et développer les vertus nécessaires à la participation à la vie économique et politique de la cité25.

développement intérieur de l’individualité, « une intériorité jalousement cultivée », en particulier chez les intellectuels, mais perceptible aussi dans l’apprentissage répandu de la musique (DUMONT, 1991, p. 35-36).

23 L’abandon par les dieux de la cité humaine, la chute qui amena les hommes dans un temps inversé, qui

désormais faisait passer de la naissance à la mort et de la jeunesse à la vieillesse, fit oublier à l’homme l’idée de Bien (BRUN, 1986).

24 À l’échelle individuelle, l’âme poursuit son devenir en trouvant la position qui lui revient, celle de l’autorité

sur les sens, par l’éducation. Durant l’enfance, le corps est tout puissant, l’enfant étant souvent agité, tourné vers le plaisir des sens avec un goût prononcé pour le jeu. Mais « la parenté entre l’âme et l’intelligible » y est déjà perceptible, car l’enfant a aussi le goût de l’harmonie et du rythme. La gymnastique et la musique développeront ce sens de l’ordre en apaisant l’agitation et en nourrissant la quête d’unité (CHARLOT, 1977, p. 235-236). La justice est trouvée dans la conscience de celui qui soumet ses passions et son agressivité à l’autorité de la sagesse.

25 C’est par le parcours de l’éducation que les deux visées de l’existence humaine, la justice dans la politique

De façon analogue, Suchodolski distinguait à l’intérieur de la philosophie et de la pédagogie occidentales deux courants pédagogiques, l’un essentialiste et plus près de la visée pédagogique universaliste, l’autre existentialiste et plus près de la visée politique, particulariste. Le premier, dans la lignée de Platon, est tourné vers un idéal, ce qui s’approche de la visée pédagogique concernant l’humanité universelle. Le deuxième, qui commence à s’affirmer au moment de la Renaissance, se préoccupe plutôt de l’adaptation à la société tout en montrant de la confiance envers la raison humaine apte à remettre en question l’autorité de la tradition et à s’orienter vers l’avenir. Ce deuxième courant s’apparente davantage à la visée politique (SUCHODOLSKI, 1960, p. 21-23).

Dans la philosophie moderne, la question du désir, du bonheur et des droits de l’individu met également en lumière l’idée de personne26. Cette idée peut être considérée comme une des visées éducatives à côté de celles de la société politique et du devenir humain. Rousseau, Condorcet et Hegel ont en commun d’avoir réfléchi à la fois sur l’éducation, la société politique et le devenir humain, chacun insistant toutefois sur l’une ou l’autre de ces visées27. Contrairement à Suchodolski, pour qui la pédagogie existentialiste, visant sagesse, le courage, la maîtrise de soi (ou la modération) et la justice. La justice contrôle les trois autres vertus que sont la sagesse, le courage et la maîtrise de soi. Cette tripartition de l’âme et de la cité justifie et le parcours à suivre pour développer les vertus jusqu’à la connaissance du Bien, et la sélection des meilleurs pour ne retenir à terme que les naturels philosophes destinés à accomplir et maintenir la justice dans la cité après avoir contemplé le Bien (LR, livre IV, 443). Dans une cité juste, chacun fait son métier et rien d’autre (les décisions reviennent aux philosophes-rois, qui détiennent la sagesse, la défense et la protection de la doctrine revient aux Gardiens, qui se démarquent par le courage, l’harmonie de la cité reposera sur la maîtrise de soi commune aux dominés et aux dominants). Les fonctions de l’âme seront accomplies par les mêmes sections, auxquelles correspondent exactement celles de la cité théorique (LR, livre IV, 428-434). La fonction rationnelle, correspondant à la sagesse, exercera l’autorité sur les deux autres fonctions. L’ardeur agressive, ou le courage lui sera soumise. La fonction du désir, la majeure partie de l’âme, sera contenue par les deux autres fonctions et ainsi l’individu sera maître de lui-même, en acceptant cette hiérarchie garante de l’harmonie intérieure (LR, livre IV, 440-441).

26 Notamment chez Spinoza (1632-1677) qui valorise l’individu en exposant l’autonomie de son désir et en

défendant ses libertés « contre les Pouvoirs » (HOTTOIS, 1997, p. 72).

27 Dans son histoire philosophique de la pédagogie occidentale depuis Platon jusqu’au XXe siècle,

Suchodolski rangeait Condorcet avec Durkheim parmi les « humanistes rationalistes », aux côtés de Voltaire, Helvétius, Kant, et Paine (The Age of Reason) pour le XVIIIe siècle, puis aux côtés de Renouvier, Renan, Thomas Huxley (1825-1895) et Durkheim pour le XIXe (Suchodolski, p. 52-54). L’ « humanisme rationnalisme » apparaît comme une des formulations modernes de la pédagogie de l’essence, à la recherche de caractères humains universels et reposant sur la confiance en la raison (Suchodolski, p. 52-54). Enfin il désigne Hegel comme un « idéaliste de la pédagogie de l’essence », tout comme Fichte, également élève de Kant. Kant, contre le « dogmatisme traditionnel » et le « scepticisme, plus moderne », « voulait défendre la certitude et l’objectivité de la connaissance humaine ébranlées par Locke et Hume, mais il ne voulait ni ne pouvait revenir à la position du réalisme naïf ou à des positions dogmatiques. » (Suchodolski, 1960, p. 40.) Refusant à la fois l’imposition d’un idéal sans questionnement comme dans le modèle traditionnel et

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l’adaptation à la société, rejette la prétention de tout idéal à l’influencer, ces philosophes incluent l’intégration politique comme visée éducative en la prenant comme un des moments de la réalisation de l’idéal pédagogique orienté vers un idéal humain universaliste28. Participant de la philosophie moderne, leurs réflexions pédagogiques illustrent concrètement la façon de réaliser l’idéal propre à cette philosophie en tenant compte des dispositions réelles de l’être humain depuis sa naissance. C’est donc les états individuels ou collectifs requis (les idéaux pédagogiques) pour le développement de ces trois échelles d’humanité, la personne, la société politique et l’humanité, qui seront étudiés chez les philosophes et dans l’histoire de la fondation du système scolaire québécois. Toutefois, pour comprendre les idéaux pédagogiques modernes, il faut rappeler des éléments de la philosophie de laquelle ils participent. Comme on a désigné une tradition de pensée libérale chez l’élite bas-canadienne (LAMONDE, 2000, ROY, 1993, DUCHARME,

2010), il faut également saisir le libéralisme et le situer par rapport à la philosophie moderne et aux idéaux pédagogiques modernes.

La philosophie moderne : valorisation d’une autonomie