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Les idéaux pédagogiques, de la Nouvelle-France au Québec

Alors que les philosophes modernes s’attardent aux conditions pédagogiques du développement de la raison et de la liberté, la mise en application du projet d’instruction publique au XIXe siècle demeure étroitement liée, dès l’origine, au dilemme de l’autorité qui en aurait la charge, comme le montre l’histoire de la législation scolaire au Bas-Canada, et au rôle réservé à différents secteurs de la société dans le partage des responsabilités et de l’autorité pédagogique.

La lecture de Rousseau, Condorcet et Hegel permet de mettre en évidence une autre particularité de l’histoire pédagogique bas-canadienne. Rousseau dans l’Émile ne s’est intéressé qu’au rapport pédagogique interindividuel, tandis que Condorcet et Hegel se sont intéressés de plus au rapport pédagogique collectif, celui embrassant les nouvelles générations comme ensembles collectifs sur lesquels agir. Il s’agit donc encore de consciences enfantines. À l’inverse, le rapport pédagogique orchestré dans la législation scolaire bas-canadienne se passait entre les autorités désignées par le législateur et des consciences adultes : cette action se faisait en effet sur des communautés culturelles en formation qui étaient conscientes de leurs attachements identitaires et de leur situation historique propre (DUMONT, 1996), de sorte que la relation pédagogique moderne abstraite

visant la conscience réceptive de l’enfant se heurtait ici aux consciences d’adultes déjà élevées à des attachements collectifs et interpellées par les états individuels et collectifs que semblaient produire des systèmes d’instruction publique étrangers et idéalisés.

Avec la détermination de l’autorité se détermine également la liberté de l’éduqué. Cette notion peut recouvrir plus d’un sens : liberté de l’individu, mais également liberté associée aux différentes appartenances sociales (genres, de classes, linguistique, confessionnelle), liberté politique de la communauté politique, liberté universelle du genre humain. Le

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chapitre sur les philosophes a montré l’aspect « positif » de l’éducation à la liberté, au sens d’apporter quelque chose à l’individu, l’émancipation intellectuelle et politique, qui s’est retrouvée dans la transformation du système scolaire malgré la volonté bourgeoise du XIXe siècle de contrôler idéologiquement les masses (CHARLOT et FIGEAT, 1985, CURTIS, 2012).

Si l’éducation pouvait être conçue comme un moyen de former à l’autogouvernement les individus de façon à faciliter le contrôle politique de l’État sur ses citoyens (DÉLOYE, 1994,

CURTIS, 2012), et ainsi relier politiquement l’individu à l’État, les visées pédagogiques

traditionnelles (émancipation intellectuelle individuelle, formation spirituelle), n’étaient pas pour autant perdues de vue, de sorte que l’éducation conservait une autonomie proprement pédagogique, indépendante de la vie politique, qu’illustrent les revendications des communautés protestantes, de l’Église catholique, mais aussi les liens entre les aspirations modernes de Canadiens français reliant autonomie intellectuelle collective et intégration à une conception de la civilisation comme avancement universel de l’espèce humaine. L’enseignement utilitaire avait de même une double-pertinence : elle était conçue par les représentants de l’État comme moyen d’assurer une prospérité collective qui dépendait de l’intégration de ses sujets dans l’économie atlantique. Pour des représentants des intérêts de la société civile, tels que les Frères des écoles chrétiennes (par leur vocation charitable) ou les élites intellectuelles canadiennes-française, elle représentait un moyen d’émancipation collective et une condition centrale d’intégration des Canadiens français à la civilisation moderne.

L’émergence d’une réflexion pédagogique en période de crise collective morale et politique, facilement saisissable dans les écrits pédagogiques où s’expriment explicitement des idéaux pédagogiques collectifs d’après Durkheim (DURKHEIM, 1990, p. 248-261 et 263

; 1999, p. 69-70), apparaît plutôt au Bas-Canada dans différents espaces d’expression et d’expérimentation : des lois, des commentaires sur les méthodes pédagogiques, des essais journalistiques, de l’exploration de projets pédagogiques d’autres sociétés modernes. Le recours à la législation dans cette réflexion pédagogique, commun à l’ensemble de l’Amérique du nord d’expression anglaise, est significatif en lui-même. C’est le lieu privilégié pour exprimer une philosophie politique attachée aux Lumières tout en affirmant

l’autonomie pédagogique coloniale dans le désir de maintenir la culture par l’enseignement (CALAM, 1981, p. 112-113)65. Calam voit d’ailleurs au Canada une « législation

compréhensive tent[ant] de réconcilier les idéologies » contradictoires, par exemple le contrôle central et le contrôle local de l’éducation (CALAM, 1981, p. 117). Contrairement à

Durkheim qui l’écartait comme relevant du domaine de l’administration et de la politique, la législation est considérée ici comme une pratique à prendre en compte dans les transformations pédagogiques, puisqu’elle apparaît comme le moyen central de réaliser l’idéal pédagogique collectif général d’une scolarisation de base étendue.

La formation classique des élites bas-canadiennes impliquées dans l’élaboration des lois scolaires, leur sympathie pour les idées républicaines des révolutionnaires français et américains et leur intérêt marqué pour toute forme de progrès observée ailleurs supposent la possibilité qu’ils adhèrent à des idéaux modernes orientées vers la personne, la société politique et la civilisation (LAMONDE, 1980, HARVEY, 2005, FORTIN, 2006, DUCHARME,

2010), d’autant plus qu’ils partagent en partie l’héritage intellectuel avec les philosophes étudiés au chapitre II. Quoi que le but de la présente thèse, reposant sur une démarche compréhensive et comparative, diffère de celui d’une histoire des idées qui chercherait des liens directs des philosophes européens à l’élite bas-canadienne, l’univers intellectuel des Bas-Canadiens justifie indirectement le détour effectué au chapitre précédent.

Les idées des Lumières furent en effet diffusées au Bas-Canada au moins sous forme rapportée par la Gazette littéraire, « le premier organe des Lumières au Québec » (LAGRAVE, 1993, p. 432) puis par la Gazette de Montréal, journaux que fonda Fleury

Mesplet respectivement en 1778 et en 178566. Les lectures publiques ont étendu cette

65 En plus de la législation de l’enseignement, Calam note comme distanciation avec le modèle

d’enseignement anglais, « la sécularisation de l’enseignement public, un penchant pour les prérogatives gouvernementales et les initiatives locales, un sentiment anti-américain dans l’éducation canadienne, et l’utilitarisme » (CALAM, 1981, p. 112). Les projets de loi composés par Thomas Jefferson, le Bill for

Amending the Constitution of the College of William and Mary (1817) et le Bill for the More General Diffusion of Knowledge (1779), s’appuient d’après Calam sur une philosophie politique contenant des

références aux Lumières, surtout quant à la « perfectibilité de l’homme et de ses institutions » (CALAM, 1981, p. 113).

66 Le deuxième fut fondé pour remplacer le premier, dont l’impression dut cesser avec l’arrestation de

Mesplet en 1779, à peine un an après sa fondation. Il fut emprisonné jusqu’au 1er juin 1782 avec le principal

rédacteur, Jautard, qui lui fut libéré le 8 février 1783 (LAGRAVE, 1993, p. 473-478). De l’avis de Jean-Paul de Lagrave, « [l]e journal de Mesplet s’inscrivait semaine après semaine dans le sillage des idées de Paine et de

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diffusion à des Canadiens de toute condition, chez qui l’on connaît le très faible taux d’alphabétisation (LAGRAVE, 1993, p. 249). L’influence de Mesplet se poursuivit après sa

mort en 1794, notamment à travers la famille Papineau, amie de la famille Mesplet depuis Joseph Papineau (LAGRAVE, 1993, p. 440), le père de Louis-Joseph Papineau. Dès 1789 un

projet d’instruction publique gratuit, universel, et bilingue est proposé sans succès par un comité chargé par le Gouverneur-général. Par la suite, des projets et lois scolaires présentés, débattus ou réalisés au Bas-Canada (1801 et 1829-1836) et sous le Canada-Uni, en attribuant des responsabilités partagées à l’État et à la société civile, puis par l’intérêt manifesté pour des matières utiles aux professions industrielles et commerciales, contenaient des références à des idées désignées comme libérales ou républicaines (AUDET,

1971 a-b, MAGNUSON, 2005, CHARLAND, 2000, OUELLET, 1961, CHABOT, 1975, p. 56,

HARVEY, 2005, PROULX, 2014).

Des références modernes, libérales, républicaines ou révolutionnaires, apparaissaient chez les Bas-Canadiens dans leurs écrits sur l’éducation (HARVEY, 2005, PROULX, 2014)67. Par

exemple, dans les années 1820 mais surtout durant les années 1830, Étienne Parent, considéré comme un patriote modéré, montrait de l’enthousiasme dans le journal Le

Canadien pour des projets pédagogiques d’autres pays et pour des initiatives variées

menées au Bas-Canada, telles celles des catholiques Joseph-François Perrault, protonotaire, député et fondateur de grandes écoles populaires à Québec, et l’abbé John Holmes, préfet et professeur au Petit Séminaire de Québec (BLANCHET, 1965). Les idées pédagogiques

influençant l’ensemble de ces projets pris pour modèles avaient en commun d’appliquer certains principes pédagogiques issus de la philosophie des Lumières comme l’enseignement par les choses et le respect du développement de l’enfant. Par ailleurs, Rousseau faisait partie des auteurs lus par les Patriotes, tandis que l’Église canadienne s’en

Condorcet . » (1993, p. 386.) Ce Français, originaire d’une famille d’imprimeurs, fut orienté par Benjamin Franklin vers Montréal, choisi par lui « pour établir les presses des Fils de la Liberté dans cette ville » (LAGRAVE, 1993, p. 432). Comme Franklin aux États-Unis, Mesplet contribua à ce que les idées révolutionnaires et républicaines soient connues au moins par les membres de la bourgeoisie. « Il pensait, comme Paine, que les Droits de l’homme devaient être respectés dans le monde entier et au Québec en particulier. » (LAGRAVE, 1993, p. 387).

méfiait (MELLOUKI, 1989, p. 112, THIVIERGE, 1982, p. 39, VOISINE, 1971. p. 37.). Étienne

Parent comptait de même parmi ses lectures Rousseau, et probablement Condorcet. Sa correspondance avec Ludger Duvernay montrerait une certaine influence des Révolutionnaires français dans ses opinions religieuses (BERGERON, 1994, p. 21,

FALARDEAU, 1975, p. 30, BLANCHET, 1965, p. 192). Quant à lui, Ludger Duvernay aspirait

dans ses articles de journaux à une « révolution intellectuelle au Bas-Canada » par l’éducation (MONIÈRE, 1987). Sous le Canada-Uni, le député Amable Berthelot se réfère à

des philosophes sensualistes comme Locke et Condillac dans sa Dissertation sur

l’instruction primaire (1845). L’ensemble de ces références appliquées à l’éducation

s’intégraient à d’autres d’origine catholique ou simplement propres aux modes pédagogiques en usage : la pédagogie canadienne-française s’est inspirée par exemple de Fénelon pour l’enseignement féminin, du britannique Lancaster comme moyen de répandre l’enseignement à faible coût grâce à l’assistance offerte aux maîtres par leurs élèves plus âgés, et des Frères des Écoles chrétiennes invités par l’évêque Lartigue en 1837 pour participer au développement de l’enseignement primaire offert aux garçons (THIVIERGE,

1982, MELLOUKI, 1989, BLANCHET, 1965, p. 147, CHARLAND, 2000, VOISINE,1987).

Les réflexions pédagogiques de philosophes politiques modernes attirent l’attention sur la triple finalité de l’éducation moderne, tournée vers la formation de la personne, de la société politique et de l’humanité universelle, qu’elle poursuive ou non selon eux sa réalisation dans un progrès civilisationnel. Nous en avons abstrait une grille de lecture pour repérer les catégories humaines prédominantes dans l’histoire scolaire législative afin de saisir des idéaux pédagogiques particuliers et mettre en évidence des sensibilités et des pratiques modernes. Pour reconstituer et comprendre les idéaux pédagogiques bas- canadiens exprimés dans les lois d’éducation scolaire, ceux que l’on peut dire « officiels », il faut repérer comme Durkheim des éléments de la situation qui les justifient, et comme Weber les intentions à leur origine et dans leur transcription, après quoi leur description précède l’interprétation de leur signification pour la personne, la société politique et la civilisation.

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Le chapitre III survole la période précédant les premières lois scolaires bas-canadiennes afin de repérer les conditions antérieures de leur formation, en prenant pour point de départ l’introduction d’établissements d’enseignement en Nouvelle-France. Il se termine par l’analyse d’un premier débat sur un projet d’instruction publique, celui proposé par le Comité Smith en 1789. Le chapitre IV s’attarde aux lois scolaires adoptées durant le premier tiers du XIXe siècle tandis que le chapitre V compare les idéaux pédagogiques de libéraux canadiens-français avec ceux contenus dans les Rapport Buller et Durham aux lendemains des insurrections de 1837-1838. Enfin le dernier chapitre étudie l’évolution législative de l’autorité pédagogique de 1841 à 1875 et les pressions libérales et confessionnelles qui l’ont orientée.

opposée à la conception moderne de la liberté, séparation montrée par Ducharme (2010) pendant la période révolutionnaire du Canada (1776-1837), mais que je ne distingue pas en matière de pédagogie.

Chapitre III