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Les contenus de l’éducation et les méthodes pédagogiques

Pour inscrire l’enfant dans la tradition du savoir tout autant que dans le monde, les philosophes modernes se sont attardés aux connaissances et valeurs générales à privilégier et aux manières de les inculquer. Le fait que la discussion sur la pédagogie, indiquant en fait comment orchestrer cette entrée en relation avec le monde, soit souvent imbriquée au- dedans de la discussion sur les matières, montre à quel point elle y est étroitement liée, indissociable.

Pour plusieurs, il y a trop d’accentuation sur le monde ancien, la préparation au monde d’aujourd’hui et de demain demeure insuffisante mais surtout, le développement de la raison, qui questionne et qui construit, paraît sérieusement compromis (CONDORCET, 1989a,

p. 105-108). Locke, Kant et Condorcet se moqueront des perroquets que forment les collèges et trouveront bien insuffisant le fait de meubler la mémoire si cela se fait sans l’exercice du jugement. De même Hegel dénonce-t-il la conception de l’élève comme d’un réceptacle que l’on remplit sans rien exiger de lui. Chez tous, il y aura un intérêt, plus ou moins marqué, pour l’enseignement par les choses, par les exemples concrets qui frappent les sens, par l’expérience de la vie naturelle et de la vie morale. Si l’apprentissage

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rigoureux du grec et du latin ainsi que la littérature antique54 est maintenu, l’enseignement de toutes les autres matières devra se faire dans la langue maternelle, pour que la transmission des connaissances soit plus efficace et pour que le rapport au savoir soit plus immédiat, plus intime, comme le souligne Hegel. Chez les Jésuites, l’usage même de la langue maternelle était interdite jusqu’en dehors des classes, les élèves ne devant recourir qu’au latin (DURKHEIM, 1990, p. 280-281). En réaction à Locke et Rousseau, Hegel

craindra que la pédagogie ne tombe dans l’extrême opposé à celui du Moyen Âge, celui de l’empirisme, de la pédagogie par le jeu et de la découverte immédiate (BOURGEOIS, 1978,

p. 71-72, 74). Il réaffirmera le rôle essentiel, dans l’enseignement secondaire, d’une pédagogie à mi-chemin entre le formalisme et l’empirisme, allant de l’abstrait au concret et s’alimentant à la tradition des savoirs (HEGEL, 1978). Condorcet, en enseignant plutôt du

concret vers l’abstrait, réajuste aussi la balance pour ne pas tomber dans les excès opposés à ceux du Moyen Âge : l’enfant peut accéder au savoir dès l’âge de 6 ans et il faut, après lui avoir appris à lire, écrire et compter, commencer tout de suite le développement de la raison et l’acquisition de connaissances par des exercices intellectuels préparés par les savants puis administrés par le maître grâce aux manuels (CONDORCET, 1989b, p. 81-151).

La place faite à l’enseignement des vieilles humanités et celle faite aux sciences et langues modernes varie entre ces philosophes. Cependant, l’enseignement du grec et du latin ne disparaît jamais complètement car il donne accès, au moins pour une élite intellectuelle restreinte, à la sagesse antique, à un autre moment de l’humanité saisi comme lieu réflexif sur sa position historique55. Ceux qui, après Rousseau, présentent un souci d’égalité par une instruction commune, reconnaissent l’utilité de la formation professionnelle mais se méfient d’une adaptation trop poussée de l’école aux exigences du marché de l’emploi. Les connaissances fondamentales, les principes théoriques, sont non seulement jugés plus propices au développement de la raison, mais elles devraient de plus être privilégiées dans

54 Surtout chez Hegel(BOURGEOIS, 1978, p. 52-54).

55 Pour Hegel, le maintien d’un enseignement classique permet cette aliénation par la culture antique, une

rupture avec la vie réelle pour s’élever dans un chez-soi (BOURGEOIS, 1989, p. 53). Pour Durkheim, le rattachement à la culture classique est perçu comme un privilège de l’histoire occidentale qui permet de rencontrer une altérité à la fois lointaine par son époque et sa géographie, mais proche par ses valeurs universelles (DURKHEIM, 1990).

les milieux industriels comme le meilleur moyen de s’adapter aux transformations rapides de l’industrie. Il est vrai que Hegel et Durkheim, qui pensent à la préservation d’une solidarité nationale dans laquelle chacun trouvera une place utile, conçoivent une éducation professionnelle entièrement séparée de l’éducation secondaire, mais c’est aussi pour éviter que la qualité de celle-ci ne décline. L’enseignement des principes fondamentaux, dit enseignement secondaire, conserve sa place privilégiée, qu’elle soit partagée avec le grand nombre ou au contraire restreinte à une élite.

Quant au milieu de l’éducation et à l’autorité éducative, après Rousseau et l’expulsion des Jésuites de la France (1762), le préceptorat ne sera plus préféré par les philosophes à la séparation géographique entre la famille et l’école au niveau secondaire, séparation qui avait été jugée durement à cause de la vie difficile dans les collèges depuis la Réforme. Sauf pour Hegel qui estime les bienfaits d’une séparation avec la famille, l’internat est abandonné. Condorcet, Hegel et Durkheim approuvent les caractéristiques de l’institution scolaire publique : lieu de formation de la raison où siègent les savants, où l’on côtoie ses futurs concitoyens et qui, s’il n’est pas orienté vers l’intégration de la nation, veille à une éducation morale « rationnelle » qui fera connaître la République à ses futurs citoyens, sans nécessairement la leur faire aimer56. Sauf chez Condorcet et Durkheim qui prônent une éducation morale laïque, l’indépendance de l’éducation à l’égard des Églises ne contredit pas la préservation d’un enseignement spirituel attaché à la religion et constituant une base à l’éducation morale (PHILONENKO, 1989, p. 63 ; BOURGEOIS, 1978, p. 17). Pour Locke,

l’éducation religieuse, qui inculque l’idée de Dieu, est d’ailleurs le point de départ de l’éducation à la vertu (LOCKE, 1966, p. 187).

Rousseau recommande que l’éducation soit faite au sein de la maison paternelle, voulant asseoir l’attachement à la patrie sur les relations affectives liant les parents et les enfants, sinon à la nourrice et au précepteur, ce dernier étant engagé dans une relation durable. À partir de Condorcet, le rôle intellectuel et politique de l’école, soutenue et protégée par

56 Conception de Condorcet dans son premier mémoire sur l’instruction publique (1994, p. 91-93). De même

Hegel présente-t-il l’avantage de la fréquentation scolaire comme devant préparer à interagir avec ses semblables dans la société civile, sans parler de Durkheim qui inclut l’attachement à la patrie comme dimension de l’éducation morale (HEGEL, 1978, Durkheim, 1963).

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l’État57, se construit en complémentarité avec le rôle plus affectif de la famille58, pleinement reconnu par Hegel et Durkheim pour asseoir la moralité et l’attachement à la collectivité59. Le projet devenu concret après la Révolution française d’une société libre subordonnée à un État rationnel permet de concevoir avec confiance une instruction publique et le rassemblement des futurs citoyens dans les mêmes établissements scolaires.