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Durkheim : l’engagement pédagogique du sociologue malgré son relativisme culturel

Le relativisme que Durkheim adopte dans Éducation et sociologie (1999) ne l’empêche pas de s’engager dans une « foi pédagogique » qu’il invite ses étudiants, de futurs enseignants du lycée, à renouveler pour orienter l’enseignement secondaire alors en crise. Ce relativisme et cette foi orientent son propre rapport au passé pédagogique, qu’il considère

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comme un développement dont il faut conserver les acquis sans pour autant s’y enfermer. Ce serait aller à l’encontre des possibilités d’adaptation des sociétés humaines face aux changements et de l’affirmation de leurs valeurs, dont Durkheim évalue le niveau de moralité en fonction de leur élévation vers un idéal altruiste. Une rupture totale priverait en revanche de l’apport d’une sagesse pédagogique cumulative éprouvée par l’expérience et particulière à la culture française, ce pourquoi Nathalie Bulle qualifie la posture de Durkheim de « relativisme éclairé » et de « rationalisme non dogmatique » (BULLE, 2010,

p. 43). Par rapport à ceux que Bulle qualifie de « pédagogues progressistes », pour qui l’éducation a essentiellement une fonction d’adaptation à la culture ambiante et à la société présente, et pour qui la transmission d’une tradition éducative perd de sa pertinence (BULLE, 2010, p. 39), Durkheim se démarque ainsi par son attachement à l’héritage culturel

et pédagogique constitutif des sociétés humaines ou, pour reprendre son expression, de leur « éthos collectif ». « Une telle perspective, écrit Bulle, suppose que l’on considère certaines valeurs éducatives comme dignes d’être prisées pour elles-mêmes, sans pour autant les tenir pour universelles. » (BULLE, 2010, p. 43). C’est cette conviction qui fait opter Durkheim

pour une sociologie historique de l’éducation, grâce à laquelle saisir des continuités qui seraient les éléments de l’éthos collectif particulier à la France.

Les enjeux éducatifs du début du XXe siècle en France orientent le regard de Durkheim. Dans la vie politique, c’est la question de la laïcité de l’enseignement qui le guide, tandis que dans la vie économique et intellectuelle, c’est celle de la modernisation de l’enseignement secondaire. En tant que sociologue et républicain, il est aussi conscient des valeurs culturelles de son époque, la liberté et l’individualisme, mais aussi le nationalisme (DÉLOYE, 1991, DUBET, 2014, p. XXII). Pressentant, pendant la Première Guerre mondiale,

les dangers d’une affirmation excessive de ces valeurs, Durkheim cherche comment les articuler avec ce qui lui semble vital pour l’homme, être fondamentalement social, et avec son propre idéal d’une humanité à la fois libre et solidaire6. C’est en pédagogue qu’il se

6 Ce qu’il affirme dans « L’Allemagne au-dessus de tout », où son ethnocentrisme explicite exprime un

attachement à la solidarité humaine et au respect des libertés considérées comme fondamentales : « la morale pour nous, c’est-à-dire pour tous les peuples civilisés, pour tous ceux qui se sont formés à l’école du christianisme, a, avant tout, pour objet de réaliser l’humanité, de la libérer des servitudes qui la diminuent, de la rendre plus aimante et plus fraternelle. » (DURKHEIM, 1991 [1915], 45.)

penche de plus sur le statut de l’élève et de l’étudiant dans la relation pédagogique dans laquelle s’articulent l’autorité de l’éducation et la liberté de l’élève, relation qui se transforme tout au long de l’histoire de l’enseignement secondaire français.

À l’instar des républicains de la IIIe République, dont Jules Ferry et Ferdinand Buisson, Durkheim ne cache pas ses propres idéaux affiliés aux encyclopédistes et révolutionnaires français, eux-mêmes continuant de tracer le sillon creusé par le courant encyclopédiste ancien et ce qu’il appelle la « pédagogie réaliste », pour reprendre le terme allemand désignant les realschullen, des établissements d’enseignement apparus en Europe de l’est au XVIe siècle. On hésitait alors depuis une centaine d’années à réduire l’espace consacré à l’humanisme classique pour augmenter la place de l’enseignement moderne (langues vernaculaires et enseignement scientifique), jugé plus adapté aux besoins contemporains mais heurtant un attachement culturel à un système pédagogique ancien, celui des collèges humanistes hérités de la Renaissance (FAUCONNET, 1999, p. 29-30). Durkheim

diagnostique dans cette remise en question du contenu de l’enseignement secondaire une incertitude collective quant au type intellectuel à réaliser dans la démocratie française, qu’il distingue de l’idéal moral que le niveau primaire a déjà clarifié7 (FAUCONNET, 1999, p.11). En conséquence, d’après Durkheim, le niveau secondaire a besoin d’une orientation éclairée à la fois par la conscience des acquis hérités d’un développement pédagogique millénaire et par la conscience contemporaine de l’état d’avancement des idéaux sensés marquer le système pédagogique. Une telle adaptation consciente lui apparaît saine et normale, dictée à la fois par la vitalité des institutions, le privilège de la conscience historique et la créativité éducationnelle propres à l’humanité. L’unité d’esprit ne peut se constituer que si les futurs enseignants mettent leurs réflexions en commun, après avoir reçu un enseignement embrassant tout le système scolaire pour en saisir l’unité, c’est-à-dire « l’idéal qu’il a pour fonction de réaliser » (DURKHEIM, 1999, p. 117). Le parallèle avec les

Il met de plus en garde contre une affirmation excessive des volontés de domination de l’État allemand, contraires à la dignité humaine universelle : « Il y a une conscience universelle et une opinion du monde à l’empire desquelles on ne peut pas plus se soustraire qu’à l’empire des lois physiques ; car ce sont des forces qui, quand elles sont froissées, réagissent contre ceux qui les offensent. Un État ne peut pas se maintenir quand il a l’humanité contre soi. » (DURKHEIM, 1991 [1915], 85.)

7 L’instruction primaire obligatoire instaurée en 1882 portait aussi sur les matières à apprendre, dont

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époques antérieures est éclairant : au Moyen Âge, l’enseignement secondaire visait à former des dialecticiens. Par la suite, les Jésuites voulurent former des humanistes. Or si, au temps de Durkheim, dans toute l’Europe, l’enseignement secondaire vise clairement à ne pas spécialiser les esprits, on ignore encore dans quel sens il doit les former, suivant une idée assez claire de l’homme (DURKHEIM, 1999, p. 118-119).

Durkheim incite à une prise en main éclairée de l’avenir de l’enseignement secondaire, dans laquelle il invite les enseignants et des praticiens des sciences sociales à collaborer ensemble. La détermination de la fin à produire revient aux futurs enseignants qui doivent, pour que l’idéal guide leur action pédagogique, en avoir conscience, le connaître et l’aimer (DURKHEIM, 1999, p. 120). Il faut leur donner les moyens de cette prise de conscience en

provoquant « un énergique effort de réflexion » pendant leur formation à l’Université, qu’ils devront poursuivre tout au long de leur carrière sur la base des informations recueillies initialement (DURKHEIM, 1999, p. 120). Car l’autorité pédagogique des maîtres

dépend de l’intensité de leur conviction de porter une cause en laquelle ils croient, à la manière du prêtre (DURKHEIM, 1999, p. 68). La rencontre de cette condition est essentielle

au réveil de l’enseignement secondaire, où « l’ancien enthousiasme pour les lettres classiques » est « irrémédiablement ébranlé » alors qu’aucune « foi nouvelle » n’est encore venue le remplacer. C’est en retrouvant une « foi pédagogique » que le corps enseignant pourra se « refaire une âme » (DURKHEIM, 1999, p. 121). Durkheim n’est pas fataliste. Il

rappelle en effet que la disparition de la foi pédagogique n’est pas nouvelle. Elle se produit quand le besoin d’une éducation nouvelle se fait sentir après des changements modifiant l’organisation économique et sociale. Le XVIe siècle avait connu une telle crise pédagogique et morale révélée à la lecture des œuvres pédagogiques d’Érasme, Rabelais et Montaigne, qui ne se satisfaisaient plus de la pédagogie scholastique (DURKHEIM, 1990, p.

248-261 et 263).

De leur côté, les sociologues, en s’instruisant de l’histoire, de la pédagogie et de la psychologie, fournissent réflexions et matières à réflexion dans les orientations axiologiques de l’enseignement.