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Pour Durkheim en effet, en raison de ce qui caractérise le fait social de l’éducation, soit l’autorité de la société sur l’idéal d’homme à produire et les mécanismes sociaux à l’œuvre dans les institutions pédagogiques, la détermination des fins de l’éducation quand celles-ci ne sont plus claires revient au sociologue (DURKHEIM, 1999, p. 107). Par cette démarche, le

rôle du sociologue ressemble à celui du psychanalyste : l’étude historique comme la remémoration du passé doit mener à une prise de conscience ou à un repère des traits distinctifs, sans que l’orientation ainsi trouvée n’ait un caractère impératif ou dogmatique. Autrement dit, le sociologue peut soit aider l’éducateur à comprendre le but qu’il doit rechercher quand des états sociaux expriment clairement l’idéal pédagogique commun, soit l’aider à le découvrir lorsque la « conscience publique » est « troublée et incertaine » (DURKHEIM, 1999, p. 107).

Le caractère social des idéaux pédagogiques justifie également l’intervention de la sociologie pour détecter les principes à l’œuvre dans les méthodes pédagogiques. La société affecte aussi bien les méthodes pédagogiques qu’elle dicte l’idéal à réaliser. L’individualisme contemporain ne tolérerait pas par exemple l’adoption de méthodes brimant l’individu et sa spontanéité (DURKHEIM, 1999, p. 109). Cette affirmation s’appuie

sur le constat de l’évolution simultanée des méthodes pédagogiques et des courants sociaux transformant la société. Ce phénomène s’est observé pendant la Renaissance, les méthodes pédagogiques se transformant avec l’apparition d’une nouvelle conception de l’homme à la suite des changements survenus dans les structures des sociétés européennes. Cela s’est observé aussi à partir du XVIIIe siècle, avec l’apparition de la méthode intuitive qui était conforme au respect de la « liberté intérieure » et de « l’amour de l’homme » à la base de « notre individualisme moderne » (DURKHEIM, 1999, p. 110). Cette détermination de la

société sur les moyens autant que sur les fins de l’éducation justifie selon Durkheim le rôle du sociologue dans la détermination des principes devant guider le pédagogue : le produit

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de l’éducation répond à des nécessités sociales, il se fait dans des institutions qui reproduisent les mécanismes de la vie en société, suivant des méthodes influencées par les idées issues de la société (DURKHEIM, 1999, p. 110). La société française du début du XXe

siècle, marquée par une insécurité intellectuelle et morale, doit recourir à la sociologie pour interroger la société sur ses besoins à satisfaire, à partir desquels déterminer les fins et les moyens de l’éducation grâce à un « corps d’idées directrices » soutenant les pratiques et donnant sens à l’action éducative (DURKHEIM, 1999, p. 111-112).

La tension qu’expérimente tout système scolaire entre ce qui existe et les aspirations nouvelles fournit un argument de plus en faveur d’une étude historique des idéaux pédagogiques. Même le système apparemment le plus stationnaire est composé d’un ensemble d’institutions pédagogiques qui semblent fixes et immobiles tout en étant travaillées par des idées qui l’orientent vers un idéal (DURKHEIM, 1999, p. 122). Sous la

« vie fixée » héritée du passé subsiste « une vie en mouvement » faite d’ « aspirations qui se cherchent » et dans laquelle se fabrique du nouveau (DURKHEIM, 1999, p. 122). Cette

tension vers un idéal provient des pédagogues, « [e]sprits éminemment révolutionnaires » qui s’intéressent davantage à un idéal à réaliser qu’à la réalité présente dans les institutions pédagogiques (DURKHEIM, 1999, p. 122-123). Cette attitude est dangereuse dans les cas

d’ignorance totale à propos des institutions pédagogiques en usage. En effet, tout comme l’ordre physique, l’ordre social ne peut être créé ex nihilo. Cette réalité oblige les pédagogues à les connaître pour faciliter la réalisation de leur idéal pédagogique. Ils ne peuvent faire autrement que d’utiliser ces institutions telles que connues comme des matériaux auxquels se contenter d’apporter des réformes : « On ne peut bien diriger l’évolution d’un système scolaire que si l’on commence par savoir ce qu’il est, de quoi il est fait, quelles sont les conceptions qui sont à sa base, les besoins auxquels il répond, les causes qui l’ont suscité. » (DURKHEIM, 1999, p. 123). Une conscience historique des idéaux

passés et actuels contribue donc à contenir les pédagogues dans leur enthousiasme pour les idées en apparence nouvelles. Or une connaissance objective de l’enseignement secondaire actuel nécessite un « doute méthodique » face à ses caractéristiques, comme son statut d’intermédiaire entre le primaire et l’université, la division en classes, le système

d’émulation, les principaux exercices scolaires, etc. Au moment de leur création, chacun de ces traits répondait à des courants d’idées et à des besoins sociaux qu’il faut découvrir par une étude historique (DURKHEIM, 1999, p. 124-125). Situer les idéaux et institutions dans

les contextes sociaux de leur apparition semble d’autant plus utile à Durkheim pour la France en raison du rôle central qu’y a joué l’enseignement secondaire dans la formation de l’esprit français, davantage que n’importe où ailleurs. « Histoire de la pédagogie et éthologie collective […] sont étroitement liés. » (DURKHEIM, 1990, p. 25). Ainsi, étudier

l’histoire de l’enseignement secondaire français équivaut à retracer la genèse de l’idéal intellectuel français dans l’accumulation de ses traits distinctifs.

Le devoir de connaissance historique s’applique aussi à l’idéal pédagogique pour les mêmes raisons que ce qui prévalait envers les institutions : il est impossible d’en créer un qui soit entièrement nouveau et on risque de rejeter unilatéralement sa partie ancienne devant l’illusion d’une création nouvelle perçue faussement comme un antagonisme de ce qui existe (DURKHEIM, 1999, p. 128). Par cet avertissement, Durkheim veut éviter le rejet

sans discernement de l’enseignement humaniste comme cela s’est déjà produit avec l’enseignement scholastique, presque totalement aboli quand il fut remplacé par l’enseignement humaniste pendant la Renaissance (DURKHEIM, 1999, p. 128). Le

développement pédagogique peut en effet suivre un parcours anormal, par lequel d’excellentes idées anciennes, qui ne font pas le poids devant les idées nouvelles pleines d’attrait, se voient rejetées (DURKHEIM, 1990, p. 21) : « le développement pédagogique,

comme tout développement humain, n'a pas toujours été normal » (DURKHEIM, 1990, p.

20). Durkheim exprime une fois de plus sa conviction que le sociologue peut guider ce développement grâce à sa recherche compréhensive et explicative des origines du système scolaire.

À partir de ce moment, le sociologue fait place au philosophe normatif en quête d’une orientation collective à inspirer, à moins d’y voir, comme Nathalie Bulle, un « relativisme éclairé » (BULLE, 2010, p. 43). En effet, en dépit de notre réticence à rejeter sa démarche,

moins téléologique qu’inspirée par un questionnement sur l’enracinement et le développement historique de représentations collectives, la démarche de Durkheim

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emprunte à la biologie certaines images illustrant le développement du vivant, et présentant la civilisation comme un être en devenir aux contours définis. Ainsi assimile-t-il l’histoire intellectuelle européenne a un être ayant connu l’enfance (le Haut-Moyen-Âge), l’adolescence (la Renaissance) puis l’âge adulte (après la Révolution) après une origine embryonnaire, ou bien il la métaphorise en la désignant comme un arbre qui se déploie à partir d’un germe (DURKHEIM, 1990). Malgré sa prise en compte d’une variété causale pour

expliquer les changements historiques et la reconnaissance de la capacité humaine à réinterpréter les institutions et à choisir ses orientations, il laisse entrevoir une conception de l’histoire obéissant à un devenir prédéterminé. Il estime de plus que le développement de la civilisation, comme tout développement humain, peut dévier de sa trajectoire normale, ce qui l’autorise à juger son état en fonction de l’harmonie de son développement. Cette nuance évolutionniste de Durkheim ne suffit pas à rejeter sa démarche, d’autant plus qu’il a pu ne l’utiliser que comme outil pédagogique éclairant auprès d’étudiants se destinant à l’enseignement dans les lycées.

Il reste que l’ouverture de Durkheim aux variétés historiques demeure orientée par ses propres idéaux porteurs de jugements normatifs. Un critère que Durkheim emploie pour juger moralement les choix éducatifs est l’adéquation de la réponse aux besoins moraux ou intellectuels d’une société, par l’exploitation de la meilleure partie morale de l’être humain, celle qui incite à se dépasser pour participer à l’édification d’une cause extérieure à soi sans chercher exclusivement la satisfaction d’intérêts égoïstes, comme il l’explique dans

L’éducation morale (DURKHEIM, 1963). Durkheim considère comme normale la trajectoire

qui stimule le développement de la moralité, de la science ou de la vie intellectuelle que si elle poursuit une œuvre antérieure étroitement liée aux conditions d’existence de la société et de l’état d’avancement d’une civilisation. Les « erreurs » de développement constatées sont attribuables aux penseurs ou aux éducateurs qui rejettent aveuglément une partie ou la quasi-totalité de l’œuvre humaine héritée des prédécesseurs. Ainsi Durkheim juge-t-il sévèrement les pédagogues de la Renaissance dont l’idéal d’omniscience et de raffinement entièrement calqué sur l’idéal de la civilisation antique est non seulement étranger aux besoins de la société présente mais constitue « une monstruosité historique » laissant

l’individu ainsi éduqué soit dédaigneux envers les conditions d’existence de sa société, soit inapte à y remplir une fonction utile (DURKHEIM 1990, p. 263). Ils rompent de plus avec

l’avancement scientifique développé par la scholastique dans les collèges et universités médiévales en dénigrant indistinctement la sévère discipline et la gymnastique intellectuelle de la dispute et de la dialectique. Auraient-ils pu faire autrement? Durkheim sous-entend que non, puisque les pédagogues de la Renaissance obéissaient eux-mêmes à l’enthousiasme généralisé suscité par l’ouverture des marchées vers l’Inde et l’Amérique et l’éblouissant contact avec la resplendissante Italie. Le seul modèle humain qui répondait à leur soif insatiable de connaissances provenait de la Grèce et de la Rome antiques. Cette possibilité d’erreurs humaines pointées par Durkheim dans le développement pédagogique prouve en même temps sa reconnaissance de la part de liberté dans les choix d’orientation, ce qui permet d’écarter l’interprétation téléologique des écrits de Durkheim.

Comparativement à ceux qu’il critique, les pédagogues contemporains de Durkheim ont le privilège de la distance historique grâce à laquelle prendre conscience à la fois des acquis, des habitudes rendues inadéquates, et des dangers pour le développement moral et intellectuel de la civilisation d’une rupture non avisée avec le système pédagogique ancien. Pour guider cette prise de conscience, Durkheim n’hésite pas à dessiner les contours de l’idéal intellectuel et moral contemporain en retenant les traits des époques antérieures qui lui apparaissent compatibles avec les sentiments et besoins contemporains, et en renouant avec ce que les époques antérieures ont laissé de côté. En suivant le parcours des âges pédagogiques successifs, Durkheim identifie en même temps des traits de l’esprit français pour les juger moralement et mieux les corriger, comme la manière typiquement générique et abstraite de voir les choses qui viendrait du découpage sélectif opéré par les Jésuites dans les textes antiques, et qui aurait pour défaut, selon Durkheim, de rendre insensibles aux différentes particularités historiques.

Dans cette réflexion sur un idéal pédagogique collectif, Durkheim prend soin de circonscrire le rôle idéologique de l’État dans l’éducation afin d’en prévenir les insuffisances autant que les excès préfigurant le totalitarisme. Il rejette d’abord l’opinion commune réservant à la famille le droit exclusif de transmettre une orientation idéologique

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à son enfant sous prétexte qu’il lui appartiendrait. Cette conception qu’il critique oppose les droits et devoirs familiaux à ceux de l’État. Elle considère l’État comme un auxiliaire et un substitut des familles lorsqu’elles sont défaillantes et comme un pourvoyeur de services. De l’avis de Durkheim, dès que l’on reconnaît à l’éducation sa fonction sociale, l’État a le devoir de s’intéresser à l’éducation, sans pour autant qu’on lui en confie le monopole ni le pouvoir d’interdire la liberté de l’enseignement. Ces excès étoufferaient l’innovation individuelle. L’éducation doit néanmoins être soumise à un contrôle idéologique de l’État à exercer à l’intérieur de certaines conditions. Premièrement, l’État n’a pas pour rôle de constituer une communauté de sentiments et d’idées, qui doit plutôt se former d’elle-même. L’État doit par contre contribuer à la rendre plus claire et à la préserver. Ensuite, une unité morale défectueuse ne devrait pas servir de prétexte à une domination idéologique de la majorité ou à une éducation partisane. Mais Durkheim croit déceler un ensemble de principes communs aux démocraties : « respect de la raison, de la science, des idées et des sentiments qui sont à la base de la morale démocratique ». L’État a pour devoir de les mettre en évidence et d’exercer une action pour les transmettre sans agressivité ni violence (DURKHEIM, 1999, p. 58-61).

Il écarte cependant, contrairement à ce qui est fait dans cette thèse, l’analyse des politiques éducatives et de leurs aspects administratifs, estimant que cela déborde le champ pédagogique. Au Bas-Canada, ces éléments sont pourtant essentiels pour saisir les idéaux pédagogiques qui lui sont particuliers, puisque le contexte de tensions politiques et de gestion de la mixité culturelle font rechercher, au sein des institutions politiques, un modèle administratif adapté aux aspirations des groupes divergents. Le politique, pourrait-on dire, s’invite dans le champ de réflexion sur l’éducation devenue un outil politique dans les sociétés démocratiques. Pour ses concepteurs, l’école au Bas-Canada doit former l’homme dans sa dimension politique. La conscience des multiples attachements identitaires exacerbée par l’éloignement de la métropole, et donc la distance réflexive avec l’impression qu’une grande civilisation est en mouvement, exige parallèlement qu’une part de l’enseignement se dédie à sa vocation purement intellectuelle.