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Rousseau, Condorcet et Hegel insistent sur différentes dimensions de l’éducation et la liberté visée implique différents rapports à la société actuelle et au devenir de l’humanité. Rousseau introduit une sensibilité accentuée à l’égard de la nature humaine par l’intermédiaire des capacités de l’enfant. L’action du maître, patiente, observatrice, discrète, est déterminée par cette sensibilité. L’homme libre a une capacité d’adaptation

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universelle grâce à l’ancrage de sa volonté dans ses propres forces et sa raison déployée à partir d’expériences sensibles d’abord, puis exercée par l’enseignement du maître et des livres à l’aube de l’âge adulte. Cet homme sensé maître de sa volonté et conscient de ses facultés est le point de départ d’une société politique vertueuse. Il semble illusoire d’avoir foi envers le progrès des arts ou des sciences si le développement des vertus est négligé. Rousseau mise ainsi sur la formation de l’homme.

Condorcet applique les valeurs d’égalité et de liberté à une éducation devenue publique pour les niveaux élémentaire, secondaire et universitaire. La nouvelle autorité acquise par le peuple aux lendemains de la Révolution exige une instruction publique orientée vers le développement de la raison par un enseignement didactique et scientifique préservant la liberté de conscience idéologique. L’organisation publique de l’enseignement, responsabilité partagée par l’État et les savants, est aussi exigée par les promesses d’une évolution de l’humanité, en progrès scientifique, technique et moral, synonyme de bonheur, dans lequel le bien individuel coïncide avec le bien commun.

L’éducation à la liberté selon Hegel est indissociable des droits que différentes figures de l’État ont sur elle. Au départ mue par une volonté infinie mais abstraite, l’individu se heurte dans un premier temps à la moralité objective au sein de sa famille. Sa volonté devient subjective car elle est devenue consciente, pouvant se saisir au contact des bornes imposées par la famille porteuse de la coutume. Pour l’esprit, c’est le milieu où se développe l’intuition. Comme famille universelle, la société civile, par l’intermédiaire de l’école, a pourtant des droits supérieurs à la famille sur l’éducation. L’école est le milieu où se forme l’entendement. La culture intellectuelle n’y est pas séparée de la culture morale, l’esprit en formation ne pouvant non plus se scinder entre la pensée et le sentiment. Hegel concilie avec le sentiment moderne épris de liberté la nécessité de maintenir l’autorité éducative comme ce qui aide la conscience à s’élever vers la liberté pendant l’éducation, qui est négation de la volonté subjective et infinie. Le besoin de l’esprit de se nourrir d’un riche matériau culturel et de s’exercer dans un milieu étranger pour actualiser la conscience des procédés de l’entendement nécessite le maintien des langues et des littératures anciennes dans le gymnase humaniste. Séparer cette institution du gymnase pratique satisfait le besoin

des professions modernes de s’appuyer sur l’enseignement des sciences pures, comme il respecte le besoin de la culture de se réaliser en se renouvelant dans la succession des générations. Libre dans sa fonction de transmettre l’héritage de la culture et de la science et d’exercer l’entendement, l’école est pourtant soumise à l’autorité rationnelle de l’État, qui doit protéger les dispositions permettant à la raison de s’exercer.

Examinés aux côtés de Locke, inspirateur des Lumières, de Kant, philosophe de la raison, et Durkheim, attaché aux Lumières mais sensible aux effets de la modernité, des rapprochements peuvent être faits entre ces philosophes afin de dégager un idéaltype de l’idéal pédagogique moderne. Cet idéaltype offrira des points de discussion avec les idéaux pédagogiques bas-canadiens comme autre expression moderne particulière.

Dans toute la réflexion sur la croissance physique, intellectuelle et morale de l’enfant, la question pédagogique par excellence est celle du dosage de l’autorité de la part du maître et l’usage de récompenses et de punitions. Si l’autorité agit différemment, par des intermédiaires différents (s’adresser à la raison de l’enfant chez Locke ou le laisser subir les conséquences naturelles de ses actes chez Rousseau), elle doit toujours se rappeler qu’elle est tournée vers la formation d’une intelligence, libre par essence, nous dit Hegel, vulnérable dans son parcours.

Cette conception de l’enfant renvoie à une conception du naturel de l’homme. Pour les philosophes modernes, l’homme a un fond naturel qui est bon, dans lequel la volonté tient une grande place et qu’il faut éduquer pour qu’elle ne soit pas destructrice. La façon dont Hegel la désigne, comme une volonté infinie et objective, montre bien le danger potentiel qu’elle représente. L’homme a aussi une tendance naturelle à l’altruisme et une prédisposition à la discipline, ce que propose Durkheim dans L’éducation morale. Tout cela se retrouve chez l’enfant comme des possibilités. Avant qu’elle n’atteigne son autonomie, la liberté a donc besoin d’un encadrement. À l’exception de Rousseau, qui prône jusqu’à un âge avancé de l’adolescence une pédagogie de la découverte dans laquelle le maître n’exerce son autorité qu’à l’insu de son élève (ROUSSEAU, 1966b, p. 132-133), tous ces

philosophes reconnaissent la possibilité pour l’autorité de s’adresser directement à la raison de l’enfant. L’éducation explicitement morale peut et doit même commencer dès la petite

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enfance, et l’éducation intellectuelle dès que la maîtrise de la langue maternelle s’annonce suffisante (LOCKE, 1966, p. 68).

Les philosophes modernes affirment leur idéal pédagogique, celui de la liberté essentielle de l’être humain, en germe chez tout enfant. L’éducation doit la préserver, la faire fructifier, alors qu’elle peut si facilement l’étouffer. La liberté de l’homme, c’est la capacité à user de la raison et à y diriger sa volonté. Cette disposition partagée universellement correspond en même temps à l’égalité fondamentale entre les hommes. La liberté est la condition et la promesse du progrès, technique, moral et intellectuel de l’humanité. Réfléchir à l’éducation, pour qui s’interroge sur les conditions de l’évolution morale et scientifique, devient une nécessité.

L’enfant

Logiquement, chercher les germes de ces visées ultimes oriente le regard vers l’observation du nourrisson, de l’émergence de son rapport multiple au monde : ouverture d’abord par les sens, puis par les intelligibilités que l’enfant se construit, même quand elles paraissent s’imposer à lui par les traditions, à cause de l’interprétation plus ou moins fidèle qu’il s’en fait. Réfléchir aux qualités humaines fondamentales revient à réfléchir à leur apparition et à leur développement, ce qui conduit à s’intéresser à l’enfant.

C’est ce que font Rousseau et Kant à la suite de Locke. Les observations de ce dernier sur la première éducation de l’enfance dans ses Quelques pensées sur l’éducation [1695] seront presque intégralement reprises par Rousseau. Avant Rousseau, il insiste sur la vigueur physique à développer chez le tout jeune enfant en respectant les prescriptions de la nature. Un être libre est vigoureux, a appris à maîtriser son corps et à connaître la nature qui l’environne, sans être trop influencé par les préjugés des générations précédentes. L’éducation du corps est la première étape, longuement décrite, qui préparera à l’éducation de l’esprit (LOCKE, 1966, p. 30-51 ; ROUSSEAU, 1966, p. 45-209). Il suffit de suivre

l’enseignement de la nature : encourager l’allaitement maternel, laisser les enfants bouger, se fortifier dans les températures extrêmes, se reposer autant que leur corps le demande. Locke et Rousseau s’opposent aux habitudes de la mise en nourrice, au maillot enveloppant

qui empêche les mouvements, à l’excitation de la gourmandise et à la restriction de l’activité physique : il faut laisser la nature former le corps pour que la raison puisse prendre appui sur cette vigueur physique. La nouvelle attention portée envers le développement des sens et de diverses capacités physiques initie le développement moral et intellectuel dont l’éducation ne commencera officiellement aux yeux de l’enfant que quand il maîtrisera sa langue maternelle. Rousseau va jusqu’à la repousser à l’âge de 12 ans. Le mouvement initial de la volonté est préservé, et les bornes naturelles et sociales du monde qui doivent la contenir, connues. Cette première éducation fournit ainsi des connaissances élémentaires du monde naturel sur lesquelles viendront s’enraciner les connaissances acquises ultérieurement. Rousseau dira qu’à cet âge l’enfant a une « raison sensitive » (ROUSSEAU, 1966, p. 156).