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Les idéaux pédagogiques de l'instruction publique québécoise, de 1789 à 1875, et leur application législative

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Les idéaux pédagogiques de l’instruction publique québécoise,

de 1789 à 1875, et leur application législative

Thèse

MÉLANIE BÉDARD

Doctorat en sociologie

Philosophiae doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

© Mélanie Bédard, 2015

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Résumé

Un discours critique sur les systèmes scolaires publics contemporains dénonce la perte de vue d’idéaux pédagogiques transcendants, qui serait perceptible dans un renoncement à l’autorité de la tradition pédagogique et dans l’oubli de la vocation émancipatrice et réflexive de l’éducation. Partant des éléments de cette relation, instruction publique, autorité et idéaux pédagogiques transcendants, cette thèse interroge le sens qu’avait l’instruction publique québécoise pour ses concepteurs au moment de sa fondation. Inspirée de travaux de Durkheim et de Weber, elle compare les idéaux fondateurs de l’instruction publique québécoise avec un idéaltype de l’idéal pédagogique moderne, reconstitué à partir des réflexions sur l’éducation de Rousseau, Condorcet et Hegel. Cet idéal reprend de la philosophie moderne la valorisation d’une autonomie active, et du libéralisme occidental la confiance envers les bienfaits de la liberté questionnant toute autorité abusive. L’idéal de civilisation en progrès maintient toutefois l’autorité de la tradition pédagogique comme milieu d’accumulation de sagesse et source de réflexivité. Dans l’analyse des idéaux pédagogiques exprimés dans les projets et les lois scolaires de 1789 à 1875, et dans celle de la détermination de l’autorité pédagogique sensée les mettre en œuvre, cette comparaison avec l’idéaltype a mis en évidence la prédominance d’une préoccupation pour la société politique en formation, qui avait pour particularité la conscience de multiples attachements identitaires et de la distance aux métropoles européennes. Au fil des lois, la tolérance religieuse entre catholiques et protestants et l’acceptation des différences linguistiques entre francophones et anglophones ont été maintenues et ont abouti à une séparation étanche entre deux communautés culturelles instituée par les lois et les écoles. Malgré cette séparation progressive, ces lois enregistrèrent l’idéal de l’instruction publique commun aux libéraux francophones et anglophones en créant des écoles supérieures au niveau primaire qui contenaient des passerelles vers les collèges classiques. Cet idéal articulait les vocations utilitaire et intellectuelle universaliste de l’instruction publique, et revêtait pour les Canadiens français le sens d’une émancipation collective dans la société politique et vers la civilisation en progrès. Jusqu’à ce qu’elle soit laissée aux autorités confessionnelles, l’autorité pédagogique de l’État demeurait restreinte.

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Abstract

A critical discourse on the contemporary public school systems denounces the loss of transcendent teaching ideals, which would manifest itself in the weakening authority of the pedagogical tradition, and by gradually forgetting the emancipator and reflexive vocation of education. As a starting point for this thesis, three elements (public education, transcendent authority and teaching ideals) helped us understand the sense of the Québécois state education for its founders. Inspired by work of Émile Durkheim and Max Weber, we compare the original ideals of the Québécois state education with an ideal type of the modern teaching ideal, based on reflections from Rousseau, Condorcet and Hegel. This ideal supports both the valorization of an active human autonomy (in modern philosophy) and the trust in the benefits of human freedom (in western liberalism, questioning any abusive authority). The ideal of civilisation in constant evolution, however, maintains the authority of teaching’s tradition as an essential source of reflexivity, and thus for its role in acquiring wisdom. The analysis of the ideals expressed in school projects and laws from 1789 to 1875, and of the authority implementing them, highlighted the prevalence of a concern for the political society in development. This society was characterized by the awareness of multiple identity attachments and the distance with European metropolises. With each new law, the tolerance between Catholics and Protestants, and the acceptance of the linguistic differences between French-speaking and English-speaking people were maintained, leading to a tight separation between two cultural communities. In spite of this growing division, these laws enforced the ideal of the state education common to the French-speaking and English-speaking liberals by creating higher degree schools following elementary education, as a stepping-stone towards classical colleges. This ideal combined the utilitarian and universal intellectual vocations of public education. For the French Canadians, this was a mean of collective emancipation in the political society and towards the evolution of civilization. The teaching authority of the State remained quite limited until it was gradually granted to the religious authorities.

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Table des matières

RÉSUMÉ ... III ABSTRACT ... IV TABLE DES MATIÈRES ... V SIGLES ET ABRÉVIATIONS ... VII LISTE DES TABLEAUX ... IX REMERCIEMENTS ... XI

INTRODUCTION LE PROBLÈME DE L’IDÉAL PÉDAGOGIQUE DES SYSTÈMES SCOLAIRES CONTEMPORAINS ... 1

1EPARTIE ... 17

FAIRE UNE SOCIOLOGIE HISTORIQUE DES IDÉAUX PÉDAGOGIQUES ... 17

CHAPITRE I LA CRITIQUE COMME POINT DE DÉPART D’UNE SOCIOLOGIE HISTORIQUE PARTICULARISTE ... 19

DURKHEIM : L’ENGAGEMENT PÉDAGOGIQUE DU SOCIOLOGUE MALGRÉ SON RELATIVISME CULTUREL ... 19

Une sagesse pédagogique instruite de la sociologie ... 23

L’éducation comme action culturelle ... 29

LA PERTINENCE CONTEMPORAINE D’UNE SOCIOLOGIE HISTORIQUE DE L’ÉDUCATION ... 33

La sociologie historique durkheimienne : chercher les causes et le sens ... 34

Application à l’étude des idéaux pédagogiques bas-canadiens et québécois ... 48

WEBER... 52

L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme ... 58

CONCLUSION ... 66

CHAPITRE II DES IDÉAUX PÉDAGOGIQUES MODERNES ... 75

TROIS VISÉES DANS LA FORMATION D’ÉTATS INDIVIDUELS ET COLLECTIFS ... 75

LA PHILOSOPHIE MODERNE : VALORISATION D’UNE AUTONOMIE HUMAINE ACTIVE ... 78

LE LIBÉRALISME : PROTECTION DE LA LIBERTÉ HUMAINE ET CONFIANCE ENVERS SES POSSIBILITÉS ... 81

PÉDAGOGIE ET PHILOSOPHIE POLITIQUE MODERNE ... 89

Trois expressions modernes : Rousseau, Condorcet et Hegel ... 92

Rousseau : retrouver l’homme naturel pour former l’homme libre et vertueux ... 93

Condorcet : une commune éducation pour l’émancipation ... 109

Hegel : l’éducation à une liberté ancrée dans la coutume et dans l’héritage classique de la culture humaine ... 122

UN IDÉALTYPE DE L’IDÉAL PÉDAGOGIQUE MODERNE ... 137

L’enfant ... 140

Les contenus de l’éducation et les méthodes pédagogiques ... 141

L’ouverture comme sens de l’éducation ... 144

CONCLUSION SUR L’IDÉALTYPE ... 146

2E PARTIE ... 157

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CHAPITRE III AVANT LES PREMIÈRES LOIS SCOLAIRES AU BAS-CANADA ... 163

EN NOUVELLE-FRANCE ... 164

LE CHANGEMENT DE COURONNE ... 171

Le rapport du Comité Smith (1789) ... 178

Signification ... 190

CONCLUSION ... 195

CHAPITRE IV 1801-1836 :ÉDUCATION COLLECTIVE ET FORMATION POLITIQUE DE LA SOCIÉTÉ ... 197

LOI DE 1801 : VOLONTÉ SCOLAIRE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE ET AUTORITÉ PÉDAGOGIQUE DE L’ÉTAT ... 205

Signification ... 212

Méfiance envers l’Institution royale ... 214

Ambiguïté des intentions de l’Institution royale ... 215

REPENSER L’INSTRUCTION PUBLIQUE DES CATHOLIQUES POUR LEUR ÉLÉVATION ÉCONOMIQUE ET POLITIQUE ... 217

L’AVIS DE PROFESSEURS : QUELLE AUTORITÉ PÉDAGOGIQUE POUR LES CATHOLIQUES? ... 224

LOI DE 1824 : LIBERTÉ MAIS ISOLEMENT PÉDAGOGIQUE DES CATHOLIQUES ... 231

Signification ... 232

Échec de la loi de 1824 : manque d’autorité pédagogique et de soutien financier ... 233

LOIS DE 1829 À 1836 :L’AUTORITÉ PÉDAGOGIQUE DE L’ÉTAT APRÈS L’ÉCHEC DE L’AUTONOMIE PÉDAGOGIQUE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE ... 234

Critique et rejet de la loi scolaire : société civile trop dépendante et autorité pédagogique abusive des représentants du peuple ... 239

Signification des lois et projets de 1829 à 1836 ... 241

CONCLUSION ... 244

CHAPITRE V LA PERSISTANCE DE L’IDÉAL PÉDAGOGIQUE LIBÉRAL AU XIXE SIÈCLE ... 251

LE SENS DE L’ÉDUCATION UTILITAIRE ... 254

LES BUTS DE LA CULTURE INTELLECTUELLE ... 261

LA QUESTION CANADIENNE-FRANÇAISE ... 271

CHAPITRE VI L’ÉDIFICATION ET LA CONFESSIONNALISATION DE L’AUTORITÉ PÉDAGOGIQUE SUR L’INSTRUCTION PUBLIQUE DE 1839 À 1875 ... 283

LES PRINCIPES LIBÉRAUX ... 284

LES PRESSIONS CONFESSIONNELLES ... 296

L’AUTORITÉ PÉDAGOGIQUE DANS LES LOIS ... 303

1841 : Les structures de base ... 307

Loi de 1845 : autonomisation du système scolaire ... 310

Loi de 1846 : consolidation de l’autorité pédagogique aux niveaux supérieur et intermédiaire ... 311

La loi de 1849 : annonce des exigences envers les instituteurs ... 316

La loi de 1851 : les délégués du surintendant ... 317

Loi de 1856 : augmenter l’autorité pédagogique à la base et au sommet ... 318

Loi de 1868 (loi 31 Vict. C. 10) : ministère ... 322

Loi de 1869 : Deux comités dans le Conseil d’Instruction Publique ... 323

Loi de 1875 : confessionnalisation consacrée ... 324

CONCLUSION ... 325

CONCLUSION ... 331

BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES CITÉS ... 345

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Sigles et abréviations

CA Chambre d’Assemblée

CSE Comité spécial nommé pour s’enquérir de l’état actuel de l’éducation JALPC Journaux de l’Assemblée législative de la Province du Canada JCABC Journaux de la Chambre d’Assemblée du Bas-Canada

JCLPBC Journaux du Conseil Législatif de la province du Bas-Canada JLAPC Journals of the Legislative Assembly of the Province of Canada JOS Journal official du Sénat (France)

NCPIP Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (France) SPBC Statuts provinciaux du Bas-Canada (1792-1836)

SPC Statuts provinciaux du Canada (1842-1851) et Statuts de la province du Canada (1852-1866)

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Liste des tableaux

Tableau 1 : Les idéaux pédagogiques ... 147 Tableau 2 : Division des idéaux pédagogiques modernes selon les échelles d’humanité et les pratiques

éducatives correspondantes ... 150 Tableau 3 : Signification des lois scolaires pour la personne : liberté de conscience, dépendance envers la

communauté locale, attentes de l'autorité institutionnelle ... 248 Tableau 4 : Signification des lois scolaires de 1801 à 1836 pour la société politique : cohabitation politique et

tolérance religieuse ... 249 Tableau 5 : Signification des lois scolaires de 1801 à 1836 pour la civilisation : culture classique et progrès

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Remerciements

Plusieurs personnes et institutions ont contribué de près ou de loin à la réalisation de cette thèse et je tiens à les remercier sincèrement.

Mes premiers remerciements vont à Dominique, mon conjoint et compagnon intellectuel de toujours. Son inlassable soutien, ses lectures critiques occasionnelles ainsi que sa passion communicative pour la sociologie et l’histoire intellectuelle ont été particulièrement déterminants dans la poursuite et l’achèvement de ma thèse.

Je remercie tous les professeurs qui m’ont accompagnée pendant ce parcours et qui ont été des modèles et des sources d’inspiration. Un grand merci, pour commencer, à ma directrice de thèse, Sylvie Lacombe, notamment pour sa confiance envers mon cheminement ainsi que ses suggestions et commentaires judicieux. J’ai beaucoup apprécié, de plus, travailler auprès d’elle dans certains de ses cours. Je remercie également Olivier Clain, avec qui j’ai également apprécié travailler, pour ses commentaires dans la première partie de mon parcours et pour ses avis encourageants sur les premières étapes d’écriture. Mes remerciements vont aussi à Jean-Jacques Simard, qui m’a aidée à démarrer ma thèse et dont les conseils pratiques et généreux n’ont cessé de me guider. Sans le savoir, sa compréhension a été source de motivation à des moments-clés. Je suis profondément reconnaissante envers lui et Andrée Fortin de m’avoir de plus témoignée leur confiance en m’invitant à travailler avec eux et d’avoir partagé leur savoir-faire-et-penser du métier de sociologue.

Je remercie également Yves Déloye, Thomas De Koninck et Alain Massot pour leur participation, leur disponibilité et leur ouverture durant les étapes préalables à la thèse. Je suis aussi reconnaissante envers les membres du jury d’avoir accepté d’évaluer et de commenter ma thèse. Merci enfin à tous les professeurs qui m’ont enseigné depuis le début de mes études universitaires : ce fut un véritable bonheur de découvrir et approfondir la sociologie et de bénéficier de votre ouverture d’esprit à l’égard des autres disciplines des sciences humaines et sociales.

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Mes remerciements vont aussi bien sûr à mes parents, ma sœur et mes frères. Ils savent trouver les mots justes en toute occasion, ce qui est énorme. Viviane et Judith ont été des sources de joie, d’amour et de fierté : merci pour votre joie de vivre, votre affection, votre regard neuf sur la vie. Merci aussi à ma belle-famille, dont la présence et le soutien constants ont été d’un grand réconfort. Plusieurs amis m’ont également encouragée dans ce parcours, en particulier Guy et Maya, ainsi que Nadine, Jeff, Jacqueline, Carole, Marie-Ève, Pascal et, plus récemment, Marion, Annie, Renée, Alexandre, Martine, Jean-François et plusieurs autres.

Merci au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada de m’avoir octroyé une bourse pour mes études doctorales. Je remercie également le Fonds de soutien aux études avancées et le Bureau international de l’Université Laval pour leur soutien financier.

Je dois remercier les Bibliothèques de l’Université Laval, de l’Université du Québec à Rimouski, la Bibliothèque et archive nationale du Québec, Notre mémoire en ligne et leurs employés pour l’abondance, la disponibilité et la facilité à consulter de multiples ressources documentaires. Merci enfin aux professeurs de l’École des Hautes Études en Sciences sociales à Paris, au Collège de France ainsi qu’à la Bibliothèque nationale de France pour leur accueil lors de mon séjour d’étude dans leur ville magnifique.

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Introduction

Le problème de l’idéal pédagogique des systèmes

scolaires contemporains

Deux phénomènes parallèles ont marqué le monde de l’éducation au XXe siècle : l’essor de la pédagogie nouvelle et la généralisation de la scolarisation en Amérique du Nord et en Europe, cette dernière allant de pair avec la mise en place de systèmes d’instruction publique et de lois d’obligation scolaire. La pédagogie nouvelle remettait en question la conception traditionnelle du rapport pédagogique entre le maître, porteur assumé d’un bagage de connaissances et de méthodes de travail intellectuel, et l’élève, totalement attentif. Les programmes scolaires des niveaux primaires et secondaires, les niveaux obligatoires, et les enseignants ont adopté à des degrés variables une pédagogie surgissant depuis l’activité et les intérêts des enfants. Pendant ce temps, une vision utilitariste des systèmes scolaires considérait que leur but premier était d’adapter l’individu à la société pour l’y intégrer (BULLE, 1999, 2010, MELLOUKI, 1989, 2010).

Des philosophes, pédagogues, sociologues, en accentuant certaines caractéristiques de l’éducation contemporaine, ont critiqué et continuent de critiquer ce « progressisme pédagogique » et l’exclusivité de la finalité utilitaire ou adaptative (BULLE, 2001, 2010).

Malgré les valeurs qui les fondent, soit l’expression d’une forte sensibilité à l’égard de l’enfant et la volonté économique et politique d’intégration individuelle et collective (DANDURAND et OLLIVIER, 1987), ces tendances paraissent détourner des idéaux

humanistes et modernes d’émancipation par la culture intellectuelle, de développement de la raison, ou plus généralement d’élévation de l’intelligence vers le Vrai, de la sensibilité vers le Beau et de la morale vers le Bien (DE KONINCK, 2004, CHARLOT,1987, GAGNÉ,

1999, FREITAG, 1998, LE GOFF, 1999). En somme, reproche-t-on, on n’enseigne ni

n’éduque plus pour les connaissances elles-mêmes ou par tradition d’attachements à des valeurs transcendantes. En parallèle, une affirmation excessive de la liberté de l’enfant contre toute forme d’autorité supposée l’encadrer, la guider et la nourrir, peut « enfermer

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l’enfant dans l’enfance », selon l’expression de Hannah Arendt. Suivant cette lecture, le renoncement perçu à l’autorité pédagogique empêche l’enfant de s’élever vers l’âge adulte pour hériter de la société que lui laissent ses prédécesseurs, ce qui peut en conséquence l’empêcher également de regarder au-delà, comme si cette société et ce dépassement étaient moins désirables que sa vie d’enfant (ARENDT, 1972a). En fait, le diagnostic critique révèle

une profonde crainte de voir s’appauvrir la culture enseignée et d’assister à un abaissement généralisé des exigences intellectuelles (BLAIS,GAUCHET et OTTAVI, 2008, BULLE, 2001,

2010). Ces deux déclins appréhendés pourraient signifier, s’ils se vérifiaient, l’anéantissement de lieux de réflexivité sur le devenir des sociétés et de l’humanité en général.

Sans rejeter totalement cette lecture inquiète de la situation scolaire contemporaine, mais en la nuançant, certains sociologues de l’éducation expliquent la difficulté à imposer un idéal pédagogique, ou à le faire avec un seul type de méthodes pédagogiques, dans le contexte de massification scolaire faisant se rencontrer dans un même milieu des enfants inégalement préparés à y exceller et dont les aspirations individuelles ou celles de leurs familles divergent (CHARLOT, 1987, DUBET et MARTUCCELLI, 1996, LESSARD, 2000, 2009, TEHAMI,

2009). Des chercheurs en sciences de l’éducation se joignent néanmoins au mouvement de critique envers les pédagogies dites « actives » en s’appuyant sur des méta-analyses de recherches menées aux États-Unis, pays reconnu pour son avant-gardisme en matière de pédagogie nouvelle, qui y fut appliquée dès le début du XXe siècle, mais qui fut remise en question à compter des années 1950. D’après de nombreuses études américaines, ces pédagogies accentueraient les écarts de réussite scolaire entre les élèves en difficulté et les élèves performants au lieu de les amoindrir, tout en étant potentiellement nuisibles pour le développement cognitif et affectif des élèves (GAUTHIER et al., 2005). Ces études suggèrent

cependant que le mérite de ce détour généralisé par la pédagogie active est d’avoir renouvelé la réflexion sur les moyens de favoriser une assimilation durable des connaissances par l’élève et une maîtrise assurée de compétences intellectuelles, avant de lui laisser l’espace d’autonomie que réclame la pédagogie active (GAUTHIER et al., 2005,

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D’autres auteurs examinant l’histoire juridique rappellent que les enfants ont acquis des droits leur conférant une liberté les protégeant, par exemple, contre l’affirmation intempestive d’autorités arbitraires ou destructrices ou contre les négligences parentales, rappelant en cela les acquis de la modernité, soit le respect de la dignité de l’enfant qu’une critique radicale de la pédagogie nouvelle pourrait remettre en question (RENAUT, 2001, p.

42, RENAUT, 2002, YOUF, 2002). Enfin, dans le but de relativiser l’impression de crise

pédagogique ou de nuancer les critiques envers les récentes réformes de l’éducation, des sociologues de l’éducation français et québécois attirent l’attention sur le fait que la sensibilité et l’attention envers l’enfant ne sont pas propres aux pédagogies contemporaines, et sur le fait que dans la pratique, les enseignants manifestent une autonomie variable à l’égard des traditions ou des vogues pédagogiques, selon leur formation, leur expérience et leurs convictions (ISAMBERT-JAMATI, 1995, p. 10-11,

LESSARD, 2000, 2009, TEHAMI, 2009). Observations qui, du reste, éclairent davantage

qu’elles ne nient le diagnostic critique en témoignant d’un refus d’une interprétation aussi pessimiste de l’éducation contemporaine.

Le but de cette thèse n’est pas de prendre position dans ce débat entre les tenants des pédagogies dites nouvelles ou actives et leurs détracteurs, ni sur la correspondance du diagnostic critique avec la réalité de l’éducation dans ses pratiques. Nous espérons plutôt contribuer à la compréhension de l’inquiétude contemporaine révélant la distance entre les valeurs modernes d’égalité et de liberté, qui ont officiellement légitimé la généralisation de la « forme scolaire » de l’éducation (VINCENT,LAHIRE ET THIN, 1994), et la réalisation du

projet d’instruction publique au XXe siècle, alors que dans les milieux les plus critiques plane un doute sur le potentiel émancipateur et réflexif de ses formes actuelles.

Dans cette thèse, trois voies parallèles contribuent à l’étude des idéaux pédagogiques contemporains. La première voie interroge le rôle des sociologues dans l’application de diagnostics pédagogiques et dans les orientations de l’éducation. La deuxième porte sur les idéaux modernes transcendant l’éducation avec lesquelles, selon le diagnostic critique, l’éducation contemporaine aurait rompu en se concentrant sur une vocation strictement utilitaire. La dernière, qui est plus empirique et centrée sur les origines de notre système

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scolaire, se résume de la façon suivante : qu’ont été les idéaux pédagogiques québécois, à commencer par ceux qui furent à l’origine de l’instruction publique québécoise? Cet objectif empirique de la thèse est de répondre à une question plus large qui englobe et articule les deux précédents : durant la fondation du système scolaire public québécois, quels étaient les rapports des idéaux pédagogiques québécois aux lieux de transcendance caractéristiques de l’idéal pédagogique moderne? Il s’ajoute à l’objectif plus théorique guidant la première partie de la thèse et entamant une discussion sur le rôle du sociologue dans le devenir de l’éducation. Chacune de ces voies correspond à un chapitre ou une partie de la thèse.

Le premier chapitre tente de répondre au premier questionnement, en cherchant comment des sociologues ayant vécu une situation de doute semblable ont étudié la société. Il s’agit d’Émile Durkheim et de Max Weber. Deux aspects inter-reliés de leurs œuvres incitent à s’en inspirer dans le contexte actuel d’un désarroi pédagogique persistant, qu’il soit ou non justifié : leur parti pris pour une démarche sociologique instruite de l’histoire culturelle de la civilisation européenne et leur propre inquiétude quant au sens transcendant de l’éducation avec la sécularisation des sociétés occidentales (BULLE, 2000, p. 129, 2005).

Les diagnostics qu’ils posent à la lumière de leurs sociologies historiques respectives ainsi que leurs démarches fournissent matière à réflexion sur le rôle des sociologues dans le devenir des sociétés en général et de l’éducation en particulier. De plus, leur sociologie historique apporte des réponses à la fois méthodologiques, historiques et sociologiques aux critiques contemporains. Par ailleurs, en plus d’aider à clarifier notre démarche de sociologie historique, leurs ouvrages retracent la genèse de traditions éducatives qui se sont rencontrées au Bas-Canada, celle de l’enseignement secondaire français, et celle, influencée par les libéraux et ce que Weber identifie comme « l’esprit capitaliste », valorisant l’enseignement de matières commerciales et techniques pour satisfaire les projets de développements économiques et industriels du XIXe siècle. Dans le chapitre I, l’étude de leurs travaux répond ainsi à plusieurs objectifs : une réflexion sur le rôle des sociologues dans le devenir de la société, et en particulier dans celui de l’éducation, des éléments théoriques et méthodologiques pour une sociologie historique des idéaux pédagogiques

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québécois, et leur propre interprétation sociohistorique des mutations culturelles antérieures à ce qu’ils conçoivent comme des crises morales et culturelles au début du XXe siècle. La deuxième voie, empruntée dans le deuxième chapitre, remonte à des sources théoriques des idéaux pédagogiques modernes développés pour une bonne part en Europe et qui influença en partie l’instruction en Amérique du Nord. Ce sont avec ces idéaux que les critiques contemporains disent que nous avons rompu, en éducation comme dans d’autres institutions sociales1. Dans le chapitre II, nous appliquons un outil wébérien en reconstituant un idéaltype des idéaux pédagogiques modernes qui s’appuie sur des philosophes politiques situant leurs réflexions sur l’éducation dans leurs réflexions plus larges sur la société politique et le devenir de l’humanité, donc dans leur rapport à des lieux de transcendance. Quel est, pour les philosophes étudiés, le rapport de leur éducation contemporaine à la tradition pédagogique et à la société contemporaine? La reconstitution de cet idéaltype formalisant des lieux de transcendance répond également à un double-objectif : retrouver des éléments de réponse à la réflexion contemporaine sur les idéaux pédagogiques, et établir des points de comparaison avec les justifications des lois et différents projets scolaires au Québec. Les deux premiers chapitres forment la première partie, qui alimente d’une part la réflexion sur les idéaux pédagogiques contemporains, et qui prépare d’autre part à notre étude des idéaux pédagogiques québécois, sur les rapports des projets scolaires à des lieux de transcendance.

La troisième et dernière voie exigeait de nous une démarche de recherche empirique. C’est en s’attardant au cas québécois que cette thèse veut aussi contribuer à comprendre la distance entre les idéaux fondateurs et les conséquences perçues de leur application collective, en interrogeant les justifications présentes à l’origine du système scolaire public québécois, entre autres dans les lois. Dans la deuxième partie, nous nous concentrons donc sur les projets d’instruction publique et les lois scolaires à compter de 1789, année où fut conçu un premier projet d’instruction publique au Québec, jusqu’à 1875, avec l’abolition du premier ministère de l’Instruction publique au Canada.

1 Voir par exemple HOBSBAWM,1999,diagnostiquant une rupture avec la civilisation moderne perceptible

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Outre qu’il s’agisse de la période de fondation du système d’instruction publique québécois, l’étude des idéaux pédagogiques exprimés pendant ces années est intéressante pour au moins deux raisons : 1) elle remet en question la perception répandue, hors des cercles historiens, du caractère totalement confessionnel de l’ancien système d’instruction publique chez les catholiques, qui subsiste depuis la volonté de rupture exprimée dans le Rapport Parent (1963-1966) avec le système scolaire antérieur ; 2) elle montre les lois scolaires et les écoles comme un lieu de dialogue, certes tendu, entre les catholiques et les protestants qui contraste également avec la séparation des « deux solitudes » dans la société québécoise, pour reprendre l’expression consacrée, qui se reflète dans l’organisation du système scolaire par la suite. L’enjeu majeur de cette période est le partage de l’autorité pédagogique et des responsabilités matérielles entre l’État, les Églises, les éducateurs et la société civile (AUDET, 1971, DUFOUR, 1996, CHARLAND, 2000, MAGNUSON, 2005, CURTIS,

2012, PROULX, 2014), dans une société longtemps coloniale où on peut dire que les acteurs

sont conscients de la diversité de la culture et des attachements identitaires ou continueront de l’être par la suite (DUMONT, 1996, LACOMBE, 2002, SIMARD, 2005). Ces débats

aboutissent, comme on le sait, à une victoire de l’autorité confessionnelle avec l’abolition en 1875 du premier ministère de l’Instruction publique de la Confédération canadienne, ministère créé en 1868, et son remplacement en 1875 par le Conseil supérieur de l’instruction publique, composé des comités protestants et catholiques qui œuvrent en fait séparément. Cette affirmation confessionnelle contrastait avec l’anticléricalisme du début du XXe siècle en France et avec une affirmation très forte de l’autorité de l’État sur l’éducation dans les politiques républicaines françaises, connues et suivies de ce côté-ci de l’Atlantique (PROST, 1968, OZOUF, 1982, AMALVY, 1979, NIQUE et LELIÈVRE, 1993,

DÉLOYE, 1994, HEAP, 1995). Le renforcement de ce contraste entre le Québec et la France

dans le dernier quart du XIXe siècle et durant les deux premiers tiers du XXe siècle a d’abord attiré notre attention sur le thème de l’autorité supérieure sur les systèmes scolaires publics, ce qui a contribué à définir et à structurer le thème de la thèse. Puis l’existence de lois québécoises antérieures semblables aux lois scolaires républicaines a redirigé notre attention sur les premiers trois quarts du XIXe siècle québécois.

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L’exposé de la démarche et de la contribution originale de la thèse, ainsi que la présentation plus en détail de la deuxième partie, requiert certaines précisions préalables. La période couverte dans la deuxième partie est relativement longue. L’objet implique une variété d’acteurs et de lieux de délibération politique et, malgré le fait qu’elle ait bénéficié de l’avis de différents professeurs tout au long de sa réalisation, l’ensemble de la thèse demeure le produit d’un travail de recherche mené en solo, donc limité dans l’exploration de journaux et de documents officiels sur près de 100 ans, qui s’ajoutait à l’étude des philosophes présentés au chapitre II. Malgré ces limites, nous avons priorisé, comme d’autres sociologues de l’histoire culturelle, idéologique ou politique, la longue période afin de comprendre la signification des représentations générales constitutives des idéologies collectives dont font partie les idéaux pédagogiques, et qui se saisissent dans des mouvements sur le long terme (Louis DUMONT, 1991, p. 271 ; Fernand DUMONT, 1974, p.

26 ; ELIAS, 1975, 1991). Nous nous sommes donc beaucoup appuyée sur des ouvrages

d’historiens pour obtenir une vue d’ensemble et identifier des sources pertinentes à fouiller, à la lumière de l’interrogation contemporaine sur le sens transcendant de l’instruction publique.

Nous faisons donc une sociologie historique, politique et pédagogique de l’éducation. Son apport se trouve moins dans des connaissances de faits historiques nouveaux que dans une tentative d’interprétation originale, éclairée à la fois par les jalons déjà posés par les historiens et par des éléments de sociologie historique et compréhensive. Une première contribution modeste de cette thèse est de maintenir ouverte la période d’investigation des sociologues de l’histoire de l’éducation québécoise en explorant celle qui a fondé les premières lois scolaires. En effet, contrairement aux historiens et à des exceptions à cheval entre l’histoire et la sociologie, ou l’inverse, comme Denise LEMIEUX (1971) Thérèse

Hamel (1984, 1995, 2000), Bruce Curtis (2012) ainsi que Jean-Pierre Proulx (2014), peu de sociologues de l’éducation québécoise se sont intéressés longuement aux délibérations entourant la fondation du système scolaire public avant 1875. Dans d’autres domaines, plusieurs sociologues québécois depuis Léon Gérin jusqu’aux sociologues des années 1960-1970 ont d’ailleurs eu tendance à commencer toute étude sociologique par une

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réinterprétation de l’histoire d’institutions ou de la société québécoises (GAGNON, 2004)2.

Dans le domaine de l’éducation, quelques sociologues de l’éducation québécoise se sont concentrés sur le matériel spécifiquement pédagogique tels les manuels ou les revues d’enseignement produits par les autorités catholiques pour les Canadiens français, et ont étendu leurs analyses au XXe siècle, jusqu’à la veille de la réforme des années 1960 (DUVAL, 1963, GAGNON, 1963, ROSS, 1969, MELLOUKI, 1989) ou dans ses suites (GAGNÉ,

1999). Le thème général était le rapport des dirigeants de l’éducation catholique à la modernisation de la société canadienne-française et de la pédagogie à la veille de la Révolution tranquille. Des historiens ont aussi étudié les idéologies scolaires catholiques du XXe siècle pour montrer leur conservatisme et la centralité de l’identité canadienne-française (DASSYLVA, 2009).

La présente thèse s’attarde aux idéaux justifiant le projet d’instruction publique et déterminant l’autorité qui doit s’en charger, de façon à faire ressortir le rôle de l’éducation dans la société selon différentes autorités idéologiques, en tant que moyen de réaliser des idéaux humains rassembleurs. Nous priorisons donc un regard d’ensemble sur ce que doit faire l’instruction publique, sur son sens en tant que projet collectif, par l’importance relative qu’on y accorde aux différents niveaux ainsi qu’aux différentes filières d’enseignement et aux matières qu’elles doivent enseigner. C’est pourquoi nous n’avons pas étudié de l’intérieur une matière en particulier ainsi que les manuels et les méthodes s’y rapportant.

Le fait que des programmes ne soient adoptés que tardivement dans le processus de fondation du système scolaire alors que se multiplient des manuels montre la limite attribuée à l’autorité de l’État, qui s’avéra dans la suite de l’histoire québécoise moins pédagogique qu’administrative avant les années 1960 (TREMBLAY, 1989). Comme le fait

remarquer Thérèse Hamel, cela montre la relative autonomie du système d’instruction

2 Nicole Gagnon écrit : « j'ai cru remarquer que tout sociologue québécois qui prétend se positionner croit

devoir refaire à son compte un chapitre de l'histoire du Québec » (GAGNON, 2004, p. 232-233). Cette particularité de la sociologie québécoise est présente dès Gérin, a été abandonnée par la « sociologie de l’ordre » se référant à la doctrine sociale de l’Église catholique, mais a été largement reprise des années 1960 aux années 1980.

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publique par rapport au reste de la société (HAMEL, 1998) comparativement à un État qui

définirait un programme pédagogique détaillé. Cela va dans le sens de la restriction de l’autorité pédagogique de l’État souhaitée par Condorcet et Hegel, mais aussi par des auteurs récents comme Mohammed Cherkaoui (CHERKAOUI, 2001, p. 36-37). Tandis que

dans le premier tiers du XIXe siècle, une marge de liberté est laissée à l’autorité pédagogique d’éducateurs ou d’élites intellectuelles préoccupés par l’éducation, l’autorité pédagogique de l’État se manifeste timidement par des processus d’évaluation des connaissances des élèves et des maîtres mis en place dès 1831, par la tenue d’examens publics et la création de la fonction de visiteur d’école (ALLARD, 1998, p. 25, AUBIN,

1995). Pour étudier comment l’autorité et les idéaux pédagogiques se manifestent concrètement, nous nous appuyons ponctuellement sur des analyses de l’évolution des programmes, des manuels et des matières enseignées qu’ont publié Michel Allard et Bernard Lefebvre (ALLARD et LEFEBVRE, 1998, ALLARD, 2012), Paul Aubin (AUBIN, 1995,

2012) et Thérèse Hamel (HAMEL, 1998). L’attention portée aux idées libérales est

encouragée par la mise en évidence de la persistance d’idées libérales en pleine apogée ultramontaine à compter du milieu du XIXe siècle (ROY, 1988, 1993, LAMONDE, 1997). Plusieurs historiens québécois ont abordé le thème des idéaux pédagogiques pour la période de 1789 à 1875, en employant diverses appellations tels les « conceptions éducatives », les « projets pédagogiques » ou les « idéologies éducatives ». Ils les situent dans le contexte des tensions politiques et idéologiques complexes entre les Canadiens français et les anglophones impérialistes, entre les libéraux, les conservateurs et les élites religieuses, composant ainsi le récit de la fondation du système d’instruction publique québécois observé sous différents angles s’enrichissant les uns les autres et sur lesquels nous nous appuyons dans la deuxième partie (AUDET, 1971a et b, LAJEUNESSE, 1968, 1969, EID,

1978a, DUFOUR, 1996, GAGNON, 1996, CHARLAND, 2000, MAGNUSON, 2005, CURTIS,

2012, PROULX, 2014). Chacun à sa manière, Jean-Pierre Charland (2000) et Bruce Curtis

(2012) montrent la communauté de vues libérales des politiciens canadiens-français et anglophones engagés dans l’organisation d’un système scolaire par l’intermédiaire des lois, malgré la situation de « concurrence » politique et commerciale opposant les Canadiens français et les anglophones (PROULX, 2014, p. 159-167). Charland et Curtis explorent la

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réponse temporaire apportée par la pédagogie de Lancaster pour enseigner à de grands groupes dans le premier tiers du XIXe siècle, bien que cette pédagogie inventée par un quaker suscite la controverse, notamment parmi les catholiques et les anglicans (PROULX et

AUBIN, 2014, p. 338). À la manière de Foucault, Curtis y voit l’intention générale

d’améliorer le gouvernement de soi des individus comme condition de mise en place d’un gouvernement libéral. Tout en reconnaissant cette intention, Charland voit dans les divers types d’initiatives, qu’elles proviennent d’individus, des Églises ou de politiciens, les démarches de promoteurs tentant de persuader la population des bienfaits de l’instruction et s’adaptant à leurs réactions (CHARLAND, 2000, p. 6). À compter des années 1840, la

petite-bourgeoisie de tendance conservatrice et le clergé catholique canadiens-français affirmaient toutefois explicitement leur intérêt à ne pas étendre la scolarisation, ou à tout le moins à l’adapter de façon à préserver tel quel l’ordre social (EID, 1978a). Tout de même, une partie

importante de la population réclamait l’instruction publique pour ses enfants, comme l’a montré Andrée Dufour. Par les pressions qu’elles ont exercées sur l’Assemblée législative par des demandes d’aide, Dufour estime que les communautés locales ont joué un rôle majeur dans la généralisation de la fréquentation scolaire au primaire. Elle relativise ainsi l’image d’un peuple canadien-français apathique et fermé à l’instruction, et insiste sur l’interaction qui s’est installée entre l’État et les communautés rurales par le biais des projets scolaires dans la répartition des « responsabilités éducatives » (DUFOUR, 1996). Les

pressions de la société civile pour étendre la scolarisation prirent d’ailleurs la forme de revendications pour l’obligation scolaire de la part de syndicats ouvriers et d’employeurs vers la fin du XIXe siècle, les premiers pour limiter le travail des enfants, les deuxièmes essentiellement pour améliorer la productivité des travailleurs (HAMEL, 1984, p. 40-41)3.

Roderick MacLoud et Mary Anne Poutanen insistent également sur les initiatives et l’autonomie des communautés locales dans la fondation d’écoles, en se concentrant sur celles de confession protestante. Ils y montrent entre autres les tensions vives qui existaient

3 Des projets de lois en 1901, 1912 et 1918 défendus dans les journaux de 1902 à 1920 et par la Ligue de

l’enseignement de 1902 à 1904 s’ajoutèrent à ces revendications de la société civile (HEAP, 1982, 1995). Le discours idéologique sur le rôle de l’État dans l’éducation, la généralisation de la scolarité, les besoins de l’économie et les intérêts électoraux des chefs de parti faciliteront à partir des années 1930 l’atteinte d’un consensus scolaire qui culminera avec l’adoption de l’obligation scolaire jusqu’à 14 ans en 1943 (MARSHALL, 1996).

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entre les sectes protestantes souvent occultées dans l’historiographie francophone. Ils nuancent de même les oppositions entre catholiques francophones et protestants anglophones. En effet, l’Institution royale, première corporation dirigeant l’instruction publique au Québec, pouvait se montrer plus agressive à l’égard de certaines sectes protestantes qu’envers les catholiques, qui eux demeuraient somme toute à l’abri de l’assimilation dans les écoles royales. De même MacLoud et Poutanen soulignent la cohabitation pacifique de catholiques et de protestants dans certaines localités, ce qui met en évidence la complexité des conditions de formation des idéaux pédagogiques au Bas-Canada (MACLOUD et POUTANEN, 2004). Enfin, des contributions récentes incluent les

autochtones dans l’histoire de l’éducation québécoise alors que plusieurs ouvrages les oubliaient après les premières tentatives ratées d’évangélisation par les missionnaires catholiques en Nouvelle-France : sans l’histoire de l’éducation des autochtones québécois, la compréhension de l’histoire de l’éducation québécoise demeure pourtant incomplète. Les prétentions de l’Église catholique et les lois sur les « Indiens » les ont largement écartés des projets québécois d’instruction publique, la première en s’interposant entre eux et les autorités politiques pour faire échouer la grande majorité de leurs propres projets de scolarisation pendant le premier tiers du XIXe siècle, les lois fédérales en imposant leur assimilation tout en les coupant à la fois d’une socialisation intégrant au reste de la société et de l’éducation et mode de vie traditionnels qu’avaient conservés plusieurs groupes (CHAURETTE, 2011, 2012, CLARKE, 1991, p. 11, DICKASON, 1996, p. 333).

Il ressort deux thèmes généraux de cette brève synthèse bien sûr non exhaustive de ce qu’a impliqué la fondation de l’instruction publique au Québec. Ce projet collectif visant abstraitement l’émancipation intellectuelle et économique, avec un potentiel réflexif, voire de distance critique sur la société politique en formation (DUMONT, 1974, p. 109-111 ;

1996), a posé la question de la forme et de la pertinence de l’autorité pédagogique devant l’orienter. Il posa en conséquence la question de l’autonomie, ou de la liberté, de la société civile qui lui était corrélative. Ces questions furent moins développées, du moins avec moins de détails concrets, par les philosophes du chapitre deux que dans les lois scolaires bas-canadiennes.

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Revenons maintenant sur les démarches entreprises dans les deux premiers chapitres. Notre tentative de réinterpréter l’histoire scolaire québécoise à la lumière d’outils d’analyse issus de la sociologie compréhensive et l’éclairage que fournit la comparaison avec un idéaltype de l’idéal pédagogique moderne, est une autre contribution de la thèse, dont le but peut ainsi se résumer comme celui de comprendre les idéaux pédagogiques fondateurs de notre système scolaire public, grâce à une démarche à la fois herméneutique et comparative. La démarche herméneutique consiste, pour le chercheur, à faire émerger un sens possible de documents ou d’événements historiques, à partir des questions qu’il leur pose, et qui sont elles-mêmes inscrites dans une position historique et inspirées par un bagage intellectuel ou culturel particulier (GADAMER, 1976). L’idéal pédagogique moderne européen se retrouve

en partie dans les origines de l’instruction publique nord-américaine. En en reconstituant un idéaltype, nous adoptons un autre élément de méthode de la sociologie historique, qui est la comparaison comme moyen de saisir les spécificités des collectivités (DUMONT, 1991, p.

271, HEINICH, 2002, p. 73, LACOMBE, 2004). Bien que dans cette thèse la comparaison soit

faite avec un idéaltype plutôt qu’avec une autre société, le temps long apporte lui-même un élément comparatif, de même que la diversité intérieure à la société québécoise. Mais nous verrons que les enjeux diffèrent des philosophes européens se questionnant sur les conditions épistémologiques du développement de la liberté humaine, sur laquelle fonder une communauté politique éclairée et guidée par un certain au-delà humain idéal, et leur application dans les lois d’instruction publique. Dans les lois, l’enjeu devient la détermination de l’autorité devant s’en charger. Si, comme le montre notamment l’histoire de l’instruction publique en France par les débats du XIXe siècle entre l’Église et l’État (OZOUF, 1982, PROST, 1968), cet enjeu n’est pas propre au Bas-Canada, il a ici pour

particularité de se faire entre deux groupes culturels dominants4, probablement attachés aux réflexions pédagogiques des métropoles européennes.

4 Avant l’émergence de la « société québécoise » comme lieu de référence identitaire au tournant des années

1960, les anglo-protestants attachés à l’identité britannique dominaient économiquement, politiquement (par leur appartenance à la majorité culturelle canadienne) et, pourrait-on dire, culturellement, en raison de leur statut social élevé. Les Canadiens français dominaient démographiquement (SIMARD, 2005).

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Dégager les rapports à la transcendance inspirant les premières moutures de notre système scolaire peut enrichir la compréhension du sens de ses développements ultérieurs : quel fut le sens de l’éducation utilitaire? Et celui de l’enseignement humaniste et individualiste, au sens de former les capacités intellectuelles de l’individu, caractéristique des collèges classiques (GAGNON, 1963)? Quelle était la place des considérations purement

pédagogiques ou universalistes à côté des considérations économiques et politiques plus près de la société immédiate? N’y avait-il pas une articulation de plusieurs visées autant dans l’enseignement classique que dans l’enseignement primaire plus orienté vers la société immédiate, articulation découlant précisément de la relative autonomie des établissements d’enseignement par rapport au reste de la société, mais contribuant, par leur ouverture au reste de la société, à structurer ses aspirations? En prenant pour appui l’idéaltype de l’idéal pédagogique moderne, nous proposons de rechercher le sens des projets d’instruction publique québécois, en y cherchant les visées pédagogiques, éventuellement universalistes, qui peuvent les avoir inspirées au-delà des considérations cléricales, nationalistes, républicaines et impériales. Autrement dit, c’est le rapport à la transcendance des concepteurs et des organisateurs de l’instruction publique qui est étudié dans cette thèse : quelle était pour eux la visée ultime de l’instruction publique? L’objectif de départ s’appuyait sur le présupposé qu’une sociologie historique de l’éducation pouvait contribuer à éclairer les conditions de l’éducation contemporaine, comme le croyait Durkheim (1999), en renouvelant notre compréhension de notre situation historique grâce à un dialogue avec une position historique antérieure (DÉLOYE, 2007, p. 22-23, GADAMER, 1976, HAMEL,

2000). Une sociologie historique de notre système d’instruction publique apparaissait comme un préalable à l’effort de poser des diagnostics sur le système scolaire contemporain, dont certains disent, on l’a vu, qu’il n’a plus le sens transcendant qu’il pouvait avoir chez ses concepteurs et ses fondateurs. C’est aussi un préalable aux changements qu’on voudrait lui apporter, puisque, comme le pense Durkheim, des pratiques éducatives et une société particulières sont le produit d’une longue histoire culturelle qui les précède et qui les a formés5. Ils ne peuvent non plus être créés spontanément, à partir de rien.

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Voici enfin comment se structure la deuxième partie de la thèse, qui est plus empirique. Après un rappel des conditions antérieures à la mise en place de l’instruction publique au XIXe siècle, dans le chapitre III nous analysons le dialogue que contient le rapport du Comité Smith déposé en 1789 entre une autorité catholique et une autorité protestante, dans lequel diffèrent à la fois les idéaux pédagogiques et les projets de société qui les justifient. Dans le chapitre IV, nous présentons les lois scolaires appliquées de 1801 à 1836 comme une première expérience de mise en commun de projets pédagogiques à légitimer, par l’intermédiaire des institutions politiques, auprès de tous les citoyens sans distinction de langues et de religions. Elles révèlent les conditions de formation de la société politique alors jugées acceptables, du moins sous forme de compromis, y compris celle de 1824 qui ne s’adressait qu’aux catholiques. Le chapitre V propose une analyse de l’idéal pédagogique libéral commun aux libéraux canadiens-français et britanniques et qui semble persister tout au long du XIXe siècle, ce qui permet d’isoler, par rapport à cette relative communauté de vues, les variations affectant les projets politiques canadiens-français et britanniques pour le Bas-Canada. Enfin, nous discutons dans le chapitre VI des forces agissant dans les transformations législatives de l’instruction publique de 1839 à 1875, soit les principes libéraux et les pressions confessionnelles, pour ensuite étudier dans les lois l’édification de l’autorité pédagogique, dont la confessionnalisation, progressivement reconnue jusque dans le haut, succède à la confessionnalisation qui s’effectue d’abord par le bas, dans les écoles. Cette thèse fait plus de place au point de vue canadien-français qu’au point de vue canadien-anglais, ce qui s’explique en partie par la couverture déjà faite par l’histoire de l’éducation au Québec. Nous avons tenté d’y remédier de notre mieux en étudiant les lois et les rapports britanniques, et en nous appuyant sur des historiens de l’éducation protestante ou anglophone au Québec.

Finalement, cette thèse en partie en dialogue avec les historiens de l’éducation québécoise montre que la situation scolaire du Bas-Canada est intéressante à plus d’un titre pour poursuivre la discussion sur les conditions de formation d’idéaux pédagogiques. Dans cette colonie appartenant au vaste Empire britannique de confession protestante et abritant une changements ou des orientations définies à l’éducation, ne font pas partie de la présente thèse.

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population majoritairement francophone et catholique, se rencontrent des traditions éducatives héritées de la Renaissance, celle des humanités classiques décrites par Durkheim et celle préparant à une vie économique fructueuse observée par Weber chez les réformateurs protestants, ainsi que des traditions éducatives autochtones qui contribuent, avec les idéaux modernes, à remettre en question la conception catholique traditionnelle de l’éducation. Ces rencontres s’inscrivent dans les tensions entre les descendants de peuples, Français et Anglais, et de communautés confessionnelles, les catholiques et les protestants, autrefois ennemis, qui pourtant élaborent ensemble des lois scolaires dans les institutions politiques. Cette délibération s’effectue alors que se redessinent les rapports entre les Églises et l’État au Bas-Canada, dans le contexte de l’antilibéralisme et de l’anticléricalisme qui s’affrontent à l’échelle occidentale tout au long du XIXe siècle. Si dans les périodes de crise que furent la Renaissance et le siècle des Lumières la remise en question des fins pédagogiques et de leurs moyens se faisait par l’intermédiaire de réflexions purement pédagogiques souvent entreprises par des religieux, des philosophes ou des littéraires, au Bas-Canada, une bonne partie de l’énergie fut investie dans l’élaboration par les lois de structures administratives délimitant les relations entre les groupes culturels, les Églises et l’État composant la société politique. En somme, nous montrons dans la thèse à quel point les acteurs des premiers trois quarts du XIXe siècle délibéraient sur la participation du système d’instruction publique et des collèges classiques à la formation d’une société politique dont la référence identitaire, comme intermédiaire de participation à la civilisation, demeurait indéterminée, partagée entre les constellations d’aspirations canadiennes-françaises et anglophones en partie entrecroisées, cependant que les Amérindiens, le plus souvent « réduits » par les projets de conversion et de « civilisation » (DELÂGE, 1991, SAWAYA, 2010) en étaient exclus comme tels (SIMARD, 2003).

Dans la mise en place du système d’instruction publique, qui avait pour double vocation de préparer aux projets collectifs concernant la société concrète, tels qu’une vitalité productive, l’harmonie et éventuellement un degré d’autonomie politique, et de préparer à une culture intellectuelle universaliste, l’adaptabilité réaliste à la société présente était indissociable de cet attachement transcendant à une humanité universelle, conçue alors comme civilisation en progrès. Pendant ce processus, les rapports entre les deux groupes

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culturels dominants, les Canadiens français catholiques et les anglophones protestants, sont passé d’un certain rapport d’étrangeté entre les conquérants civilisateurs et les conquis à civiliser, à la mise en veilleuse de cette volonté par l’intégration politique des conquis et la prise de conscience de leur rapport de force à la fois démographique et pédagogique, et enfin au refus mutuel d’une unification culturelle dans la communauté politique s’appuyant, comme ce sera le cas plus tard, sur l’affirmation de deux identités collectives distinctes (LACOMBE, 2002, SIMARD, 2005).

Dans l’analyse du sens du système scolaire contemporain québécois, il faut tenir compte de cette complexité particulière au Bas-Canada : l’enseignement utilitaire pouvait tendre vers l’universel tandis que l’attachement britannique et canadien-français aux métropoles justifiait de conserver un enseignement classique, la distance réflexive issue de ce rapport politique et culturel à l’Europe s’ajoutant à la distance réflexive dans le rapport à la culture classique.

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e

Partie

Faire une sociologie historique des idéaux pédagogiques

Cette première partie a deux objectifs. Le premier objectif est de trouver chez des sociologues et des philosophes classiques des éléments de réflexion pouvant contribuer au débat contemporain sur le sens de l’instruction publique telle qu’elle est réalisée. Le deuxième objectif consiste à préparer l’étude des idéaux pédagogiques au Québec en deux temps. Dans un premier temps, le chapitre I cherche dans les travaux d’Émile Durkheim et de Max Weber des éléments méthodologiques et théoriques de sociologie historique tout en portant attention à leur posture critique à l’égard de l’organisation morale de leur époque. Le chapitre II reconstitue un idéaltype de l’idéal pédagogique moderne exprimé par des philosophes politiques. Les idéaux pédagogiques québécois de l’instruction publique étudiés dans la deuxième partie sont lus avec cette grille de lecture obtenue grâce à cet outil d’analyse qu’est l’idéaltype. Cette grille de lecture oriente des questions générales posées aux documents analysés, lesquelles articulent trois niveaux de transcendance, ou trois visées abstraites de l’éducation : la personne, la société politique et l’humanité abstraite.

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Chapitre I

La critique comme point de départ d’une sociologie

historique particulariste

Préoccupés par les effets de la sécularisation des sociétés occidentales sur les valeurs communes, Émile Durkheim et Max Weber se sont intéressés à des idéaux humains dans leur formulation, leur réalisation pratique et leur transformation et ont exposé des éléments de méthode sociologique pour les apercevoir et les reconstituer. Cette distance critique, observée chez des auteurs plus récents, les conduisit à entreprendre une sociologie historique comme source de compréhension et de réflexivité. Durkheim a contribué de plusieurs façons à une sociologie de l’éducation par l’intermédiaire de ses cours de pédagogie à de futurs enseignants de lycée et dans sa participation au Nouveau dictionnaire

de pédagogie et d’instruction primaire de Ferdinand Buisson (1911). Il a écrit des articles

de théorie sociologique sur l’éducation, donné des leçons sur l’histoire sociologique de l’enseignement secondaire français et sur l’éducation morale, cours dans lesquels il conviait les futurs maîtres à réfléchir à l’idéal pédagogique qui devait les guider. Weber s’est approché du sujet en l’abordant indirectement dans L’Éthique protestante et l’esprit du

capitalisme et en étudiant la formation des hauts fonctionnaires en Chine (BULLE, 2005). Le

présent chapitre expose leurs démarches respectives en discutant leurs intentions préalables, leur façon d’identifier l’objet d’étude, leur méthode et la lecture de sociologie historique qui en résulte.

Durkheim : l’engagement pédagogique du sociologue malgré son

relativisme culturel

Le relativisme que Durkheim adopte dans Éducation et sociologie (1999) ne l’empêche pas de s’engager dans une « foi pédagogique » qu’il invite ses étudiants, de futurs enseignants du lycée, à renouveler pour orienter l’enseignement secondaire alors en crise. Ce relativisme et cette foi orientent son propre rapport au passé pédagogique, qu’il considère

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comme un développement dont il faut conserver les acquis sans pour autant s’y enfermer. Ce serait aller à l’encontre des possibilités d’adaptation des sociétés humaines face aux changements et de l’affirmation de leurs valeurs, dont Durkheim évalue le niveau de moralité en fonction de leur élévation vers un idéal altruiste. Une rupture totale priverait en revanche de l’apport d’une sagesse pédagogique cumulative éprouvée par l’expérience et particulière à la culture française, ce pourquoi Nathalie Bulle qualifie la posture de Durkheim de « relativisme éclairé » et de « rationalisme non dogmatique » (BULLE, 2010,

p. 43). Par rapport à ceux que Bulle qualifie de « pédagogues progressistes », pour qui l’éducation a essentiellement une fonction d’adaptation à la culture ambiante et à la société présente, et pour qui la transmission d’une tradition éducative perd de sa pertinence (BULLE, 2010, p. 39), Durkheim se démarque ainsi par son attachement à l’héritage culturel

et pédagogique constitutif des sociétés humaines ou, pour reprendre son expression, de leur « éthos collectif ». « Une telle perspective, écrit Bulle, suppose que l’on considère certaines valeurs éducatives comme dignes d’être prisées pour elles-mêmes, sans pour autant les tenir pour universelles. » (BULLE, 2010, p. 43). C’est cette conviction qui fait opter Durkheim

pour une sociologie historique de l’éducation, grâce à laquelle saisir des continuités qui seraient les éléments de l’éthos collectif particulier à la France.

Les enjeux éducatifs du début du XXe siècle en France orientent le regard de Durkheim. Dans la vie politique, c’est la question de la laïcité de l’enseignement qui le guide, tandis que dans la vie économique et intellectuelle, c’est celle de la modernisation de l’enseignement secondaire. En tant que sociologue et républicain, il est aussi conscient des valeurs culturelles de son époque, la liberté et l’individualisme, mais aussi le nationalisme (DÉLOYE, 1991, DUBET, 2014, p. XXII). Pressentant, pendant la Première Guerre mondiale,

les dangers d’une affirmation excessive de ces valeurs, Durkheim cherche comment les articuler avec ce qui lui semble vital pour l’homme, être fondamentalement social, et avec son propre idéal d’une humanité à la fois libre et solidaire6. C’est en pédagogue qu’il se

6 Ce qu’il affirme dans « L’Allemagne au-dessus de tout », où son ethnocentrisme explicite exprime un

attachement à la solidarité humaine et au respect des libertés considérées comme fondamentales : « la morale pour nous, c’est-à-dire pour tous les peuples civilisés, pour tous ceux qui se sont formés à l’école du christianisme, a, avant tout, pour objet de réaliser l’humanité, de la libérer des servitudes qui la diminuent, de la rendre plus aimante et plus fraternelle. » (DURKHEIM, 1991 [1915], 45.)

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penche de plus sur le statut de l’élève et de l’étudiant dans la relation pédagogique dans laquelle s’articulent l’autorité de l’éducation et la liberté de l’élève, relation qui se transforme tout au long de l’histoire de l’enseignement secondaire français.

À l’instar des républicains de la IIIe République, dont Jules Ferry et Ferdinand Buisson, Durkheim ne cache pas ses propres idéaux affiliés aux encyclopédistes et révolutionnaires français, eux-mêmes continuant de tracer le sillon creusé par le courant encyclopédiste ancien et ce qu’il appelle la « pédagogie réaliste », pour reprendre le terme allemand désignant les realschullen, des établissements d’enseignement apparus en Europe de l’est au XVIe siècle. On hésitait alors depuis une centaine d’années à réduire l’espace consacré à l’humanisme classique pour augmenter la place de l’enseignement moderne (langues vernaculaires et enseignement scientifique), jugé plus adapté aux besoins contemporains mais heurtant un attachement culturel à un système pédagogique ancien, celui des collèges humanistes hérités de la Renaissance (FAUCONNET, 1999, p. 29-30). Durkheim

diagnostique dans cette remise en question du contenu de l’enseignement secondaire une incertitude collective quant au type intellectuel à réaliser dans la démocratie française, qu’il distingue de l’idéal moral que le niveau primaire a déjà clarifié7 (FAUCONNET, 1999, p.11). En conséquence, d’après Durkheim, le niveau secondaire a besoin d’une orientation éclairée à la fois par la conscience des acquis hérités d’un développement pédagogique millénaire et par la conscience contemporaine de l’état d’avancement des idéaux sensés marquer le système pédagogique. Une telle adaptation consciente lui apparaît saine et normale, dictée à la fois par la vitalité des institutions, le privilège de la conscience historique et la créativité éducationnelle propres à l’humanité. L’unité d’esprit ne peut se constituer que si les futurs enseignants mettent leurs réflexions en commun, après avoir reçu un enseignement embrassant tout le système scolaire pour en saisir l’unité, c’est-à-dire « l’idéal qu’il a pour fonction de réaliser » (DURKHEIM, 1999, p. 117). Le parallèle avec les

Il met de plus en garde contre une affirmation excessive des volontés de domination de l’État allemand, contraires à la dignité humaine universelle : « Il y a une conscience universelle et une opinion du monde à l’empire desquelles on ne peut pas plus se soustraire qu’à l’empire des lois physiques ; car ce sont des forces qui, quand elles sont froissées, réagissent contre ceux qui les offensent. Un État ne peut pas se maintenir quand il a l’humanité contre soi. » (DURKHEIM, 1991 [1915], 85.)

7 L’instruction primaire obligatoire instaurée en 1882 portait aussi sur les matières à apprendre, dont

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époques antérieures est éclairant : au Moyen Âge, l’enseignement secondaire visait à former des dialecticiens. Par la suite, les Jésuites voulurent former des humanistes. Or si, au temps de Durkheim, dans toute l’Europe, l’enseignement secondaire vise clairement à ne pas spécialiser les esprits, on ignore encore dans quel sens il doit les former, suivant une idée assez claire de l’homme (DURKHEIM, 1999, p. 118-119).

Durkheim incite à une prise en main éclairée de l’avenir de l’enseignement secondaire, dans laquelle il invite les enseignants et des praticiens des sciences sociales à collaborer ensemble. La détermination de la fin à produire revient aux futurs enseignants qui doivent, pour que l’idéal guide leur action pédagogique, en avoir conscience, le connaître et l’aimer (DURKHEIM, 1999, p. 120). Il faut leur donner les moyens de cette prise de conscience en

provoquant « un énergique effort de réflexion » pendant leur formation à l’Université, qu’ils devront poursuivre tout au long de leur carrière sur la base des informations recueillies initialement (DURKHEIM, 1999, p. 120). Car l’autorité pédagogique des maîtres

dépend de l’intensité de leur conviction de porter une cause en laquelle ils croient, à la manière du prêtre (DURKHEIM, 1999, p. 68). La rencontre de cette condition est essentielle

au réveil de l’enseignement secondaire, où « l’ancien enthousiasme pour les lettres classiques » est « irrémédiablement ébranlé » alors qu’aucune « foi nouvelle » n’est encore venue le remplacer. C’est en retrouvant une « foi pédagogique » que le corps enseignant pourra se « refaire une âme » (DURKHEIM, 1999, p. 121). Durkheim n’est pas fataliste. Il

rappelle en effet que la disparition de la foi pédagogique n’est pas nouvelle. Elle se produit quand le besoin d’une éducation nouvelle se fait sentir après des changements modifiant l’organisation économique et sociale. Le XVIe siècle avait connu une telle crise pédagogique et morale révélée à la lecture des œuvres pédagogiques d’Érasme, Rabelais et Montaigne, qui ne se satisfaisaient plus de la pédagogie scholastique (DURKHEIM, 1990, p.

248-261 et 263).

De leur côté, les sociologues, en s’instruisant de l’histoire, de la pédagogie et de la psychologie, fournissent réflexions et matières à réflexion dans les orientations axiologiques de l’enseignement.

Figure

Tableau 1 : Les idéaux pédagogiques
Tableau 2 : Division des idéaux pédagogiques modernes selon les échelles d’humanité  et les pratiques éducatives correspondantes

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