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Le virus du découvreur

ALTHUSSER : LA PRATIQUE PAR- PAR-DELA THEORIE ET IDEOLOGIE

1. La philosophie dans son présent : une rencontre Foucault/Althusser ?

1.2. Le virus du découvreur

En dépit d'une volonté commune de donner droit de cité à la conjoncture comme condition d'exercice de la pensée, Foucault et Althusser ne donnent pas du tout le même sens à l'exigence de mise en abîme du problème dans leur propre pensée : nous allons le voir, ils divergent quant à la question de savoir ce que penser dans la pensée d'un auteur veut dire.

On peut dire tout d'abord qu'il y a chez Althusser une sorte de « virus du découvreur » (au sens où Canguilhem parle de virus du précurseur335), qui consiste, on a eu l'occasion de le souligner déjà, à dramatiser la solitude théorique du penseur qui s'aventure à la découverte d'un continent inconnu sur la carte du théorique. Althusser maintient fermement l'idée d'une relation intime entre le penseur et sa découverte, quand bien même la conjoncture, la pratique ou l'idéologie viendraient faire irruption dans la théorie. Ce parasitage n'est mentionné que pour mieux souligner par contraste l'exceptionnalité de la théorie, dans sa propension à tracer envers et contre tout des lignes de démarcation entre le vrai effectif et l'idéologique.

Dans « Freud et Lacan » (1964), Althusser insiste ainsi sur la « solitude théorique » de Freud : dès lors qu'il voulait produire le concept de « la découverte extraordinaire qu'il retrouvait chaque jour au rendez-vous de sa pratique », il se retrouvait dans la situation d'« être à lui-même son propre père », de « construire de ses mains d'artisan l'espace théorique où situer sa découverte »336. Faute de prédécesseur dans le champ théorique, il dut alors, précise Althusser, produire ses concepts propres ou « domestiques », « sous la protection des concepts importés, empruntés à l'état des sciences existantes, et il faut bien le dire, dans l'horizon du monde idéologique où baignaient ces concepts »337. Même sous la pression des

335

Cf. G. Canguilhem, Etudes d'histoire et de philosophie des sciences, op. cit., p. 20-23

336 L. Althusser, « Freud et Lacan », Ecrits sur la psychanalyse, op. cit., p. 27. (Souligné par Althusser). Althusser reprend à Kant cette distinction entre concepts « domestiques » et concepts « importés ».

337

« concepts importés » ou, pour reprendre le cas de Machiavel, même « sous conjoncture », la théorie continue de bénéficier d'un pouvoir de coupure à l'égard de l'idéologie : précisément, un pouvoir de coupure continuée – car on n'en a jamais complètement fini avec l'idéologie, les découvreurs pas plus que les autres. La solitude théorique de Freud se mesure au fait qu'il a su couper avec les philosophies spontanées qui accompagnaient les sciences de son temps (telles que la physiques énergétique, l'économie politique, la biologie), tout en leur empruntant leurs concepts, comme une sorte de matière première théorique mal dégrossie.

Ce motif du découvreur n'est pas qu'un artifice rhétorique ou méthodologique pour lire un auteur ; il engage une véritable décision philosophique sur le mode d'être de la pratique

théorique. Althusser refuse ainsi l'idée courante selon laquelle la psychanalyse ne serait

qu'une pratique, parfois efficace, qui se prolongerait en technique (les règles de la cure analytique), mais qui manquerait cruellement d'une théorie. Au contraire, la psychanalyse est

d'abord une théorie, du fait de son découvreur qui a su produire seul le concept d'un objet

nouveau, l'inconscient. Et comme pour toute science au sens rigoureux du terme,

la pratique n'est pas l'absolu de la science, mais un moment théoriquement subordonné; le moment où la théorie devenue méthode (technique) entre en contact théorique (connaissance) ou pratique (la cure) avec son objet propre (l'inconscient)338.

La pratique suppose donc ici que la théorie se soit d'abord donné son objet propre, ainsi qu'une technique, pour entrer en contact avec lui. La pratique, définie ici comme une modalité possible de contact avec l'objet, est précédée par le moment absolument singulier de la

découverte théorique de l'objet. On l'a vu avec l'analogie spinoziste de la forge : la pensée ne

dispose pas d'une méthode ou d'une technique a priori qui lui dicterait comment entrer en contact avec son objet ; il lui faut d'abord produire, c'est-à-dire découvrir théoriquement son objet. La découverte, c'est donc l'envers dramatisé de la production théorique. Un envers embarrassant cependant, car s'il y a bien un effet d'éclipse de la fonction-sujet dans le procès de production théorique, et si l'on peut légitimement parler de procès sans sujet à propos de l'activité scientifique – toute une lignée, de Spinoza à Cavaillès, permettrait d'abonder dans ce sens –, il est beaucoup plus difficile, en revanche, de parler de découverte sans découvreur.

Rancière a fort bien dégagé ce point aveugle : l'effort althussérien pour penser l'histoire comme procès sans sujet « s'accompagne d'une incessante valorisation de la singularité », car « si les masses peuvent faire l'histoire, c'est parce que les héros en font la théorie »339. Certes,

338 L. Althusser, « Freud et Lacan », Ecrits sur la psychanalyse, op. cit., p. 29

339

J. Rancière, La leçon d'Althusser, op. cit., p. 72-73. Critiquant la position d'Althusser lors du mouvement étudiant de Mai 68, Rancière remarque que cette valorisation du découvreur est telle qu'après le mouvement,

cette critique s'applique plus à la solitude de Lénine (qu'évoque explicitement Rancière) qu'à celle de Machiavel : on l'a vu, dans le dispositif théorique machiavélien, la théorie s'ouvre à la pratique sans être certaine de rencontrer la pratique. Mais le postulat lui-même de l'héroïsme théorique, qui conduit à refouler toute action créatrice des masses ou du peuple, n'est jamais remis en question dans « Machiavel et nous ». De même que la question de l'inscription du discours machiavélien dans le réel reste subordonnée à la présupposition jamais remise en cause d'une normativité intrinsèque du vrai, dont le penseur tapi dans sa solitude théorique serait le garant. Même infléchie du côté de la pratique politique dans l'althussérisme de la conjoncture, l'idée de coupure reste prégnante.

Rien de tel chez Foucault : il s'agit moins de penser dans la pensée d'un auteur en rejouant en fonction de sa propre conjoncture l'acte héroïque de pensée qui fut le sien, que de penser avec un auteur. L'utilisabilité des textes prend le pas sur la lecture symptomale, qui tend à hypostasier l'auteur, en discriminant ses failles et ses découvertes. Il y a deux manières d'entendre cette utilisabilité de l'auteur, solidaire de sa désacralisation par Foucault.

On a d'abord affaire à un mode de désacralisation archéologique, qui consiste à appliquer à la philosophie et à la science le même traitement archéologique qu'aux autres pratiques discursives. La pratique théorique n'est plus qu'une pratique discursive comme les autres dans l'ordre du discours. Dans « Qu'est-ce qu'un auteur ? » (1969), Foucault s'interroge sur les « instaurateurs de discursivité » (parmi lesquels il range, de manière très significative, Marx et Freud) : à la différence des découvreurs althussériens, les instaurateurs de discursivité ne construisent pas des espaces théoriques normés par la découverte d'un objet nouveau appelant la production de concepts « domestiques » pour le penser. Les instaurateurs de discursivité sont les « auteurs » d'autre chose et de bien plus que de l'œuvre qui porte leur nom. En position « transdiscursive » dans l'ordre du discours, ils se distinguent par le fait qu'« ils ont établi une possibilité indéfinie de discours »340. A la différence des fondateurs de scientificité (que sont pour Althusser, rappelons-le, Marx et Freud, voire également Machiavel), la discursivité qu'ils instaurent est « hétérogène à ses transformations ultérieures » : « à la différence de la fondation d'une science, l'instauration discursive ne fait pas partie de ces transformations ultérieures, elle demeure nécessairement en retrait ou en surplomb »341. La « possibilité indéfinie de discours » qu'ouvre une instauration de

« Althusser feindra de découvrir par les hasards de sa recherche et proposera comme une hypothèse risquée ce

que l'action des masses aura mis sous les yeux de tous : la fonction de l'école comme appareil idéologique

d'Etat ». Je souligne.

340 M. Foucault, « Qu'est-ce qu'un auteur ? » (Bulletin de la Société française de philosophie, 63è année, n° 3, juillet-septembre 1969), Dits et écrits, t. I, op. cit., n° 69, p. 833

341

discursivité n'est en aucun cas normée ou prédéfinie par l'instauration en question : elle demeure entièrement aléatoire dans l'espace de dispersion des discours. Tout se passe alors comme si c'était l'archéologie foucaldienne qui avait su le mieux radicaliser par avance la proposition d'Althusser d'un matérialisme aléatoire, en étendant le principe de dispersion des énoncés compris dans leur matérialité répétable342 à toutes les formations discursives, y compris à celles qui, comme la pensée du découvreur althussérien, pourraient se prévaloir de leurs effets de coupure et de leur nécessité interne. Comme le souligne Mathieu Potte-Bonneville, l'archéologie constitue « une réduction formelle et méthodologique de tout rapport au maître, au profit de l'anonymat des discours, anonymat vis-à-vis duquel les figures exemplaires jouent plutôt le rôle d'un principe de raréfaction »343.

Il n'y a plus pour l'archéologue de drame ou de « moment de solitude » qui vaille : précisément parce que ce qu'il s'agit d'analyser – y compris quand on a affaire à des

instaurations de discursivité –, ce sont des discours soumis à des règles externes de formation,

d'homogénéisation, etc., et non plus des théories ou des pensées régies en interne par leur propre normativité, qui seraient à elle-même leur propre père. L'archéologie ne connaît pas d'« héroïsme » discursif : l'expression même sonne comme un oxymore. Foucault récuse l'opposition originalité/banalité comme non pertinente du point de vue archéologique344 : il n'y a pas plus de découverte discursive que d'originalité discursive, qui permettrait de séparer le bon grain de la science de l'ivraie idéologique. Les seuils de scientificité et de formalisation que franchissent certaines pratiques discursives ne s'arrachent pas sur un fond massif d'idéologie ; ils sont descriptibles en fonction des mêmes règles d'émergence que les autres discours.

Qu'en est-il, maintenant, quand il s'agit de penser avec la pensée d'un auteur ? On assiste à un deuxième mode de désacralisation, par l'usage, à une désacralisation

pragmatique : penser avec la pensée d'un auteur (plutôt, donc, que dans sa pensée), c'est s'en

tenir non pas à l'œuvre comme à un tout, mais plutôt à certains textes ou énoncés choisis qui permettent de produire d'autres discours, selon le principe d'utilisabilité archéologique que nous avons évoqué345. Ainsi, quand Foucault dit tenir l'opuscule de 1784 sur les Lumières comme un texte « fétiche » ou « blason », il ne vise pas à déceler une « coupure » dans le

342 M. Foucault, L'archéologie du savoir, op. cit., p. 134.

343

M. Potte-Bonneville, D'après Foucault. Gestes, luttes, programme, co-écrit avec P. Artières, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2007, p. 53

344 M. Foucault, L'archéologie du savoir, op. cit., p. 188.

345

Sur ce critère cher à Foucault de l'utilisabilité des textes des autres comme de ses propres textes, cf. Thomas Benatouïl, « ''J'écris pour des utilisateurs'' » , Usages de Foucault, H. Oulc'hen (dir.), Paris, PUF, à paraître en 2014, chap. II.

système kantien entre l'analytique de la vérité et l'ontologie du présent, mais à s'en servir comme texte de référence pour reprendre la question de l'attitude à l'égard du présent qui y est posée346.

Nous allons dans les deux sections suivantes de ce chapitre examiner ces deux modes de désacralisation, archéologique et pragmatique, en commençant par le second. La question sur laquelle nous allons nous pencher du « réel de la philosophie » posée dans Le

gouvernement de soi et des autres à partir de la lecture foucaldienne de la Lettre VII de Platon

est précisément amenée par l'usage du texte de Kant fait au début du cours. On assiste alors à la mise en abîme d'un problème – celui du mode d'être de la philosophie comme discours et comme pratique – dans des textes (Kant, Platon) et dans des conjonctures différentes, sans que cela implique de rejouer le geste héroïque d'un découvreur. D'Althusser à Foucault, s'opère un déplacement de la conception de la philosophie comme découverte théorique à une conception de la philosophie comme pratique, comme courage de la pensée ou de la vérité : question rarement posée comme telle dans la philosophie occidentale – à quelques exceptions, telles que le texte de Kant sur les Lumières ou le Lachès de Platon que Foucault analyse dans

Le courage de la vérité347. Mais le fait que rares soient les philosophes à poser frontalement ce problème de la vérité ou de la pensée comme courage n'en fait pas pour autant des découvreurs de continents théoriques : précisément parce que ce n'est plus de ce côté-ci que nous nous plaçons, mais bien du côté de la pratique, de la mise à l'épreuve de la philosophie dans ses pratiques.