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L'intelligibilité de la pratique : entre Foucault et Sartre

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Academic year: 2021

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HAL Id: tel-00995333

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Submitted on 23 May 2014

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Hervé Oulc’Hen

To cite this version:

Hervé Oulc’Hen. L’intelligibilité de la pratique : entre Foucault et Sartre. Philosophie. Université Michel de Montaigne - Bordeaux III, 2013. Français. �NNT : 2013BOR30035�. �tel-00995333�

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École Doctorale Montaigne Humanités (ED 480)

THÈSE DE DOCTORAT EN PHILOSOPHIE

L'intelligibilité de la pratique. Entre Foucault et Sartre

Présentée et soutenue publiquement le 20 novembre 2013 par

Hervé OULC'HEN

Sous la direction de Guillaume LE BLANC

COMPOSITION DU JURY

Madame Florence CAEYMAEX

Chercheur qualifié du FRS-FNRS, Université de Liège (ULg) Monsieur Claude GAUTIER

Professeur des Universités, ENS de Lyon Monsieur Guillaume LE BLANC

Professeur des Universités, Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 Madame Kim Sang ONG-VAN-CUNG

Professeur des Universités, Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 Monsieur Philippe SABOT

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intellectuelle française des années 1960, ce travail propose d'articuler une rencontre entre les pensées de Foucault et de Sartre. Sans minimiser leurs divergences, par quoi on a coutume de les opposer dans le cadre de la querelle de l'humanisme, il s'agit de faire apparaître un enjeu commun aux deux auteurs : la proposition d'une mise en intelligibilité de la pratique, entée sur un matériau historique dûment circonscrit. Cette rencontre permet de revisiter les notions de praxis, de généalogie, de politique de la vérité. Cela implique tout un renouvellement du geste théorique du côté d'une pensée en situation commune à l'intellectuel universel et à l'intellectuel spécifique, d'une pratique « historico-philosophique » soucieuse de saisir à bonne distance son objet – les « ensembles pratiques » – sans le déréaliser ni le surplomber, dans un rapport complexe entre passé et présent. L'espace théorique ainsi ouvert entre Foucault et Sartre sur cette question de l'intelligibilité de la pratique est également l'occasion d'une confrontation avec Marx et les marxismes (Althusser principalement), ainsi qu'avec les sciences sociales (Bourdieu surtout).

MOTS-CLÉS : archéologie, Bourdieu, concret, dialectique, Foucault, généalogie, histoire, intellectuel, lutte, marxisme, politique de la vérité, pratique, praxis, production, Sartre, structuralisme, totalisation

INTITULÉ ET ADRESSE DE L'ÉQUIPE D'ACCUEIL : ADES-UMR 5185, École Doctorale Montaigne-Humanité, Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3, Domaine Universitaire, 33607 PESSAC Cedex

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The Intelligibility of Practice. Between Foucault and Sartre

By questioning the logic of practice as the main topic of intellectual life in France in the 1960s, we shall undertake a confrontation between the ideas of Foucault and Sartre. Without playing down their differences of opinion, which have often been emphasized by the humanist dispute, we shall endeavor to bring forward a topic these two authors share: the proposal of an attempt at the intelligibility of practice, based on a duly defined historic material. Such a confrontation will enable us to examine thoroughly the notions of praxis, genealogy, and the politics of truth. This will entail radically new theories about a “situated thought” shared by both the universal intellectual and the specific intellectual, about a “historic and philosophical” practice which will not hold its object – the “practical ensembles” too close and will not derealize or overhang it, in a complex relation between past and present. The theoretical space which is open in this manner between Foucault and Sartre on the question of the intelligibility of practice also permits a confrontation with Marx and marxisms (Althusser mainly), as well as with social sciences (Bourdieu mostly).

KEY-WORDS : Althusser, archaeology, Bourdieu, concrete, dialectics, Foucault, genealogy, history, intellectual, marxism, politics of truth, practice, praxis, production, Sartre, structuralism, struggle, totalisation.

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Je tiens avant tout à exprimer mes remerciements et ma profonde reconnaissance à Guillaume le Blanc pour la confiance qu'il m'a accordée tout au long de ce travail, ainsi que pour les nombreuses pistes et opportunités de recherche qu'il m'a proposées.

Je remercie tout particulièrement Emmanuel Gripay et Ferhat Taylan pour leurs remarques précieuses concernant tel ou tel aspect de cette recherche, et bien plus encore, pour toutes ces années d'amitié et de travail en commun.

Je remercie également celles et ceux grâce à qui j'ai pu, dans le cadre de colloques, de séminaires, de présentations d'ouvrages, ou simplement de discussions amicales, préciser telle ou telle question ayant trait de près ou de loin à ce travail : Emmanuel Barot, Thomas Benatouïl, Jauffrey Berthier, Judith Bordes, Philippe Cabestan, Florence Caeymaex, Grégory Cormann, Claude Gautier, Bruno Karsenti, Audrey Kiéfer, Valéry Laurand, Gabriel Mahéo, Florian Nicodème, Kim Sang Ong-Van-Cung, Luca Paltrinieri, Olivier Razac, David Risse, Philippe Sabot, Takashi Sakamoto, Kohei Sakurai, Jean Terrel, Timur Uçan, Andrea Zaccardi.

Merci, enfin, à Yannik Oulc'hen, pour sa relecture attentive de ce travail, à Enora Oulc'hen, pour son aide précieuse concernant la mise en forme du manuscrit, et plus largement, à tous mes proches, pour le soutien qu'ils m'ont accordé.

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INTRODUCTION...13

CHAPITRE I. FOUCAULT DANS L'HERITAGE DES DISCOURS SUR LA PRATIQUE ... 27

1.Quelques opérateurs classiques du discours sur la pratique ...28

2.Les concepts de la pratique après Marx ... 34

3.La production : métaphore ou concept de la pratique ? ...50

CHAPITRE II. AVEC ALTHUSSER : LES INSTANCES DE LA PRATIQUE...55

1.L'analytique althussérienne des pratiques ... 55

1.1.L'équivoque du « primat » ... 55

1.2.Un structuralisme de la pratique ... 64

1.3.La « pratique sociale » et ses modes ...70

2.L'idéologie en pratiques ...74

2.1.Qu'est-ce qu'un appareil idéologique d'Etat ? ... 74

2.2.Actes, pratiques, rituels appareils : de l'idéologie sans idées ... 78

2.3.Le point de vue de la reproduction... 82

2.4.Des idées aux problèmes ... 90

3.Les pratiques théoriques ...94

3.1.La théorie sous métaphore ... 94

3.2.Des appareils de pensée ... 96

3.3.Procès de connaissance et idée vraie : une pratique du spinozisme ... 100

3.4.Théorie des pratiques théoriques : l'idée de l'idée revisitée ...106

3.5.Concepts et pratiques : Althusser lecteur de Foucault ... 109

3.6.Vers une « politique » de la théorie ...117

4.Penser sous la conjoncture : le moment machiavélien dans la théorie...124

4.1.Un moment épistémologico-politique : de l'objet à l'objectif ...124

4.2.Un moment utopisant : l'utopie, l'histoire et le réel de la théorie ... 130

4.3.Un moment de solitude : la virtù du sujet pratique ...138

CHAPITRE III. APRES ALTHUSSER : LA PRATIQUE PAR-DELA THEORIE ET IDEOLOGIE... 147

1.La philosophie dans son présent : une rencontre Foucault/Althusser ? ...147

1.1.Actualité, événement, conjoncture ... 147

1.2.Le virus du découvreur ... 156

2.La philosophie dans ses pratiques : Foucault et la Lettre VII de Platon ... 160

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2.3.Le philosophe-roi en question ... 177

3.Le théoricisme althussérien à l'épreuve ... 188

3.1.« Traiter le discours dans le jeu de son instance »...188

3.2.Les opérateurs philosophiques du discours althussérien ... 191

3.3.La pluralité des régimes de vérité ... 200

3.4.Un jeu de la vérité et de la fiction...206

3.5.L'enjeu de l'historicisme ... 213

CHAPITRE IV. L'HOMME DE LA PRAXIS... 223

1.Éléments de contextualisation ... 223

2.Le savoir chez Foucault, par-delà théorie et pratique ... 230

2.1.Le savoir du point de vue du « théorico-actif » ... 230

2.2.Le mode d'être de l'ordre : une expérience de la facticité ...236

2.3.Les deux versants de l'archéologie ... 247

3.Archéologie du dispositif anthropologique sartrien ...252

3.1.Un champ philosophique borné par l'homme... 252

3.2.L'homme de Sartre comme doublet empirico-transcendantal ? ...259

3.3.L'homme du besoin et de la rareté dans la « transformation-Ricardo » ... 265

4.L'homme à l'épreuve de la praxis ... 277

4.1.Une anthropologie structurelle et historique ...277

4.2.« Ce qu'il fait de ce qu'on a fait de lui » ... 282

4.3.L'organisme pratique comme organisme technique : le procès de travail revisité ...287

4.4.Vers une praxis sans sujet ? ... 297

4.5.Pour un matérialisme situé...302

CHAPITRE V. L'HISTOIRE POLITIQUE DE LA VERITE...305

1.La Légende de la vérité comme esquisse d'une théorie de la pratique ...309

1.1.Les aventures de « l'idée pratique » ...309

1.2.Entre Marx et Nietzsche ... 320

2.Dans l'écho de la Légende : fragments foucaldiens d'histoire de la vérité ...324

2.1.Histoire, géographie et ethnologie de la vérité ... 324

2.2.Un roc pré-juridique des pratiques ... 335

2.3.Un roc pré-économique des pratiques ... 343

2.4.L'institution de la monnaie et de la loi : deux émergences sur fond de lutte des classes...347

3.Critique du point de vue de spectateur : l'exemple sartrien du match de boxe ...357

3.1.L'incarnation, ou la pratique ici et maintenant ...358

3.2.L'expérience critique des médiations historiques ... 368

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2.Les « structures formelles du concret » : le colonialisme, ou la pratique comme système . .382

2.1.Deux régimes de discours ... 382

2.2.Totalisation matérielle du système : la surexploitation ...386

2.3.L'idéologie coloniale en pratiques ... 396

2.4.Prolongements critiques : Balibar, Rancière...417

3.Une contre-histoire du capitalisme : la formation de la classe bourgeoise française ...423

3.1.Une double entrée dans la classe bourgeoise : violence-praxis et violence-processus...424

3.2.La formation de la classe par la lutte... 429

3.3.La composante culturelle de la classe bourgeoise : l'esprit objectif ... 433

4.La désadaptation dans la pratique : de Sartre à Bourdieu ...437

4.1.Du monde-agi au monde de l'émotion... 438

4.2.Hystérésis et attitude magique... 444

4.3.Émotion et conscience du corps : la scène du bal béarnais ... 448

4.4.L'histoire trouée : du traditionalisme du désespoir à la critique ... 452

5.L'intelligibilité des luttes ...462

5.1.Les contre-conduites : Foucault à la lumière de Sartre ...462

5.2.Intelligibilité des soulèvements... 471

5.3.De l'infrapolitique dans les pratiques : James C. Scott, entre Foucault, Bourdieu et Sartre ...484

CHAPITRE VII. FIGURES DE L'INTELLECTUEL... 499

1.La pratique de l'intellectuel, entre structure et existence ...500

1.1.Intellectuel total et intellectuel spécifique. Retour sur une opposition convenue ...501

1.2.De l'intellectuel au parrêsiaste : pour une mise en perspective généalogique ... 511

1.3.La dramatique de la vérité : le pacte éthique avec soi-même ... 514

1.4.L'incorporation de la vérité : la radicalisation Cynique ...520

2.Le réel du sociologue. Bourdieu, entre Foucault et Sartre ... 528

2.1.Un sociologue roi ? ... 528

2.2.Ethique du dire-vrai : l'enquête comme dispositif alèthurgique... 533

2.3.« Il n'y a pas de force intrinsèque de l'idée vraie ». Politique de la vérité du sociologue ...541

CONCLUSION... 547

BIBLIOGRAPHIE ...549

INDEX RERUM... 583

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PRATIQUE. Supérieure à la théorie. Flaubert, Dictionnaire des idées reçues

I

La question de la pratique et de son mode d'intelligibilité propre est incontournable dans la vie intellectuelle française des années 1960. On pourrait être tenté de voir là une affaire de « moment », pour reprendre un concept de Frédéric Worms1 : d'un moment philosophique centré sur le problème de l'esprit, privilégiant, au tournant du XIXè et du XXè siècles les caractéristiques subjectives de l'action (la volonté, le choix, la délibération, la création, etc.), nous serions passés à un moment philosophique enté sur le problème de la structure, où l'action serait envisagée désormais comme une pratique dotée d'une objectivité, d'une épaisseur socio-historique. Avec, entre ces deux moments, ce que Worms appelle le moment philosophique de l'existence, autour de la Seconde Guerre mondiale : ou ce qu'on pourrait appeler le moment de la rencontre de l'action et du monde concret, le moment de la tension dramatique entre l'action et l'histoire.

Pour le « moment » des années 1960 qui occupe cette enquête, la pratique constitue un objet ambigu parce que fortement polémique, du fait des diverses filiations conceptuelles qui s'y trament. Tantôt on invoque la pratique (et son supposé primat) comme l'autre de la structure, comme ce sur quoi achopperait la structure – c'est ainsi qu'on a pu écrire sur les murs de la Sorbonne, au moment de mai 1968, que « les structures ne descendent pas dans la rue ». Tantôt au contraire, on s'efforce de penser la pratique comme structure, répudiant du même coup les approches subjectivistes et spontanéistes de l'agir, qui donneraient tout crédit aux intentions et aux imaginaires des acteurs et des groupes. Une remarque de Lacan, lors de

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la discussion qui suit la conférence « Qu'est-ce qu'un auteur ? » que Foucault donne le 22 février 1969 à la Société française de philosophie, permet de ressaisir ce problème :

Je ne considère pas qu'il soit d'aucune façon légitime d'avoir écrit que les structures ne descendent pas dans la rue, parce que s'il y a quelque chose que démontrent les événements de mai, c'est précisément la descente dans la rue des structures. Le fait qu'on l'écrive à la place même où s'est opérée cette descente dans la rue ne prouve rien d'autre que, simplement, ce qui est très souvent, et même le plus souvent, interne à ce qu'on appelle l'acte, c'est qu'il se méconnaît lui-même.2

Ce scénario bien connu – trop, sans doute – consiste à opposer les philosophies de la praxis, invoquant la dimension individuelle ou collective du faire constituant, aux philosophies de la structure, subordonnant les actions des individus à un ordre du sens qui se bricole et agit à leur insu, induisant des effets mêlés de méconnaissance et de décentrement. Or cette opposition est par trop abstraite, car dès lors qu'on cherche à se rendre la pratique intelligible, on ne peut faire l'économie ni des modes de subjectivité (individuels ou collectifs) qui s'y investissent, ni du poids socio-historique des structures hors desquelles on n'aurait pas affaire à quelque chose comme de la pratique, mais plus spécifiquement, à de l'action proprement dite, nous renvoyant au modèle théorique d'un agent décontextualisé, dont l'agir pourrait être analysé en termes d'intention, de choix, de délibération, ou encore de projet.

Au point de départ de ce travail, il y a un questionnement sur un ensemble de démarches que l'on a coutume d'opposer, mais qui ont toutes en commun de chercher du côté de la pratique de quoi dépasser ce type d'alternative abstraite entre l'homme et la structure, ou, entre le subjectivisme et l'objectivisme. Parmi ces démarches, ce sont celles de Foucault et de Sartre qui, d'abord, ont retenu notre attention. Articuler une rencontre entre ces deux auteurs autour de la question de la pratique n'allait pas de soi, car n'est-ce pas justement à propos de cette question qu'ils ont le plus nettement marqué leurs divergences respectives au cours de la « querelle de l'humanisme » ?

On peut d'abord prendre acte du fait que cette querelle n'a pas été à l'avantage de Sartre : il y est apparu comme un penseur théoriquement vieillissant, peu en phase avec le « moment » de la structure, et qui n'appréhenderait plus son présent que par la posture morale. Althusser écrit ainsi à son sujet :

2

Jacques Lacan, in Michel Foucault, « Qu'est-ce qu'un auteur » ? » , Dits et écrits, t. I, 1954-1975, Paris, Gallimard, 1994, rééd. « Quarto » 2001, p. 848-849

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Notre Rousseau, homme du XVIIIè siècle, plus moraliste et politique que philosophe, mais idéaliste rationaliste […]. Sartre est vivant et actif, combatif et généreux, mais il ne nous apprend rien sur rien, surtout sur les auteurs ou objets dont il parle, Marx, Freud, la sociologie, la politique, etc. Sartre n'aura pas la moindre postérité : il est déjà philosophiquement mort, à moins qu'il ne renaisse dans un sursaut que nous espérons.3

Foucault fait de Sartre un penseur du XIXè siècle : Althusser va plus loin encore dans l'accusation d'anachronisme. Ce jugement pour le moins péremptoire est très significatif d'une stratégie des tenants de « l'anti-humanisme » (dont, au premier chef, Althusser) qui consiste à éviter ou à refuser de réellement discuter pour elle-même, sans polémique, l'invention conceptuelle de Sartre4. Tenter par ailleurs de sauver Sartre malgré tout, en saluant sa générosité et ses qualités de moraliste, relève de la tartuferie pure et simple. Dans un texte intitulé « Il a été mon maître » (1964), Deleuze nous fait entendre un tout autre son de cloche :

Ce qui manque aujourd'hui, ce que Sartre sut réunir et incarner pour la génération précédente, ce sont les conditions d'une totalisation : celle où la politique, l'imaginaire, la sexualité, l'inconscient, la volonté se réunissent dans les droits de la totalité humaine […] Nous parlons de Sartre comme s'il appartenait à une époque révolue. Hélas ! C'est plutôt nous qui sommes déjà révolus dans l'ordre moral et conformiste actuel. Au moins Sartre nous permet-il d'attendre vaguement des moments futurs, des reprises où la pensée se reformera et refera ses totalités, comme puissance à la fois collective et privée. C'est pourquoi Sartre reste notre maître. Le dernier livre de Sartre, La Critique

de la raison dialectique, est un des livres les plus beaux et les plus importants parus

ces dernières années.5

Deleuze inverse donc le problème en décrivant la figure d'un Sartre intempestif : loin d'être un penseur révolu, c'est nous qui paraissons révolus par rapport à lui et à son génie des totalisations. Réactualiser Sartre, cela implique de parvenir à redonner à la pensée sa puissance de totalisation, c'est-à-dire sa capacité à embrasser à la fois l'universel et le singulier. Penser, c'est totaliser : non pas en forçant le réel à se dire dans une totalité figée de survol, mais en le saisissant comme une totalisation en cours, immanente à une multiplicité de

3

Louis Althusser, « Conjoncture philosophique et recherche théorique marxiste » (26 juin 1966), Écrits

philosophiques et politiques. Tome II, Paris, Stock-Imec, 1995, rééd. 1997, p. 415-417

4 Cf. Jean Bourgault, « Les désarrois de l'élève Clouet. Sartre et le maoïsme », Les Temps Modernes, n° 658-659,

avril-juillet 2010, p. 21.

5

Gilles Deleuze, « Il a été mon maître » (1964), L'île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, Paris, Minuit, 2002, p. 111-112

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données qu'elle s'efforce d'unifier, non sans être constamment aux prises avec une extériorité dispersive. À cet égard, comme le souligne Deleuze, la Critique de la raison dialectique – dont le tome I paraît en 1960 est un ouvrage de première importance, qui nous donne à repenser les « conditions d'une totalisation » pour notre présent. Ces conditions, Sartre les déplace du terrain strictement onto-phénoménologique du pour-soi au terrain socio-historique de la praxis dont il cherche à définir l'intelligibilité.

Ce qui fait de Sartre un penseur inactuel, c'est précisément le fait qu'il est l'homme de plusieurs « moments » de la vie intellectuelle française : celui de l'existence, bien sûr, mais également, celui des années 1960, que l'on pourrait qualifier de « moment de la pratique » ou de « moment du marxisme » en France6. Une telle approche en termes de moments encourt néanmoins le risque de hiérarchiser les phases d'une pensée en fonction des moments philosophiques qu'elle traverse, en la confinant à un moment privilégié : en l'occurrence, pour Sartre, à la découverte de l'existence au moment des années 1940 où, précisément pour des

raisons qui ne sont pas que philosophiques, mais également conjoncturelles et

institutionnelles relevant, entre autres, de ce que Jean-Louis Fabiani appelle la « vie sociale des concepts »7, le marxisme n'était pas du tout pour Sartre un problème, ni comme méthode d'investigation du réel, ni même comme objet à critiquer.

Privilégiant au cours de cette enquête le Sartre de la Critique de la raison dialectique, nous n'entendons cependant pas faire de la praxis (plutôt que l'existence) l'intuition fondamentale de la philosophie de Sartre : il ne s'agira pas ici de proposer un éclairage global de la pensée sartrienne prise comme un tout unifié, mais de façon plus restrictive, de montrer en quoi la proposition d'une mise en intelligibilité de la pratique dans la Critique gagne à être confrontée à des démarches dont l'enjeu est similaire, mais qui, pour des raisons diverses, entendaient explicitement se démarquer de Sartre : Foucault donc, mais également Althusser et Bourdieu, auxquels nous accordons une place importante dans ce travail.

II

Foucault n'a guère analysé l'idée de pratique pour elle-même : en vain chercherait-on dans son œuvre des textes consacrés à la pratique du même acabit que ceux consacrés au

6 Dans son ouvrage, F. Worms peine à donner au moment des années 1960 une unité problématique aussi nette

que pour les deux moments précédents de l'esprit et de l'existence : en sus de la tension structure/différence, il invoque d'autres critères tels que la vie et la justice.

7

Jean-Louis Fabiani, Qu'est-ce qu'un philosophe français ? La vie sociale des concepts (1880-1980), Paris, ed. EHESS, 2010

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discours, au pouvoir ou au sujet. À l'inverse de ces trois chantiers, que Foucault a pu élire à tel ou tel moment de son parcours comme thèmes d'analyse privilégiés, la pratique ne demeure qu'un motif commun aux diverses enquêtes archéologiques et généalogiques, qui se proposent de décrire et d'expliciter des pratiques, des manières de dire et de faire immergées dans leur contexte historique et fonctionnant largement au flou et à l'implicite. Fil conducteur de la recherche, la pratique fonctionne comme opérateur d'explicitation de cet implicite : ainsi du discours, défini dans L'archéologie du savoir comme « pratique discursive », du pouvoir, ré-envisagé à partir de 1978 comme manière d'assujettir et de gouverner, ou du sujet, consistant en de multiples « pratiques de soi ». La philosophie elle-même, y compris et surtout peut-être la philosophie dite « du concept » dont Foucault revendique l'héritage, est envisagée comme une pratique parmi d'autres. Dans son texte-hommage à Canguilhem, Foucault comprend ainsi la manière dont l'épistémologie historique française traite du thème de la discontinuité : moins comme un « postulat » ou comme un « résultat » que comme « une ‘‘manière de faire’’, une procédure qui fait corps avec l’histoire des sciences parce qu’elle est appelée par l’objet même dont celle-ci doit traiter »8. On peut alors se demander si et en quel sens la pensée de Foucault peut être comprise à la fois comme une philosophie de la pratique et comme une « philosophie pratique »9, c'est-à-dire comme une philosophie pour laquelle l'objet de la recherche finirait par se recouper avec l'exercice de la recherche lui-même et partant, avec le sujet de cet exercice.

Plusieurs questions se posent alors. Les pratiques étudiées sont-elles sur le même plan que la pratique de pensée qui s'emploie à les ressaisir ? En postulant, ensuite, un primat de la pratique comme opérateur d'explicitation des pratiques, ne risque-t-on pas de glisser subrepticement vers une certaine conception privilégiée de la pratique – celle du penseur lui-même, réfléchissant son propre travail comme une manière de faire – indûment appliquée aux pratiques singulières dont il cherche à rendre compte ? Tel semble être l'enjeu crucial de toute théorie des pratiques qui se réfléchit elle-même comme une pratique : cette instance pratique dans laquelle la théorie se réfléchit et s'apparaît à elle-même n'est-elle pas précisément irrémédiablement séparée des pratiques dont elle a à rendre compte ? Une philosophie s'affichant comme pratique pourrait alors être suspectée de complaisance scolastique et spéculaire avec elle-même, son idée de pratique n'étant rien d'autre qu'un objet de philosophe taillé sur mesures. Précisément, la pratique n'est jamais chez Foucault directement érigée en

8 M. Foucault, « La vie : l’expérience et la science », Dits et écrits, tome II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 1994,

rééd. « Quarto », 2001, n° 361, p. 1588.

9

Pour reprendre l'expression de Deleuze à propos de Spinoza (voir son Spinoza. Philosophie pratique, Minuit, 1981), utilisée ensuite par Patrice Maniglier à propos de Lévi-Strauss : « Des us et des signes. Lévi-Strauss : philosophie pratique », Revue Métaphysique et de morale, 2005/1, n° 45, p. 89-108.

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pierre de touche : ni de la théorie, ni du réel. Ce n'est que d'une manière indirecte qu'elle peut avoir cette faveur, une fois qu'ont été définis quels sont nos « besoins conceptuels » :

J'entends par là que la conceptualisation ne doit pas se fonder sur une théorie de l'objet: l'objet conceptualisé n'est pas le seul critère de validité d'une conceptualisation. Il nous faut connaître les conditions historiques qui motivent tel ou tel type de conceptualisation. Il nous faut avoir une conscience historique de la situation dans laquelle nous vivons.10

La demande d'intelligibilité – ou de « conceptualisation » à l'égard de la pratique ne saurait se satisfaire d'un objet unifié : car ce sont toujours des pratiques historiquement ancrées qu'il s'agit de rendre intelligibles.

Si Foucault invoque le motif de la pratique, c'est d'abord pour circonscrire les objets de ses enquêtes généalogiques : il le répète souvent, il ne s'intéresse ni aux représentations, ni aux institutions, ni aux théories, encore moins aux idéologies, mais bel et bien aux pratiques, qu'il faut penser dans leur spécificité propre, et surtout dans leur diversité bigarrée, sans les rapporter d'entrée de jeu à l'une ou l'autre des quatre notions que l'on vient d'évoquer. L'enjeu est de parvenir à rendre intelligibles les pratiques pour elles-mêmes, en les affranchissant de toute dérivation à l'égard d'instances extérieures qui en dirigeraient le cours. Il s'agit en somme d'affranchir les pratiques des cadres sociaux (les institutions et les normes), mentaux (les représentations, les idéologies), scientifiques ou philosophiques (les théories) dans lesquelles elles évoluent, dès lors que ces cadres sont posés comme des principes normatifs premiers et séparés des pratiques. Il ne suffit pas pour autant de dire que les pratiques n'auraient aucune cohérence, aucun cadre, qu'elles n'évolueraient qu'au gré des circonstances. Rendre intelligibles les pratiques, cela suppose d'abord de mettre en évidence les formes toujours singulières de normativité ou de rationalité (terme plus directement foucaldien) dont elles sont elles-mêmes porteuses :

Il s'agit de faire l'analyse d'un « régime de pratiques » – les pratiques étant considérées comme le lieu d'enchaînement de ce qu'on dit et de ce qu'on fait, des règles qu'on s'impose et des raisons qu'on se donne, des projets et des évidences. Analyser des « régimes de pratiques », c'est analyser des programmations de conduite qui ont à la

10

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fois des effets de prescription par rapport à ce qui est à faire (effets de « juridiction ») et des effets de codification par rapport à ce qui est à savoir (effets de véridiction »).11

Les pratiques sont inséparables de « régimes » dans lesquels elles sont prises : ce sont toujours des « choses à faire » et à des « choses à savoir » dans une situation donnée. Foucault mobilise ce terme suffisamment souple de « régime » à rebours des modèles qu'il juge trop abstraits de l'institution, de l'idéologie, de la théorie : loin que l'on ait affaire à un rapport transitif simple où les pratiques ne seraient que l'application d'une théorie, l'effet d'une emprise idéologique, le suivi d'une règle institutionnelle, ce sont les pratiques elles-mêmes qui définissent leurs propres régimes. La notion de « régime » désigne ici un enchaînement réglé entre des discours et des actions. Rendre intelligible une pratique, c'est donc dégager la logique de cet enchaînement, décelable dans ses effets singuliers de « juridiction » et de « véridiction ».

Tout l'enjeu de Foucault est de rendre pensable le divers des pratiques sans le dissoudre dans une théorie surplombante. Or, Sartre n'achoppe-t-il pas sur cet irréductible pluriel des pratiques en privilégiant la praxis comme totalisation ? On peut pointer trois points de friction à cet égard. Foucault s'est d'abord employé à penser l'espace de dispersion des pratiques discursives, à rebours de l'exigence sartrienne de totalisation ; puis le savoir spécifique de l'intellectuel contre l'idée d'intellectuel total ou universel ; enfin, les pratiques de soi contre la morale de l'authenticité.

De ces trois divergences entre Foucault et Sartre, c'est peut-être la dernière, celle qui oppose les pratiques de soi au motif de l'authenticité, qui est la moins accusée. Interrogé, au cours d'un entretien avec Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, sur une éventuelle proximité entre son questionnement sur la stylistique de l'existence et l'existentialisme sartrien, Foucault répond ceci :

Du point de vue théorique, je pense que Sartre écarte l'idée de soi comme quelque chose qui nous est donné, mais, grâce à la notion morale d'authenticité, il se replie sur l'idée qu'il faut être soi-même et vraiment soi-même. À mon avis, la seule conséquence pratique et acceptable de ce que Sartre a dit consiste à relier sa découverte théorique à la découverte créatrice et non plus à l'idée d'authenticité. Je pense qu'il n'y a qu'un seul débouché pratique à cette idée du soi qui n'est pas donnée d'avance : nous devons faire de nous-mêmes une œuvre d'art. Dans ses analyses sur

11

(21)

Baudelaire, Flaubert, etc., il est intéressant de voir que Sartre renvoie le travail créateur à un certain rapport à soi – l'auteur à lui-même – qui prend la forme de l'authenticité ou de l'inauthenticité. Moi je voudrais dire exactement l'inverse : nous ne devrions pas lier l'activité d'un individu au rapport qu'il entretient avec lui-même, mais lier ce type de rapport à soi que l'on peut avoir à une activité créatrice.12

Dans la version réécrite de cet entretien, il précise :

Il y a chez Sartre une tension entre une certaine conception du sujet et une morale de l'authenticité. Et je me demande toujours si cette morale de l'authenticité ne conteste pas en fait ce qui est dit dans La transcendance de l'Ego. Le thème de l'authenticité renvoie explicitement ou non à un mode d'être du sujet défini par son adéquation à lui-même. Or il me semble que le rapport à soi doit pouvoir être décrit selon les multiplicités de formes dont l'« authenticité » n'est qu'une des modalités possibles ; il faut concevoir que le rapport à soi est structuré comme une pratique qui peut avoir ses modèles, ses conformités, ses variantes, mais aussi ses créations. La pratique de soi est un domaine complexe et multiple.13

Foucault crédite Sartre d'une « découverte théorique » importante : l'idée, largement popularisée par l'existentialisme, selon laquelle le sujet n'a pas d'être substantiel, mais n'est rien d'autre que ce qu'il fait de lui. Au lieu de creuser cette découverte théorique du côté de la pratique, comprise comme invention ou création de soi, Sartre l'aurait court-circuitée en la rabattant sur une morale de l'authenticité que Foucault comprend comme une exigence d'adéquation du sujet avec lui-même. À cela, il oppose l'idée d'un primat de la pratique comme activité créatrice, qui consiste à faire perpétuellement craquer des formes de subjectivité existantes pour en inventer de nouvelles, à la manière d'un artiste créant de nouvelles formes. À suivre Foucault, Sartre s'était pourtant donné les moyens théoriques, avec

La transcendance de l'Ego (1934), d'infléchir du côté de la pratique sa conception non

substantielle de la conscience comme pure spontanéité : Sartre n'écrit-il pas, en effet, que peut-être « la fonction essentielle de l'Ego n'est-elle pas tant théorique que pratique », dans la mesure où son rôle serait d'abord de « masquer à la conscience sa propre spontanéité »14? L'idéal d'authenticité serait alors encore une manière pour la conscience de s'hypnotiser

elle-12

M. Foucault, « A propos de la généalogie de l'éthique : un aperçu du travail en cours », Dits et écrits, t. II, op. cit., n° 326, p. 1211-1212

13 M. Foucault, « A propos de la généalogie de l'éthique : un aperçu du travail en cours », Dits et écrits, t. II, op.

cit., n° 344, p. 1436

14

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même, et de refuser la « fatalité de sa spontanéité »15 en s'absorbant dans la figure d'un Ego qu'elle aurait constitué de toutes pièces. Foucault se méprend, cependant, sur le sens sartrien de l'authenticité : loin de renvoyer à l'idée d'une coïncidence avec soi, l'authenticité consiste d'abord à « refuser la quête de l'être, parce que je ne suis jamais rien »16. L'authenticité, c'est le fait d'assumer pleinement son être en situation, Sartre entendant par situation le libre rapport que l'homme noue à l'égard de sa facticité, c'est-à-dire à la fois son ancrage dans le monde, dans un ensemble de conditions (biologiques, sociales) qu'il n'a pas choisies, et la manière dont il donne sens à cet ancrage.

Sur ce point, l'idée sartrienne d'authenticité ne semble pas incompatible avec l'idée foucaldienne de pratique de soi, puisque loin d'être donné au départ sous une forme figée, le soi n'est rien d'autre qu'un rapport à soi. Seulement, la simple invocation d'un clivage entre un mode d'existence authentique et un mode d'existence inauthentique – quel que soit par ailleurs le contenu que l'on mette sous ce nom d'authenticité – suffit à simplifier à outrance tout le divers des pratiques de soi, en postulant par avance que certaines formes d'invention de soi seraient moralement plus dignes que d'autres. Foucault admet dans la version réécrite de l'entretien que l'authenticité puisse être envisagée comme une pratique de soi, mais il ne s'agit que d'une modalité parmi d'autres de la pratique de soi, dont l'inventivité et les formes sont inépuisables. Prendre au sérieux le divers des pratiques de soi, c'est couper court à toute tentation de les hiérarchiser.

On peut néanmoins objecter à Foucault qu'il tend lui aussi à simplifier le divers des pratiques de soi en le ramenant au modèle privilégié de l'existence comme analogon d'une œuvre d'art – un modèle que Sartre, d'ailleurs, revendique lui aussi lorsqu'il propose de « comparer le choix moral avec la construction d'une œuvre d'art »17. N'est-ce pas passer outre une infinité d'autres manières de se produire soi-même, où la référence au style ou à l'esthétique sont secondaires ? Ou faut-il étendre cette notion de style à tous les aspects de la pratique – y compris à ceux qui ne relèvent pas du domaine de l'éthique ou de l'art de vivre – de sorte qu'une philosophie de la pratique serait à comprendre comme une philosophie du style18 ? Au cours de l'entretien, Foucault acquiesce à la remarque de ses interlocuteurs qui lui

15 J.-P. Sartre, La transcendance de l'Ego, op. cit., p. 82 16

J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983, p. 492.

17 J.-P. Sartre, L'existentialisme est un humanisme (1946), Paris, Gallimard, 1996, p. 64. Sartre précise (p. 66) que

« ce qu'il y a de commun entre l'art et la morale, c'est que, dans les deux cas, nous avons création et invention. Nous ne pouvons pas décider a priori de ce qu'il y a à faire ».

18

On mentionnera pour exemple la démarche de Gilles-Gaston Granger dans Essai d'une philosophie du style, Paris, Armand Colin, 1968

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suggèrent que son approche de la pratique de soi est proche de l'exigence nietzschéenne de « donner du style » à sa vie19.

De deux choses l'une alors. Soit on met l'accent sur cette référence à Nietzsche comme enjeu commun à Foucault et à Sartre, de sorte qu'on puisse déceler quelque chose comme un effet « anti-humaniste » insoupçonné dans la pensée sartrienne. Soit, au contraire, on prend le thème de l'invention de soi comme une sorte d'effet humaniste, ou d'effet existentialiste chez le dernier Foucault, pourtant non voulu par Foucault lui-même. C'est notamment la thèse de Béatrice Han : tout en évitant soigneusement de se prononcer sur la question des rapports entre l'existence et l'essence, Foucault s'accorderait implicitement avec l'existentialisme pour ce qui est de l'idée d'une auto-constitution de soi par soi, entée sur une liberté comprise comme condition de l'éthique20.

Nous ne retiendrons aucune de ces deux approches focalisées sur la dimension individuelle et existentielle de l'invention de soi, car elles ne permettent pas de rendre compte des pratiques dans leur épaisseur historique. Or c'est par ce biais que nous entendons articuler les démarches de Foucault et de Sartre. Ce faisant, la référence à Nietzsche, tout en étant décisive pour les deux auteurs, ne suffira pas à définir l'intelligibilité de la pratique. Penser la pratique entre Foucault et Sartre – sans chercher à utiliser l'un pour prendre l'autre en défaut –, cela suppose de rouvrir un espace théorique commun entre eux : en l'occurrence, le marxisme comme enjeu décisif de la querelle de l'humanisme et de la vie intellectuelle française des années 1960.

III

Deleuze qui, en 1964, invitait à revenir à Sartre pour recréer les conditions manquantes d'une totalisation, admet quelques années plus tard, dans un entretien avec Foucault de 1972, « Les intellectuels et le pouvoir », que l'idée de totalisation n'est plus pertinente pour penser les nouveaux rapports qui sont en train de se dessiner entre la théorie et la pratique. On ne peut plus penser la pratique comme une application de la théorie, ni comme une inspiration pour la théorie. Car dans les deux cas, ce qui est manqué, c'est le caractère fragmentaire des rapports entre théorie et pratique : « la pratique est un ensemble de relais

19 M. Foucault, « La généalogie de l'éthique.... », Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 1212. La référence à Nietzsche est

le § 290 du Gai savoir.

20

Béatrice Han, L'ontologie manquée de Michel Foucault. Entre l'historique et le transcendantal, Grenoble, éd. Jérôme Millon, 1998, p.

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d'un point théorique à un autre, et la théorie, un relais d'une pratique à une autre »21. Foucault abonde dans son sens : « la théorie n'exprimera pas, ne traduira pas, n'appliquera pas une pratique, elle est une pratique. Mais locale et régionale, comme vous le dites : non totalisatrice »22.

La théorie est locale comme la pratique qu'elle rend intelligible. Avons-nous de nouveaux « besoins conceptuels » à l'égard de la pratique : non plus une demande de totalisation, mais plutôt de localisation ? L'opposition – qui nous permettrait de distinguer l'intellectuel total sartrien de l'intellectuel spécifique foucaldien – n'est pas si tranchée.

Ainsi, dans la version américaine de son article « Qu'est-ce que les Lumières ? » (1984), Foucault s'interroge sur ce qui fait l'homogénéité de son travail : ses fragments généalogiques de théorie locale le conduisent à « l'étude de ce qu'on pourrait appeler les ''ensembles pratiques'' »23. L'usage des guillemets n'est pas anodin : faut-il y voir un renvoi implicite à Sartre et au sous-titre du tome I de la Critique de la raison dialectique ? Le dialogue n'est jamais expressément esquissé par Foucault lui-même, mais la définition qu'il donne des ensembles pratiques nous autorise à articuler cette rencontre entre les deux auteurs :

Il s'agit de prendre comme domaine homogène de référence non pas les représentations que les hommes se donnent d'eux-mêmes, non pas les conditions qui les déterminent sans qu'ils le sachent. Mais ce qu'ils font et la façon dont ils le font. C'est-à-dire les formes de rationalité qui organisent les manières de faire (ce qu'on pourrait appeler leur aspect technologique) ; et la liberté avec laquelle ils agissent dans ces systèmes pratiques, réagissant à ce que font les autres, modifiant jusqu'à un certain point les règles du jeu (c'est ce qu'on pourrait appeler le versant stratégique de ces pratiques). L'homogénéité de ces analyses historico-critiques est donc assurée par ce domaine des pratiques avec leur versant technologique et leur versant stratégique.24

Deux aspects donc des ensembles pratiques : les technologies ou les rationalités, qui définissent l'action des normes sur les conduites, et les stratégies impliquant la liberté des sujets à l'égard de ces normes. Etudier des ensembles pratiques, c'est saisir une co-production des technologies et des stratégies, des structures et des pratiques : les deux dimensions sont

21 G. Deleuze, « Les intellectuels et le pouvoir » (L'Arc, n° 49, 1972), in M. Foucault, Dits et écrits, t. I, op. cit.,

n° 106, p. 1175

22

M. Foucault, « Les intellectuels et le pouvoir », Dits et écrits, t. I, op. cit., p. 1176

23 M. Foucault, « Qu'est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, t. II, op. cit., n° 339, p. 1395 24

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inséparables. On voit ici comment Foucault renvoie dos-à-dos le subjectivisme et l'objectivisme. La généalogie n'étudie ni les représentations subjectives que les hommes se donnent de leurs fins – ce qui présuppose la figure d'un acteur rationnel capable de se choisir et de poser librement ses fins, en toute transparence ; ni les ressorts objectifs cachés de l'action pesant comme une contrainte extérieure sur les individus, et que la théorie aurait pour but de dévoiler. La généalogie s'en tient à l'instance du « faire » : non seulement à ce que font les hommes, mais « à la façon dont ils le font », aux manières d'agir qui donnent aux pratiques leur cohérence à la fois technologique et stratégique. Ce qui se joue entre Foucault et Sartre, c'est bien l'idée d'une tension entre deux modes d'intelligibilité des pratiques – la localisation et la totalisation : une tension irrésolue dont témoigne, chez les deux auteurs, le projet d'instituer une « théorie des ensembles pratiques ».

IV

Cette étude comporte sept volets. Le premier chapitre – court et plutôt introductif – a pour but de proposer une cartographie des concepts principaux de la pratique dont nous héritons aujourd'hui, et de situer Foucault dans cette cartographie. Le marxisme y prenant une place centrale, nous avons jugé bon de consacrer tout le deuxième chapitre à l'élaboration d'une théorie de la pratique chez Althusser, qui a fortement contribué à définir l'effet anti-humaniste dans le moment intellectuel des années 1960. Le troisième chapitre retourne à Foucault, en essayant de montrer dans quelle mesure il s'écarte résolument de la voie althussérienne sur la pratique, non sans indiquer de possibles rapprochements avec Sartre qui était alors, dans le champ du marxisme, à l'opposé d'Althusser. Mais une telle articulation entre les deux auteurs ne peut faire sens que si l'on a circonscrit au préalable le plus précisément possible ce qui les oppose : c'est à cela que s'attelle le quatrième chapitre, qui a pour but à la fois d'expliciter la notion sartrienne de praxis, point de départ de la Critique de

la raison dialectique, et d'examiner la mise à l'épreuve que l'archéologie foucaldienne des Mots et les choses fait subir à cette notion. Le cinquième chapitre part d'un enjeu commun à

Foucault et à Sartre, permettant de penser leur articulation : celui d'une immanence des formes de la vérité à la pratique, prenant la forme d'une histoire politique de la vérité, qui contribue à remanier en profondeur les rapports de la théorie à la pratique. Ce thème d'une politique de la vérité constitue le fil conducteur des deux derniers chapitres. Le sixième chapitre est consacré au mode d'intelligibilité de la pratique ressaisie au niveau de ce que

(26)

Sartre appelle le concret historique : partant des exemples mobilisés à la fin du premier tome de la Critique de la raison dialectique (le colonialisme algérien et la formation de la classe bourgeoise française au XIXè siècle), nous tentons d'expliciter un mode d'intelligibilité des ratés et des résistances dans les pratiques, en ouvrant l'espace de la rencontre entre Foucault et Sartre aux sciences sociales, et plus précisément à des auteurs tels que Bourdieu et l'anthropologue James C. Scott. Le septième et dernier chapitre, conclusif, revient sur les figures de l'intellectuel qu'incarnent les auteurs mobilisés au cours de cette étude.

(27)
(28)

L'HERITAGE DES DISCOURS SUR

LA PRATIQUE

Nous allons d'abord interroger la possibilité d'un primat de la pratique comme type d'opérateur philosophique du discours. Cette expression d'« opérateur philosophique » est mobilisée par Foucault dans les Leçons sur la volonté de savoir, précisément dans la leçon du 9 décembre 1970, à propos du célèbre début de la Métaphysique d'Aristote (« Tous les hommes ont, par nature, le désir de connaître... ») qui fait l'objet précis de la leçon – Foucault mentionne comme autres exemples d'opérateurs philosophiques la démarche cartésienne du doute hyperbolique dans la Première Méditation, et le récit spinoziste d'une conversion à un vrai bien qui occupe les onze premiers paragraphe du Traité de la réforme de l'entendement25. Foucault ne limite pas la notion d'opérateur au discours philosophique ; il fait également cas d'« opérateurs épistémologiques » que constituent à ses yeux le début du Cours de

linguistique générale de Saussure, et le Système sexuel des végétaux de Linné. Dans chaque

cas, les opérateurs sont des « textes-limites », des textes de référence26 passibles d'une double lecture : (i) une lecture interne, analytique et structurale, qui interroge la place et la résonance du texte-limite au sein du système pris dans sa cohérence propre ; (ii) une lecture externe, qui examine quel type de discours extérieurs au système concerné le texte-limite a permis de

25 M. Foucault, Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France, 1970-1971, Seuil/Gallimard, 2011,

p. 7. L'opérateur cartésien, on le sait, est examiné au début du chapitre de l'Histoire de la folie sur le grand renfermement ; quant au récit de conversion spinoziste, il sera à nouveau mentionné dans L'herméneutique du

sujet comme témoignage d'une persistance de l'ascétique philosophique, en dépit du tournant opéré par

Descartes.

26 Au sens où Lévi-Strauss parle du « mythe de référence » dans l' « Ouverture » du Cru et le cuit (Paris, Plon,

1964), p. 10 : étant lui-même une transformation et une variante d'autres mythes au sein, d'un groupe de transformations, le mythe de référence n'est pas choisi pour son « caractère typique », mais pour « sa position

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construire, et surtout, quel type de discours il a contribué à exclure ou à déprécier. Les problèmes philosophiques sont redevables d'opérateurs qui les rendent possibles, qui dessinent la configuration discursive acceptable permettant leur formulation. Faire une théorie des opérateurs du discours revient à examiner les impensés des problèmes, qu'ils soient philosophiques, épistémologiques, ou encore, on le verra, politiques ou éthiques. Foucault a explicitement pratiqué cette « pensée de derrière » à l'égard du problème du savoir, dont la condition hégémonique d'énonçiabilité renvoie à ses yeux à l'opérateur aristotélicien du « bouclage du désir de connaître dans la connaissance elle-même »27, par exclusion d'une thèse d'hétérogénéité entre désir et connaissance, défendue par les Sophistes et reprise ensuite par Nietzsche. Dans une perspective similaire, nous pouvons nous demander de quel type d'opérateurs philosophiques est redevable le problème de la pratique tel qu'il s'est posé chez Foucault, et plus largement dans la seconde moitié du XXème siècle en France. On peut alors esquisser deux propositions de cartographie du problème.

1.

Quelques opérateurs classiques du discours sur la pratique

Dans un plaidoyer pour « la philosophie comme opération »28 que nous allons lire, en guise d'introduction à notre problème, comme un essai condensé de cartographie de la question de la pratique en philosophie, Pierre Macherey montre que le problème de la pratique a longtemps été redevable d'un opérateur aristotélicien, analogue en un sens à celui décelé par Foucault à propos de la connaissance dans la leçon du 9 décembre 1970. Cet opérateur se trouve notamment dans les textes de l'Éthique à Nicomaque consacrés à la

praxis, que l'on peut définir comme une activité inopérante et intransitive, ayant sa fin en

elle-même. Le concept de praxis n'a pu acquérir une hégémonie dans l'ordre du discours que par dépréciation du concept de poièsis, qui dénote une activité productive, intransitive et impure, qui a sa fin hors d'elle-même. Macherey montre qu'Aristote systématise un thème culturel qui court dans toute l'Antiquité classique consistant à valoriser le fait de « vivre sa pratique » comme « rapport à soi dont rien ne doit altérer la pureté ni limiter la profondeur »29. Contrairement à la poièsis, qui maintient ses éléments constitutifs séparés, la praxis est une

27

M. Foucault, Leçons sur la volonté de savoir, op. cit., p. 19

28 Pierre Macherey, « La philosophie comme opération », Histoires de dinosaure. Faire de la philosophie,

1965-1997, PUF, 1999, p. 139-161

29

(30)

activité intégrative que l'on peut penser, sous ce rapport ontologique, par analogie avec la vie au sens large, qui « est action et non production »30 (sans que cela implique aucun réductionnisme biologisant pour la pratique humaine). C'est sur ce point qu'Aristote fonde, on le sait, le discrimen anthropologique et politique entre ceux qui servent l'action en tant qu'instruments animés de production (les exécutants), et ceux qui (les hommes libres) vivent pleinement leur vie d'hommes vraiment hommes : une vie finalisée par une totalisation harmonieuse d'actions délibérées. Si la praxis, en tant qu'activité intransitive (energeia), caractérise le vivant en général (y compris donc dans sa dimension non délibérative), la praxis spécifiquement humaine trouve quant à elle à s'accomplir dans une activité « dont la vocation est essentiellement théorique, puisqu'elle garantit un rapport à la vérité qui constitue le fondement de tout savoir authentique »31. Macherey montre ainsi qu'il n'y a pas lieu de poser une opposition abstraite entre praxis et théorie, puisque du point de vue de l'intransitivité qui

la caractérise, c'est du côté de la théorie que la praxis trouve le mieux à s'accomplir. On peut

lire ainsi, dans le livre X de l'Ethique à Nicomaque, que la théorie est « la seule activité à laquelle on tienne pour elle-même. On n'en tire en effet rien, hors le bénéfice de méditer, tandis que des activités liées à l'action, nous tirons avantage, tantôt plus, tantôt moins, en dehors de l'action »32.

Outre le fait de s'accomplir comme activité théorétique, la praxis est le nom d'une « pratique sans objet », d'une pratique pure qui s'identifie absolument avec l'excellence et l'intention de son sujet – ce dont témoigne, du reste, la tripartition aristotélicienne de l'action en délibération, décision et accomplissement. L'opérateur philosophique auquel renvoie ici le problème de la pratique ne repose pas sur une alternative abstraite entre théorie et pratique, ou entre vie contemplative et vie active, mais sur un clivage interne à l'idée de pratique

elle-même, selon qu'on la pense comme praxis intransitive et essentiellement subjective, ou

comme opération transitive compromise dans ses effets, et astreinte à des conditions objectives et matérielles dont elle a à répondre. La disjonction praxis/poiesis l'atteste : la pratique est le nom d'un concept polémique et opératoire, dont la compréhension et l'extension ne se définissent que par exclusion ou dépréciation d'un concept antagonique. Du même coup, il n'y a pas lieu pour la philosophie de choisir son camp pour ou contre la pratique, puisque la pratique est toujours déjà « l'occasion d'un choix crucial pour la

30

Aristote, Les Politiques, I, 4, 1353b-5

31 P. Macherey, Histoires de dinosaure, op. cit., p. 141. 32

(31)

philosophie »33, dont elle constitue comme l'assise ultime et incontournable ou, pour utiliser une métaphore wittgensteinienne, le sol raboteux en-deçà duquel le discours ne peut plus remonter.

A contrario, Macherey plaide pour une réhabilitation du modèle de la production, et plus précisément, pour un primat de ce qu'il appelle l'opération, qu'il qualifie aussi de « pratique objective ». Cela n'implique pas que la pratique soit asservie à une objectivité préconstituée, ni qu'elle exclue toute subjectivité de son déroulement. Si l'opération désigne un « procès sans sujet », c'est au sens où « ici le procès est à soi-même son propre sujet »34. L'opération ne préfigure pas un sujet privilégié pour la pratique – un « sujet-substance » ou encore un « sujet sans procès », elle fait advenir ce sujet comme effet dans un processus assimilable à un travail, à une technique de production. C'est ainsi que

La philosophie est pratique de soi, dans tous ses secteurs d'intervention, dans la mesure où elle remet en question les limites à l'intérieur desquelles ces activités s'exécutent, et effectue sa puissance en découvrant, en révélant le caractère illimité de ses processus35.

L'opération relève à la fois de la « pratique de soi », expression que Macherey reprend implicitement à Foucault, et du « processus », concept qui, dans le texte, renvoie explicitement à Hegel. Ce couplage entre Foucault et Hegel permet à Macherey de produire ce concept original d'opération, à rebours du schème de la praxis. Mais il n'en laisse pas moins ouverte la question d'une compatibilité ou d'une commensurablité possible entre deux types

d'intelligibilité à propos de la pratique. La distinction n'est plus entre la praxis et la poièsis,

mais, au sein de l'opération (ou de la production) elle-même, entre : (i) une activité processuelle et historique, qui finit par s'attester à elle-même comme conscience de soi au terme d'un parcours – on reconnaît là la position hégélienne ; (ii) une pratique qui produit un sujet ou un « soi » comme effet immédiat d'elle-même, sans que cette production implique un parcours processuel, ni un retour à l'idée classique de praxis – ce qu'il nous faudra interroger chez Foucault.

33

P. Macherey, Histoires de dinosaure, op. cit., p. 142. Ainsi par exemple, dès lors qu'on le réenvisage du point de vue de ce choix crucial entre pratique pure et pratique impure, le motif kantien d'une raison pure pratique témoigne d'une incontestable filiation à l'égard du concept classique de praxis, puisqu'il s'agit encore, chez Kant, d'affirmer une co-appartenance ou un « bouclage » (pour reprendre l'expression de Foucault à propos d'Aristote) de la pratique sur le sujet autonome.

34 P. Macherey, Histoires de dinosaure, op. cit., p. 147. 35

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On sait que pour Hegel, l'intelligibilité réside dans un travail dialectique du négatif jalonné de médiations et de contradictions internes. L'opération processuelle ne résout pas a priori le problème de l'union entre théorie et pratique, ni celui des rapports entre sujet et objet ; elle les expose à un devenir contradictoire fait de détours et de détournements. Ce procès sans fin assignable n'en a pas moins sa nécessité propre, qui n'est autre que la double aventure du sujet et de l'objet que le processus dialectique rend possible – et dont la

Phénoménologie de l'Esprit s'emploie à retracer l'expérience36. On serait bien en peine en revanche de trouver un tel travail du négatif et de la médiation chez Foucault. Si comme chez Hegel, l'histoire est pour Foucault le plan d'explicitation des pratiques, elle n'a pas la dimension d'un processus dialectique où le négatif serait mis au travail. Dans la préface à la première édition (de 1961) de l'Histoire de la folie, Foucault affirme que toute histoire d'une culture et des « pratiques divisantes »37 par lesquelles elle se définit est comme reconduite, à ses « confins », à une négativité inaugurale et tragique qui interrompt son cours processuel sans jamais y prendre part. L'histoire n'est donc possible « que sur fond d'une absence d'histoire » : « Le grand œuvre de l'histoire du monde est ineffaçablement accompagné d'une absence d'œuvre, qui se renouvelle à chaque instant, mais qui court inaltérée en son inévitable vide tout au long de l'histoire »38.

L' « histoire du monde » est d'abord un concept hégélien tiré des Principes de la

philosophie du droit qui exprime le processus d’auto-explicitation de l’Esprit. L'Esprit, c'est

en un sens le nom de l'opération (au sens de Macherey) portée à un niveau supérieur de réintériorisation du sens, à un niveau où elle « opère » en explicitant spéculativement la précarité ontologique de ses propres productions finies et mondaines39. L’Esprit, mouvement spéculatif de recollection du sens, renie ses propres traces ou « œuvres » comprises dans leur dimension empirique (même si, anachronique par principe, il arrive toujours trop tard pour une perspective finie et mondaine). Le discours dialectique procède dans son mouvement spéculatif d’explicitation à un émondage de l'inessentiel. Si Foucault reprend l'expression d'histoire du monde à Hegel, c'est en un tout autre sens, puisqu'il sépare ce qui fait œuvre et ce qui ne fait pas œuvre, sans que cette dualité puisse être dialectiquement convertie à un niveau

36 Cf. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, introduction, trad. Hyppolite, Aubier t. 1, p. 75 : « Ce mouvement

dialectique que la conscience exerce en elle-même, en son savoir aussi bien qu’en son objet, en tant que devant elle le nouvel objet vrai jaillit, est proprement ce qu’on appelle expérience ».

37

Foucault utilise cette expression dans « Le sujet et le pouvoir », Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 1042 : « Dans la deuxième partie de mon travail, j'ai étudié l'objectivation du sujet dans ce que j'appellerai les ''pratiques divisantes''. Le sujet est soit divisé à l'intérieur de lui-même, soit divisé des autres. Ce processus fait de lui un objet ».

38 M. Foucault, « Préface », Dits et écrits, tome I, op. cit., n° 4, p. 191 39

Je reprends sur ce point les analyses décisives de Gérard Lebrun dans L'envers de la dialectique. Hegel à la

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supérieur de l'opération. Ce qui fait œuvre dans l'histoire, c'est ce qui y « opère » au sens fort, c'est-à-dire ce qui y produit des effets tangibles susceptibles d'être reconnus et de rentrer dans des relations pratiques de discours, de pouvoir, de réciprocité. Inversement, ce qui ne fait pas œuvre, ou ce qui se traduit comme « absence d'œuvre », ce sont des pratiques dont les effets, non reconnus comme tels, ne s'insèrent pas dans le jeu des relations pratiques en position d'hégémonie à une époque donnée. Dans une optique hégélienne, poser une telle scission, c'est en rester au point de vue abstrait de l'entendement séparateur, qui reste comme fasciné par sa rencontre avec l'obstacle, sans voir que cette rencontre est déjà en elle-même une promesse de conciliation, où en passant l’un dans l’autre, chaque opposé engendrera un nouveau contenu qui explicitera l’inconsistance ontologique de l’opposition que l’on prenait au sérieux au départ. Chez Foucault en revanche, la facticité de l'opposition comme telle n'est pas effacée ni réintériorisée : elle demeure dialectiquement inconvertible. Il nous faudra du même coup assumer le fait que les pratiques sont toujours déjà prises dans des jeux d'opposition non totalisables ni dépassables dans une trame processuelle qui attesteraient de leur inessentialité.

En dépit de ce rejet du processus dialectique comme plan supérieur d'explicitation, c'est pourtant bien la production, ou l'horizon poiétique, qui constitue chez Foucault, de bout en bout, le schème d'intelligibilité de la pratique. Le schème de la production est explicitement formulé dans la thèse générale selon laquelle le pouvoir produit plutôt qu'il ne réprime :

Il faut cesser de toujours décrire les effets de pouvoir en termes négatifs : il « exclut », il « réprime », il « refoule », il « censure », il « abstrait », il « masque », il « cache ». En fait le pouvoir produit ; il produit du réel ; il produit des domaines d'objets et des rituels de vérité. L'individu et la connaissance qu'on peut en prendre relèvent de cette production.40

Non pas que les opérations négatives (principalement juridiques et idéologiques) n'aient aucune incidence concrète sur les individus ; elles sont simplement inadéquates en tant que schèmes d'intelligibilité des pratiques, que Foucault n'envisage que du point de vue de leurs effets « opérés ». Du coup, il faudra réenvisager l'efficience d'instances négatives (comme la loi qui réprime ou l'idéologie qui masque) sous l'orbe de ce que les pratiques produisent comme types d'effets concrets : aussi bien des manières de faire cohérentes et

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individualisées que des découpages du réel en « domaines d'objets ». On retrouvera ce schème de la production dans les recherches finales sur la subjectivation, en particulier dans

L'herméneutique du sujet, où Foucault reprend un « mot très intéressant » à Plutarque et à

Denys d'Halicarnasse, celui d'ethopoiesis41, dont il fait un programme de recherche à part entière : il s'agit alors d'expliciter sous l'orbe de la production des pratiques de soi anciennes qui se pensaient plutôt traditionnellement sous l'orbe de la praxis intransitive. On assiste alors à un décentrement à l'égard de l'opérateur philosophique classique de praxis (et de la manière dont il fonctionnait chez les Grecs) au nom d'une analytique plus large des techniques « ethopoiétiques » de soi.

En prenant pour fil conducteur le texte de Macherey sur l'opération, cette première cartographie nous a permis de mieux cerner notre problème : l'intelligibilité non pas de l'action comme telle, mais de la pratique en tant que production. Qu'est-ce-à-dire ? Que l'action n'est intelligible que du point de vue de ses produits, de ses effets objectifs, et qu'en elle-même, en tant que « cheminement auto-modifiant du sujet »42, elle n'est pas vraiment l'action, de sorte que même le sujet de l'action soit à comprendre comme un effet produit par l'action elle-même ; qu'il soit en somme traité comme un objet, comme les autres objets, et non pas comme un ordre de réalité à part soustrait à l'ordre des effets produits, tanquam

imperium in imperio, pour reprendre la formule spinoziste qu'affectionne Macherey. Cette

démarche privilégie la pratique à l'action en tant que telle, ainsi que le souligne Jean-Michel Salanskis à la fin de son ouvrage Modèles et pensées de l'action. Salanskis justifie a contrario sa propre approche43 par rapport à celle de Macherey : une approche selon laquelle l'issue matérielle de l'action, bien que nécessaire, n'est pas un critère déterminant pour son intelligibilité : « Toute individuation de l'action comme telle se joue dans la structure […] de l'impulsion résultative en laquelle un suppôt s'implique et se rassemble »44. Le concept d'impulsion résultative dénote une continuité entre résultat, impulsion et suppôt de l'action. L'accent est ainsi mis sur le sujet de l'action – terme dont l'étymologie (hypo-keimenon,

sub-jectum/sup-positum) nous renvoie bien à l'idée de suppôt. Salanskis voit dans la perspective

de Macherey l'indice d'une tendance de la pensée contemporaine à une forme d'« actionnisme » (il faudrait plutôt dire : de « praticisme ») hérité de Hegel et de Marx, selon

41 M. Foucault, L'herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982, Seuil/Gallimard, 2001, p.

227

42

Jean-Michel Salanskis, Modèles et pensées de l'action, L'Harmattan, 2000, p. 223

43 Une approche qui emprunte autant aux traditions « analytique » (Davidson, Kenny, von Wright) que

« continentales » (Husserl, Merleau-Ponty, Ricœur).

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