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Actes, pratiques, rituels appareils : de l'idéologie sans idées

LES INSTANCES DE LA PRATIQUE

2. L'idéologie en pratiques

2.2. Actes, pratiques, rituels appareils : de l'idéologie sans idées

Nous l'avons souligné déjà : l'idéologie au sens où l'entend Althusser n'est pas l'indication des illusions et des déformations de la conscience dans son rapport au monde. Comme tout mode spécifié de la pratique sociale, l'idéologie n'a pas une existence idéelle mais bien matérielle – c'est la « Thèse II » de l'essai de 1970 « Idéologie et appareils idéologiques d'Etat »150. L'idéologie est le lieu de lisibilité d'un certain type de pratiques : des pratiques qui ont la forme de rituels.

Il s'agit d'abord, pour Althusser, de se défaire de ce qu'il appelle une « idéologie de l'idéologie », c'est-à-dire d'une critique idéologique de l'idéologie qui escamoterait l'ancrage pratique de l'idéologie en ne voyant plus dans le phénomène d'idéologie qu'un rapport dual entre une conscience et le réel ou, pour reprendre une distinction classique, entre l'idée et la chose. L'idéologie de l'idéologie se satisfait le plus souvent, on l'a vu, d'un simple « renversement », consistant à faire valoir la praxis contre l'idée, ou le réel contre la

147 Sans mentionner le concept d'hégémonie, Althusser précise (p. 276) de façon elliptique que Gramsci, « en marxiste conscient », avait prévenu l'objection bourgeoise de la distinction entre les deux sphères du public et du privé.

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M. Foucault, « Entretien inédit entre Michel Foucault et quatre militants de la LCR... », op. cit.

149 L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d'Etat », Sur la reproduction, op. cit., p. 286 sq. Une thèse qui fonctionne comme « loi historique à portée universelle », aux antipodes du nominalisme que requiert le matérialisme marxien, ainsi que le souligne Isabelle Garo, Foucault, Deleuze, Althusser & Marx, op. cit., p. 334

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La « Thèse I » (« l'idéologie représente le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d'existence ») reprend un point déjà développé dans Pour Marx, op. cit., p. 240.

conscience. À l'inverse, une théorie de l'idéologie digne de ce nom s'emploie à matérialiser d'emblée son objet – les « idées » – quitte à ce que ce soit le terme d'idée lui-même qui disparaisse. Mais cette disparition fait apparaître par contrecoup tout un ensemble de notions que l'idéologie de l'idéologie, quant à elle, ne peut que manquer, toute focalisée qu'elle est sur la conscience inversée qu'elle pense pouvoir remettre sur ses pieds. Althusser se propose néanmoins de garder le point de départ des critiques idéologiques de l'idéologie – le sujet et ses croyances –, afin de voir ce qui en résulte dès lors qu'on le reformule d'une manière matérialiste, où les idées n'ont plus d'existence propre (c'est-à-dire idéelle).

On notera d'abord que l'idéologie de l'idéologie et la théorie de l'idéologie s'accordent au moins sur un point : que les « idées » du sujet en proie à l'idéologie n'existent qu'objectivées dans des « actes ». Or précisément, l'idéologie de l'idéologie en reste aux actes, qu'elle interprète comme les effets transitifs d'idées ou de représentations dictant au sujet sa conduite : ce qui lui est convenable de faire et de ne pas faire. On comprend aisément alors que ces actes accomplis par conformisme social puissent être perçus comme l'envers d'une praxis émancipatrice venant dissiper ce brouillard d'idées qui obscurcit la conscience en la faisant mécaniquement agir « comme il faut ». La théorie de l'idéologie fait, avec Althusser, un pas de plus :

Nous parlerons d'actes insérés dans des pratiques. Et nous remarquerons que ces pratiques sont réglées par des rituels dans lesquels ces pratiques s'inscrivent, au sein de l'existence matérielle d'un appareil idéologique.151

L'analytique de l'instance idéologique consiste, on le voit, en un enchâssement d'objectivations : des actes objectivés dans des pratiques, des pratiques objectivées dans des rituels, des rituels objectivés dans des appareils. Les idées comme telles ont quasiment disparu de cette analytique. En effet, les actes ne sont pas intelligibles par rapport à des idées en amont qu'ils exprimeraient ou incarneraient, en leur donnant une efficace constituante. Ils ne deviennent intelligibles qu'en tant qu'ils sont toujours déjà constitués dans un mouvement d'ampliation tourné du côté de la pratique et de ses objectivations (sous forme de rites, puis d'appareil) ; d'où la série actes < pratiques < rituels < appareils. Les idées se sont fondues dans les pratiques :

Nous dirons donc, à ne considérer qu'un sujet (tel individu) que l'existence de ses idées et de sa croyance est matérielle, en ce que ses idées sont ses actes matériels insérés

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dans des pratiques matérielles, réglées par des rituels matériels eux-mêmes définis par l'appareil idéologique matériel dont relèvent les idées de ce sujet.152

Cet enchâssement d'objectivations, des actes aux pratiques, des pratiques aux rites, des rites aux appareils, prend le contrepied des approches qui ne voient dans l'objectivation que l'expression d'une aliénation du sujet, et qui, ce faisant, ne voient pas plus loin que les actes. Le terme d'acte est équivoque, car il se prête aisément à des interprétations spiritualistes, où l'acte est référé à une conscience qui a à en « répondre ». Or pour Althusser, ce n'est pas une intention subjective, mais tout un effet matériel de structure ou d'appareil qu'il faut lire à travers le moindre acte, une combinaison d'éléments constitués irréductibles à toute activité constituante, ainsi que nous l'a montré dans Pour Marx la définition générale de la pratique sociale. Le terme d'« acte » subsiste après la reformulation matérialiste de la notion d'idéologie, mais au prix d'une profonde altération : loin d'être passible d'une pensée de l'action – celle d'un sujet-suppôt impliqué et rassemblé dans son intention –, l'acte n'est désormais intelligible que dans l'horizon de la production, de la pratique objective. Dans l'horizon donc d'une analytique du constitué, à rebours de toute idéalité du « constituant ».

S'inspirant de la « dialectique défensive de Pascal »153 et de son fameux « agenouillez-vous, vous croirez », Althusser nous propose ici une analytique matérialiste d'une pratique rituelle (une messe dans une petite église), qui fait elle-même partie d'un appareil idéologique d'Etat, l'Eglise. Cette analytique consiste à décomposer la pratique en question en ses différents actes. On peut ainsi décrire « la matérialité d'un déplacement pour aller à la messe, d'un agenouillement, d'un geste de signe de croix ou de mea culpa, d'une phrase, d'une prière, d'une contrition, d'une pénitence, d'un regard, d'une poignée de mains, d'un discours verbal externe ou d'un discours verbal ''interne'' (la conscience) »154.

Ces actes sont passibles de différentes modalités de matérialité qui les singularisent, selon qu'il s'agit d'un geste (un simple regard, une poignée de main), d'une technique du corps (l'agenouillement, le signe de croix), d'un discours illocutoire (la pénitence, la prière), ou d'un

discours intérieur (que la conscience se tient sur elle-même). Rappelant que « Marx portait

une très haute estime à Aristote », Althusser souligne le fait que « la matière se dit en

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L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d'Etat » , Sur la reproduction, op. cit., p. 294. Italiques d'Althusser

153 L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d'Etat » , Sur la reproduction, op. cit., p. 293. Althusser confirme cette influence de Pascal (conjointe à celle de Spinoza) pour sa reconception de la notion marxiste d'idéologie dans L'avenir dure longtemps (Paris, Stock/Imec, 1992), p. 210.

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plusieurs sens » : en l'occurrence, que l'idéologie matérielle « existe sous différentes modalités, toutes enracinées en dernière instance dans la matière ''physique'' »155.

Malheureusement, Althusser ne développe pas cette question fort épineuse d'une surdétermination de l'instance idéologique par ses différentes modalités matérielles – et de son ancrage en dernière instance dans la matière simplement physique (en l'occurrence, dans les corps). Mais il nous semble important d'y insister quand même, car cela permet de mieux cerner les positions respectives de Sartre et de Foucault sur cette question des différents régimes de matérialité, décisive chez l'un comme chez l'autre : ainsi le statut matériel de l'idée et les modalités du pratico-inerte chez Sartre (nous reviendrons), ou les différentes modalités de matérialité chez Foucault, étagées entre le discursif et le non discursif, dont témoigne par exemple la notion de « physique du pouvoir » étudiée dans Surveiller et punir156.

La question est alors de savoir ce que devient cet ancrage des pratiques « en dernière instance » dans la matière physique, dès lors qu'on passe d'un matérialisme du procès de

production (comme l'est celui d'Althusser) à un matérialisme de la praxis (comme chez

Sartre) ou à un matérialisme de la production qui ne répond plus aux conditions d'un procès (comme c'est le cas chez Foucault, ainsi que nous l'avons suggéré plus haut).

Notons que chez Althusser, ce rappel des différentes modalités de matérialité vise à contrer à la fois toute approche idéaliste (ou idéologique) de l'idéologie, présupposant une efficace propre des idées ou des représentations, en amont des pratiques, et toute approche sommairement matérialiste selon laquelle la matérialité de l'idéologie ne se dirait qu'en un seul sens, la matière au sens « physique » – qui n'est pour Althusser que le lieu d'un ancrage

en dernière instance, laissant libre cours à d'autres modalités matérielles d'ancrage. Il peut

alors être utile, à des fins descriptives, de montrer comment le procès de production idéologique s'incarne en un certain nombre d'actes concrets, dont les indices phénoménaux les plus saillants montrent qu'ils ne sont pas tous matériels de la même façon. Les différents actes insérés dans des pratiques ne sont pas pris dans un rapport d'expression avec un seul et même principe matériel posé en amont d'eux-mêmes – ce qui, loin d'opérer un véritable changement de « problématique », ne ferait que donner une forme inversée de la thèse spiritualiste d'une homogénéisation des pratiques sous l'unité expressive d'un seul principe spirituel.

155 L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d'Etat », Sur la reproduction, op. cit., p. 292

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