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Qu'est-ce qu'un appareil idéologique d'Etat ?

LES INSTANCES DE LA PRATIQUE

2. L'idéologie en pratiques

2.1. Qu'est-ce qu'un appareil idéologique d'Etat ?

À la suite de Marx, Althusser envisage la reproduction du capitalisme comme une articulation non expressive entre deux niveaux de la formation sociale : le niveau de

l'infrastructure matérielle d'une part, qui assure la reproduction des forces productives ; et le niveau de la superstructure d'autre part (comprenant les domaines de l'Etat, du droit, et de l'idéologie au sens large), qui assure la reproduction des rapports de domination et d'obéissance entre producteurs et non-producteurs. L'opération idéologique vise à reproduire, à consolider les rapports de production matériellement existants. On a ainsi affaire, dit Althusser dans « Idéologie et appareils idéologiques d'Etat » (1970), à une « entreprise de classe », qui se réalise à travers « une lutte de classe qui oppose la classe dominante à la classe exploitée »139. Pour comprendre l'articulation entre infrastructure matérielle et superstructures idéologiques, il convient de se donner une « topique » des formations sociales, c'est-à-dire un modèle abstrait des différents lieux ou espacements du social. Pour élaborer cette topique, Althusser s'appuie sur un texte canonique de Marx, l'Avant-propos de 1859 à la Critique de l'économie politique, qui décrit la formation sociale comme une sorte d'édifice à deux étages :

Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s'élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale.140

Il s'agit alors d'analyser, pour une formation sociale donnée, les pratiques spécifiquement idéologiques (et les formes déterminées de « conscience sociale » qu'elles génèrent), à la fois dans leur spécificité propre (c'est-à-dire dans leur autonomie relative) et dans leur articulation à la « pratique sociale » infrastructurelle, que le modèle du procès de travail compris comme une structure de production nous a rendue intelligible.

La théorie des superstructures implique une théorie de l'Etat. Dans un texte de 1978 intitulé « Marx dans ses limites », Althusser s'efforce de produire le concept adéquat de l'Etat : celui de sa séparation d'avec la société et les luttes de classes. Loin d'être simplement traversé par des luttes dont on ne saurait le dissocier, l'Etat se définit comme une instance de neutralisation du conflit, condition sine qua non pour qu'il puisse être reconnu et légitimé, tout en demeurant par ailleurs un Etat de classe, un instrument au service de la classe dominante.

139 L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d'Etat », Sur la reproduction, op. cit., p. 304

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Pour donner un statut théorique à ce motif de la séparation de l'Etat, le modèle de la machine tel qu'il s'est imposé avec Carnot et la découverte de la machine à vapeur s'avère très fécond. La machine, dit Althusser, apparaît alors comme « un dispositif artificiel, comportant un moteur mû par une énergie I, puis un système de transmission, le tout étant destiné à transformer une énergie définie (A) en une autre énergie définie (B) »141. Cette définition de la machine répond exactement aux conditions d'intelligibilité d'un procès de production : une matière première (énergie A) est transformée en un produit spécifié (énergie B). Althusser précise que toute machine comporte un « corps matériel spécial », séparé des matières énergétiques qu'il transforme : ainsi, pour prendre l'exemple cher à Marx de la Mule-jenny, de la machine à filer le coton fonctionnant à la vapeur, le corps métallique de la machine est distinct ou « séparé » du charbon qui transforme l'eau (énergie A) en vapeur (énergie B) ; il est séparé également des outils qui composent la machine, et de leur travail sur la matière première (le coton).

Tournons-nous maintenant vers l'Etat : comme la machine à filer le coton, il consiste en un corps spécial, en un « esprit de corps », séparé des « énergies » qu'il transforme. L'Etat est un corps séparé qui transforme une « énergie A » (la conflictualité sociale, la violence de la lutte de classes) en une « énergie B » : un pouvoir légal. En ce sens, l'Etat est une « machine à pouvoir, comme on parle d'une machine à impression, à percussion » ; ou encore, une « machine à produire du pouvoir »142.

Althusser reprend d'abord aux « classiques du marxisme » la « théorie descriptive » de l'Etat comme appareil répressif. L'appareil répressif d'Etat comprend des organes tels que le gouvernement, l'armée, la police, les tribunaux, les prisons, etc. On en trouve une description dans des textes historiques de Marx tels que Le 18 Brumaire, La Lutte de classes en France,

La guerre civile en France, mais aussi chez Lénine, dans L'Etat et la Révolution. Ces textes

font une distinction entre l'appareil répressif d'Etat d'une part, et le pouvoir d'Etat d'autre part, compris comme la cible de la lutte de classes, comme l'enjeu d'une prise et d'une conservation. Cette distinction sur laquelle insiste Althusser143 permet d'éclairer l'argument de la séparation de l'Etat : malgré les coups d'Etat, malgré le fait que le pouvoir d'Etat puisse passer d'une classe à l'autre, un même appareil répressif d'Etat peut demeurer en place, précisément parce qu'il se définit comme un instrument extérieur aux conflits et aux enjeux de pouvoir, comme un outil séparé des énergies belliqueuses qu'il canalise et transforme. Il faut

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L. Althusser, « Marx dans ses limites », Ecrits philosophiques et politiques, t. I, op. cit., p. 476

142 L. Althusser, « Marx dans ses limites », Ecrits philosophiques et politiques, op. cit., p. 477

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donc penser la séparabilité de la fonction (la reproduction des rapports sociaux) par rapport aux pratiques qui la supportent (dont, au premier chef, les luttes de classe). Or sur ce point, l'approche marxiste, simplement descriptive, des appareils répressifs d'Etat demande, selon Althusser, à être complétée par une théorie spécifiée des appareils idéologiques d'Etat ou « AIE ».

Qu'est-ce à dire ? L'Etat, on l'a vu, est une machine à pouvoir. Entendons : une machine à transformer de la violence sociale générée par la dynamique auto-destructrice du capital en un pouvoir légal (relevant de ce que Bourdieu appellerait une « violence symbolique »), en une force publique reconnue et obéie, sans qu'il soit nécessaire pour cela de toujours faire appel à la répression physique directe144. Pour parvenir à cette fin, l'Etat ne peut se reposer uniquement sur l'appareil répressif, sur l'exercice public de la force. Il doit s'appuyer sur une multiplicité d'appareils idéologiques d'Etat, pouvant prendre de nombreuses formes, dont

beaucoup semblent relever du domaine privé : des formes religieuses, scolaires, médiatiques,

familiales, juridiques, syndicales, culturelles et artistiques, etc.

« A supposer qu'elle existe », précise Althusser, l'unité de cet essaimage des appareils idéologiques d'Etat en un seul « esprit de corps » (celui des fonctionnaires de l'Etat) « n'est pas immédiatement visible »145. Et pour cause : elle est d'autant moins visible qu'on ne comprend pas très bien à première vue pourquoi des institutions, privées pour la plupart, relèvent du domaine de l'Etat. Dans la logique de l'argumentation althussérienne, cela implique d'abandonner la distinction entre la sphère publique et la sphère privée, dans la mesure où « l'Etat, qui est l'Etat de la classe dominante, n'est ni public, ni privé, il est au contraire la condition de toute distinction entre public et privé »146. Par-delà le clivage privé/public, intérieur au droit bourgeois, seule importe dans cette affaire la manière dont

fonctionnent les institutions : or il se trouve que n'importe quel appareil idéologique, aussi

« privé » soit-il, peut fonctionner comme un Etat, c'est-à-dire, si l'on reprend les définitions althussériennes : (i) comme un corps séparé des « énergies » qu'il transforme ; (ii) comme une

144

Cf. sur ce point, Julien Pallotta, « La violence dans la théorie de l'Etat de Louis Althusser » , in Violence : anthropologie, politique, philosophie, sous la direction de G. Sibertin-Blanc, Europhilosophie 2010,

Bibliothèque de Philosophie Sociale et Politique, http://www.europhilosophie-editions.eu.

145 L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d'Etat », Sur la reproduction, op. cit., p. 275

146

L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d'Etat », Sur la reproduction, op. cit., p. 276. Dans « Marx dans ses limites » (op. cit., p. 428-430), Alhusser critique ce qu'il appelle « l'incroyable imposture » des théories du droit naturel qui, de Grotius à Kant, pensent pouvoir déduire l'Etat du droit privé entre individus atomisés, ce qui ne revient qu'à projeter dans l'idée de sphère publique la forme de la propriété privée et de l'échange, et à achopper par conséquent sur la question de la séparation de l'Etat, amalgamé avec une sorte de marché. Or on ne pas être en mesure de produire le concept de cette séparation tant qu'on n'aura pas donné congé à ces deux catégories du privé et du public.

machine à produire du pouvoir ou de l'« hégémonie » (selon l'expression de Gramsci147). La principale différence entre l'appareil répressif d'Etat et l'appareil idéologique d'Etat, c'est que le premier fonctionne de façon massive à la violence, et secondairement à l'idéologie, tandis que le second fonctionne d'abord à l'idéologie, et secondairement à la violence. Pour reprendre une de ces expressions détournées qu'affectionne Foucault, on peut dire que dans les appareils idéologiques d'Etat, « le fusil est au bout du pouvoir » et non « le pouvoir au bout du fusil »148. Comme l'appareil répressif, l'appareil idéologique jouit d'une forme de permanence relative qui le soustrait aux vicissitudes de la lutte pour la prise et de la conservation du pouvoir d'Etat. Althusser ira même jusqu'à dire que « l'idéologie n'a pas d'histoire », au sens où, comme l'inconscient freudien, elle a une omniprésence, elle est « immuable en sa forme dans toute l'étendue de l'histoire »149. Ce faisant, nous allons le voir, elle constitue un analyseur particulièrement fécond des pratiques.