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Procès de connaissance et idée vraie : une pratique du spinozisme

LES INSTANCES DE LA PRATIQUE

3. Les pratiques théoriques

3.3. Procès de connaissance et idée vraie : une pratique du spinozisme

Althusser décline de diverses manières le problème de la théorie comme pratique : problème de la pensée comme appareil ; problème de la connaissance comme procès, comme production. C'est cette dernière déclinaison du problème qui apparaît à travers la lecture symptomale qu'Althusser propose, à plusieurs reprises, du texte de Marx sur le procès de connaissance200 : or cette lecture est largement commandée par une référence à Spinoza, qui vient doubler et compléter les failles supposées du texte marxien. Nous avons rencontré déjà ce renvoi à Spinoza avec la thèse de Pour Marx selon laquelle le critère adéquat du vrai n'était

199 L. Althusser, Philosophie et philosophie spontanée des savants (1967), Paris, Maspéro, 1974, p. 14

200

Il s'agit en l'occurrence du célèbre passage de l'Introduction de 1857 aux Grundrisse intitulé « La méthode de l'économie politique ». cf. K. Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », Editions Sociales, 2011, p. 56 sq.

autre que la transformation réelle dont le vrai est le résultat, et en aucun cas un signe ou un nom de la vérité qui viendrait la « baptiser » de l'extérieur sans rien transformer. Également dans la matérialisation de l'idéologie comme « appareil de pensée » qui inverse l'ordre des causes et des effets, comme dans le premier genre de connaissance, qui constitue moins pour Althusser un rapport de connaissance qu'un rapport pratique au monde, immédiatement vécu201. Althusser précise le sens de son usage de Spinoza lors de sa « Soutenance d'Amiens »:

Je me suis inspiré directement de la lettre même de Marx, qui emploie à plusieurs reprises le concept de « production » des connaissances, pour avancer ma thèse centrale : l'idée de la connaissance comme production. J'avais évidemment aussi en tête l'écho de la « production » spinoziste, et je tirais avantage du double sens d'un mot, qui fait à la fois signe vers le travail, la pratique, et vers l'exhibition du vrai.202

Pour qui sait le lire, le concept de production fait signe à la fois vers la pratique (l'activité de travail) et vers la théorie (« l'exhibition du vrai »), dont il permet de saisir l'articulation. Que signifie « l'exhibition du vrai » ? Précisément que le vrai n'existe qu'en tant que produit d'une pratique qu'il présuppose comme sa condition de possibilité. Avant Marx, c'est Spinoza qui a proposé une analogie entre la production intellectuelle (l'exhibition du vrai) et la production matérielle, dans les fameux paragraphes 30 et 31 du Traité de la réforme

de l'entendement, qui comparent l'activité de l'entendement au travail des forgerons.

Rappelons les enjeux de ces paragraphes : afin de déjouer le piège des Sceptiques cherchant à prendre l'entendement en défaut avec l'argument de la régression à l'infini, selon lequel pour bien connaître, il faudrait une méthode, puis une méthode de la méthode, etc., Spinoza montre que sur le plan de la pratique et de l'expérience commune, nous savons bien, pour l'avoir constaté, ou pour avoir fréquenté les techniques, que les marteaux et les outils forgés existent, qu'il tissent un monde d'ustensilité et de disponibilité. Transposons cela sur le plan intellectuel : on sait bien là aussi que nous avons déjà des connaissances – ne serait-ce que la connaissance que les techniques et les outils existent bel et bien –. La réflexion sur la marche de la connaissance (c'est-à-dire la méthode) suppose donc déjà l’existence de procédures de connaissance constatées, sédimentées dans l’histoire (et possiblement dans des « appareils de pensée »). Spinoza use du même terme pour les deux domaines, intellectuel et matériel :

instrumenta, des instruments corporels/intellectuels. Il y a une communauté uniment lexicale

et conceptuelle entre ce qui se passe du côté du corps, de ses gestes et de ses techniques, et de

201 L. Althusser, L'avenir dure longtemps, op. cit., p. 209

202

ce qui se passe du côté de l’entendement. Dans les deux cas, l’homme travaille, produit à l’aide d’instruments. Grâce à la « force native » (vis nativa) dont il dispose sur le plan corporel comme sur le plan intellectuel, il peut fabriquer un premier stade d’objets avec lequel il en fabrique d’autres, et ainsi par degrés, de proche en proche, il arrive à des instruments de plus en plus élaborés. Il y a un va-et-vient entre produits et instruments reliés entre eux dans la chaîne de la production par la capacité du produit à se transformer en instrument pour produire de nouveaux produits.

L'instrument proprement intellectuel dont use l'entendement, c'est l'idée vraie. L'idée vraie au sens où l'entend Spinoza est inséparable d'un procès d'exhibition où, une fois élaborée « selon l'ordre dû »203, elle s'auto-explicite comme norme d'elle-même et du faux, sans avoir à dépendre d'aucun modèle ou signe extérieur. Elle n'en est pas moins donnée à l'entendement, comme sa condition propre d'effectivité, tout autant que produite par lui, comme son effet, comme sa « marque » propre. L'idée vraie donnée et produite par l'entendement est l'instrument qui lui permet d'opérer sa propre critique, sa propre emendatio (réforme), en traçant des lignes de démarcation entre les différents « modes de perception » (selon l'expression du Traité de la réforme) ou « genres de connaissance » (selon la terminologie de l'Ethique) dont il est capable. Sans entrer dans le détail de savoir si Althusser est fondé, dans l'optique bachelardienne qui est la sienne, à poser une coupure – fût-elle continuée – entre les différents modes de perception ou genres de connaissance204, on notera qu'il s'agit avant tout pour lui d'expliciter la tension qui caractérise l'entendement ou « appareil de pensée » entre condition et résultat, entre le donné et le produit. C'est cette tension qu'exprime à ses yeux cette célèbre formule de Spinoza : « Habemus enim ideam veram/ en effet nous avons une idée vraie »205. Et de souligner toute l'importance du terme latin enim (en effet) :

Que veut dire en substance Spinoza, quand il écrit la phrase célèbre « Habemus enim

ideam veram » ? Que nous avons une idée vraie ? Non. Toute la phrase porte sur

« enim ». C’est en effet parce que, et seulement parce que nous détenons une idée

203

Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement, § 36

204 On se référera, sur ce point, à l'ouvrage d'Adrien Klajnman, Méthode et art de penser chez Spinoza, Paris, Kimé, 2006, p. 66, qui montre que l'insistance d'Althusser à trouver chez Spinoza quelque chose comme une « matière première théorique » le conduit à mésestimer « la continuité entre les états premiers du savoir et ses phases ultérieures » dont, notamment, « le travail sur l'imagination en tant que matière à ordonner dans une description raisonnée ». En effet, même si, comme sur le plan des techniques matérielles, on voit à plusieurs moments s’inverser les caractéristiques de la production au cours du procès de connaissance – ainsi quand les produits deviennent instruments pour fabriquer de nouveaux produits plus perfectionnés –, cette inversion n’est

pas l’indice d’une rupture ni d’une discontinuité radicale. On peut considérer l’idée vraie donnée comme

matière première théorique à condition de ne pas oublier son double statut de produit/instrument grâce auquel l’esprit devient capable de produire un maximum d’idées vraies, en s'aidant aux besoin des produits de l'imagination, notamment l'idée fictive pouvant servir à affiner nos idées vraies données et partant, à « s'en donner » d'autres – cf. le § 56 du Traité de la réforme.

205

vraie, que nous pouvons en produire d’autres, selon sa norme. Et c’est en effet, parce que et seulement parce que nous détenons une idée vraie, que nous pouvons savoir qu’elle est vraie, puisqu’elle est « index sui ». D'où nous vient cette idée vraie ? C'est une toute autre question. Mais c'est un fait que nous la détenons (habemus), et de quoi que ce soit que ce fait soit le résultat, il commande tout ce qui peut être dit de lui à partir de lui. Par là, Spinoza inscrit d'avance toute théorie de la connaissance, qui ratiocine sur le droit de connaître, sous la dépendance du fait de la connaissance détenue.206

Qu'elles cherchent leur fondement ou leur garantie transcendantale du côté de l'objet (selon une perspective réaliste) ou du côté du sujet (selon une perspective idéaliste), les théories de la connaissance font fausse route, dès lors qu'elles suspendent l'opération théorique à une instance de légitimation censée en orienter le cours. Cette demande indéfinie de légitimation court-circuite toute la dimension d'ancrage des théories. Toute la force de l'analyse de Spinoza sur l'entendement, selon Althusser, c'est d'avoir mis l'accent sur le fait de la connaissance (ou de l'idée vraie), plutôt que sur l'autorisation à connaître, ou sur la quête effrénée et vaine d'une méthode de la méthode. Il ne s'agit pas de se demander comment faire en sorte que nos possessions en matière de connaissance puissent acquérir le statut juridique de propriétés. Le fait de la connaissance n'est pas une instance de légitimation du type de l'a priori ou du transcendantal qui conditionne l'entendement comme un type de faculté207. Si le fait de la connaissance détenue est, pour l'entendement, de l'ordre de la condition, cette condition est rigoureusement matérielle et historique, elle a partie liée avec la transformation, et partant, avec la pratique. Tous ceux qui soumettent la connaissance à des questions de droit, que ce soit pour l’invalider (comme les Sceptiques) ou pour la fonder, sont bien forcés de reconnaître l’existence de fait d’un appareil de pensée qui a déjà produit des résultats avérés, et qui a conquis sa propre autonomie de champ (ou d'instance), sans attendre pour cela l’invalidation ou l’autorisation des philosophes. Pour reprendre une expression kantienne en lui donnant un tout autre sens, on peut dire qu’il y a un fait de la raison, un fait de la connaissance, aussi perceptible à nos yeux que l’existence d’outils forgés dans le champ pratique208.

206

L. Althusser, « Soutenance d'Amiens » (1975), Solitude de Machiavel, op. cit., p. 218

207 Au sens où Kant définit le transcendantal dans le § 7 de l'Introduction à la Critique de la raison pure : 1/ comme l'ensemble des principes a priori qui rendent possible la connaissance, de manière universelle et nécessaire, indépendamment de l'expérience ; 2/ comme connaissance de notre manière de nous rapporter aux objets.

208

Ainsi que le remarque Pierre-François Moreau dans son cours sur le Traité de la réforme du 12/10/2005, à l'ENS Lyon, en ligne : http://gedomia.enslsh.fr/simclient/integration/MMPUB/consultation/fiche/

Les notions primitives désignées dans le procès – force native, instrument de connaissance – restent anonymes, elles ne renvoient pas à un sujet-origine de la connaissance, mais à un appareil. Ce qui conditionne alors l'entendement, c'est le fait d'avoir au moins une idée vraie, ce qui n'est décelable qu'« en effet », comme un fait ou effet de structure. L'entendement n'est pas une faculté déterminable en droit, en amont de ce qu'il produit. Se placer au niveau du fait – c'est-à-dire au niveau de ce qu'il a fait et de ce qu'il fait, au niveau de la pratique – suffit à déterminer ce dont l'entendement est capable en matière de connaissance. Peu importe que l'idée vraie donnée soit raffinée ou non, la seule chose qui importe à ce niveau, c'est qu'elle soit vraie, qu'il y ait « de » l'idée vraie, une idée vraie quelconque, afin que nous puissions circonscrire un espace spécifiquement théorique, aussi fruste et abstrait soit-il.

On voit alors pourquoi l'instance du théorique jouit d'une autonomie propre au sein de la pratique sociale : bien qu'elle fasse fond sur des concrets-réels qui font l'objet du procès de travail au sens littéral – ainsi le travail de la forge –, la connaissance ne « commence » jamais que dans l'abstrait, c'est-à-dire dans des équivalents abstraits du concret-réel, nécessairement

mal dégrossis au départ en tant que concepts ou idées (à l'instar des outils des premiers

forgerons), et qui demandent, de ce fait, à être élevés au concret. Le concret n'est donc pas le point de départ mais le point d'arrivée de la connaissance. Le concret-de-pensée est un abstrait qui a subi la transformation théorique ; il se distingue rigoureusement du concret-réel, qui reste en dehors de notre pensée, au début comme à la fin du procès de connaissance – si tant est que ces termes de « début » et de « fin » soient adéquats : en réalité, la connaissance en tant que pratique se dérobe à tout commencement et à toute fin assignables, qui viendraient la limiter de l'extérieur209.

Althusser nous propose donc une lecture symptomale croisée opérant un va-et-vient entre les textes de Marx et de Spinoza. D'une part, lire Marx par Spinoza permet de faire apparaître l'irréductibilité du théorique au sein des pratiques, ce qu'exprime la thèse d'hétérogénéité entre l'objet réel et l'objet de connaissance (concept), entre l'idéat et l'idée : « autre est le cercle, autre l'idée du cercle »210. Le cercle réel comporte ce que Spinoza appelle un « être formel », qui ne se confond pas avec son « être objectif », c'est-à-dire avec le cercle

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209 Cf. Pierre Macherey, Hegel ou Spinoza, Paris, Maspéro, 1979, rééd. La Découverte, 1990, p. 64 : « au

contraire d'un ordre formel, qui est déterminé par sa limite, une pratique ne commence jamais vraiment, parce qu'elle a toujours déjà commencé ».

210

Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement, § 33. Des « mots qui fouettent la mémoire », dit Althusser (« Soutenance d'Amiens », Solitude de Machiavel, op. cit., p. 221).

en tant qu'objectivé par une idée. Seuls des concepts engendrent des concepts. Le renvoi de Marx à Spinoza permet d'écarter toute lecture empiriste qui ferait commencer la connaissance dans l'expérience. D'autre part, la lecture de Spinoza appuyée sur Marx (beaucoup plus elliptique, puisqu'elle ne figure que dans des textes rétrospectifs, les « Eléments d'autocritique » et la « Soutenance d'Amiens ») dévoile l'irréductibilité du pratique au cœur

du théorique. En un sens (bien qu'Althusser ne le dise pas explicitement), seul le détour par

Marx permet de saisir la portée méthodologique de la comparaison avec les forgerons dans le texte de Spinoza : notamment le fait que cette analogie nous donne des clés réflexives pour entrer dans certains aspects de la philosophie depuis des pratiques, et inversement, dans certaines pratiques depuis le procès philosophique. En effet, afin de définir la méthode ou « l'art de penser », Spinoza renvoie à un savoir pratique disponible (l'art de la forge), sans éprouver le besoin de se situer sur le terrain purement théorique de la discussion des doctrines; implicitement, c'est une « pratique de la philosophie » (qu'Althusser distingue pour sa part, on le verra, d'une « philosophie de la pratique »), ou encore, selon l'expression de Deleuze, une « philosophie pratique »211, qui nous est proposée avec l'analogie spinoziste. Ne pas être « simplement marxiste en philosophie » 212, cela signifie, pour Althusser, compliquer et compromettre le marxisme par Spinoza, dans le but d'affermir une position matérialiste sur la connaissance à laquelle une simple lecture de Marx ne suffisait pas. En distinguant l'objet réel et l'objet de connaissance, le spinoziste rappelle aux marxistes pressés l'irréductibilité du théorique ; en posant un primat de l'objet réel sur l'objet de connaissance, le marxiste rappelle aux spinozistes idéalistes à la manière de Brunschvig213 les « présuppositions réelles » de la théorie, c'est-à-dire sa précédence à l'état pratique. Ces deux thèses s'appellent l'une l'autre, se comprennent l'une par l'autre, l'enjeu étant de n'être ni « simplement marxiste », ni « simplement spinoziste » en philosophie.

C'est de cette complication du marxisme par le spinozisme qu'Althusser tire le syntagme de « pratique théorique ». Il s'agit d'un concept pour le moins paradoxal, qui cherche à la fois à dénoter l'irréductibilité (ou l'autonomie) du théorique au sein de la pratique, et l'irréductibilité du pratique au sein de la théorie. La pratique s'intériorise comme théorie et inversement, la théorie s'extériorise comme pratique. Le détour par Spinoza permet d'ouvrir « une voie où le matérialisme peut, s'il en court le risque, trouver autre chose que des

211

La remarque de Deleuze selon laquelle Spinoza « concerne immédiatement le non-philosophe autant que le philosophe » prend ici tout son sens.

212 L. Althusser, « Eléments d'autocritique », Solitude de Machiavel, op. cit., p. 182

213

L. Althusser, « Eléments d'autocritique », Solitude de Machiavel, op. cit., p. 181. Léon Brunschvig est l'auteur d'un Spinoza (Alcan, 1894), et de Spinoza et ses contemporains (PUF, 1923).

mots »214. En définissant la connaissance comme production, Althusser affirme « l'intériorité des formes de la scientificité à la pratique théorique ». Il ne faut pas se méprendre sur ce motif de l'intériorisation. La pratique théorique a pour élément dynamisant et transformateur l'idée vraie donnée – ou le concept –, à la fois instrument et produit de l'intériorisation. Contrairement au procès dialectique hégélien, il s'agit d'une intériorisation sans Telos, non déployée à une instance supérieure de recollection du sens – l'Esprit – qui viendrait attester de l'inconsistance ontologique des autres instances. L'intériorité des formes de scientificité à la pratique théorique ne reconduit aucun « idéalisme de l'esprit », elle ne fait que réaffirmer le postulat d'autonomie du théorique, sans que cela implique un quelconque privilège de la pensée sur les autres instances ; tout au plus une dominance, exercée dans une conjoncture donnée. L'idée vraie donnée s'inscrit dans une intériorité sans esprit : une intériorité qui n'est autre que celle de l'instance ou du champ théorique lui-même. Intériorité paradoxale, fruit des décentrements dont nous avons fait cas : décentrement de la pensée (et de ses garants : le sujet, la conscience, l'individu) vers l'appareil de pensée ; décentrement de la connaissance vers le procès de connaissance.