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Un structuralisme de la pratique

LES INSTANCES DE LA PRATIQUE

1. L'analytique althussérienne des pratiques

1.2. Un structuralisme de la pratique

La thèse principale d'Althusser sur la pratique peut être énoncée de la façon suivante :

toute production est détermination, c'est-à-dire production d'effets spécifiés, intelligibles positivement les uns par rapport aux autres, sans qu'il soit besoin de faire appel à une instance

causale en amont des effets produits. En quoi consiste alors cette interdépendance des effets spécifiés de la pratique ? De quelle sorte de « totalité » sont-ils passibles ? C'est l'idée de causalité qui va servir de fil conducteur pour répondre à cette question.

Si Althusser s'inscrit dans le « moment » structuraliste, c'est d'une manière tout à fait singulière, qui consiste précisément à revisiter la notion de causalité structurale héritée de Lévi-Strauss et de Lacan à la faveur de sa lecture de Marx, ce qui suppose de donner congé à deux autres conceptions de la causalité qui avaient alors cours dans le marxisme : le modèle de la causalité mécanique et celui de la causalité expressive. Chaque modèle de causalité implique une lecture de l'histoire (ou plus précisément, du matérialisme historique) et une conception de la pratique. Or, en répudiant le modèle mécaniste et le modèle expressif de la causalité, Althusser a conscience qu'il vise plus loin que de simples divergences au sein du marxisme ; c'est, plus largement, à deux « systèmes de concepts » hérités de la philosophie classique qu'il s'oppose. 1/ D'une part, le cartésianisme pour le modèle mécaniste, qui réduit la

118

Cf. Andrea Cavazzini, « La pratique d'Althusser : d'un marxisme à l'autre » , Le moment philosophique des années 1960 en France (P. Maniglier dir.), PUF, 2011, p. 241.

causalité « à une efficace transitive et analytique »119 : on peut ainsi rendre compte de l'action d'un corps sur un autre – ainsi l'exemple paradigmatique de la boule de billard –, mais on peine, sinon par « d'extraordinaires distorsions », à saisir l'intelligibilité de la totalité des pratiques. Ce type de causalité linéaire permet de dégager une intelligibilité locale de

l'action : le fait qu'elle soit soumise à telle contrainte dans tel contexte. On a affaire à une

approche strictement déterministe de la pratique, calquée sur le modèle des lois de la nature. Dans le champ du marxisme, ce schéma causal renverrait à la dialectique de la nature élaborée par Engels, et véhiculée par le « Diamat » stalinien. 2/ D'autre part, Althusser se réfère à Leibniz et à Hegel pour le modèle de la causalité expressive, qui « suppose dans son principe que le tout […] soit réductible à un principe d'intériorité unique, c'est-à-dire à une essence

intérieure, dont les éléments du tout ne sont alors que des formes d'expression phénoménale,

le principe interne de l'essence étant présent en chaque point du tout »120. Nous accédons ici à l'intelligibilité d'un tout, dont l'efficace sur ses parties est incontestable, puisque chaque élément est pars totalis, expression du tout. À une condition près cependant, et non des moindres : « que le tout ne fût pas une structure »121. Ce modèle de la causalité expressive, de la présence de l'intériorité du tout dans ses parties, se retrouve selon Althusser dans le marxisme de la praxis et de l'homme générique, qui aliène l'intériorité de son essence concrète en s'objectivant dans le travail, avec la promesse toujours réitérée de reconquérir cette essence. Il est certain qu'outre Leibniz et Hegel, c'est à Sartre qu'Althusser impute un tel régime de causalité, sans prendre en compte le fait que les ensembles pratiques sartriens, loin de se réduire à une réciprocité de perspectives simples entre la partie et le tout, entre l'homme singulier et son histoire, sont toujours le fruits de dialectiques brisées et de décentrements, attestant d'une irréductible distorsion entre les praxis et les structures, qui se manifeste par une dimension « antidialectique » au cœur de la dialectique122. Nous reviendrons bien entendu largement sur cette question lorsque nous aborderons la problématique de la Critique de la

raison dialectique, mais il nous semble important d'indiquer dès à présent cette méprise

119 L. Althusser, « L'objet du ''Capital'' », Lire Le Capital, op. cit., p. 402

120

L. Althusser, « L'objet du ''Capital'' » , Lire Le Capital, op. cit., p. 402. A noter qu'Althusser commet un contresens important en imputant à Hegel ce modèle de la causalité expressive, qui repose encore sur une dualité entre les pôles de l'intérieur et de l'extérieur, entre l'essence et le phénomène : or, loin de reconduire à une intériorité comme centre expressif ou présence du tout dans ses parties, le discours spéculatif hégélien opère à rebours de ce format représentatif imputable à la dialectique finie des pensées d'entendement, ainsi que le souligne Gérard Lebrun dans La patience du concept. Essai sur le discours hégélien (Gallimard, 1972, p. 348-354), s'opposant d'ailleurs explicitement à Althusser sur ce point.

121 L. Althusser, « L'objet du ''Capital'' », Lire Le Capital, op. cit., p. 403

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Alain Badiou est l'un des premiers à avoir mis ce point en évidence dans son article « Le (re)commencement du matérialisme dialectique » , Critique, n° 240, 1967, p. 445. Avec, à la même époque, Lucien Sebag dans

Marxisme et structuralisme, mais dans un tout autre cadre : celui du débat entre Sartre et l'anthropologie

d'Althusser à l'égard de Sartre, qui s'explique par les termes mêmes dans lesquels s'est posée dans les années 1960 la querelle de l'humanisme123.

On peut noter pour l'heure que, dès lors que l'on choisit de se situer après la querelle, force est de constater qu'Althusser partage au moins avec Sartre l'ambition de proposer une « théorie des ensembles pratiques » : il ne s'agit pas (ni pour l'un ni pour l'autre) de rendre compte de l'ensemble des pratiques, auquel cas le contenant (l'ensemble, la structure) serait d'une autre nature que son contenu (les pratiques), dont il serait abstrait. L'enjeu, c'est de se placer à hauteur d'intelligibilité à la fois de la structure et des pratiques, mises sur le même plan ; en somme, de proposer une intelligibilité du tout de telle sorte que le tout soit lui-même affecté par ses composants. Il y a un plan commun à la structure et aux pratiques, où le contenant est affecté par le contenu en lequel il est totalement compromis. Pour Althusser, cela implique d'écarter les modèles mécanistes et expressifs : le premier parce qu'il ne nous fait pas accéder à la structure, ne nous donnant accès qu'à des rapports de détermination locales entre les parties, dépendant transitivement les unes des autres ; le second parce qu'il n'assume pas jusqu'au bout la compromission du contenant dans ses contenus, en préservant une unité intransitive et expressive du contenant que les contenus ne ferait que refléter idéalement. À la causalité transitive-mécanique et à la causalité intransitive-expressive, il convient d'opposer une causalité structurale et productive. Althusser cherche à relever le défi de penser un structuralisme de la pratique, dans le sens d'un structuralisme à une seule

structure, « le mode de production lui-même, ou le système synchronique de l'ensemble des

rapports sociaux », comme le dit justement Fredric Jameson dans L'inconscient politique124. La généralisation du modèle de la production renvoie à l'idée d'une causalité productive qui traverse de manière univoque tous les niveaux de la totalité sociale, infra comme suprastructurels. Pour autant, cette cause demeure absente comme telle : elle n'existe pas en dehors de ses effets produits qui, loin d'exprimer une « essence intérieure » dont ils ne seraient que les phénomènes, restent irréductibles les uns aux autres, du fait même de leur hétérogénéité. Se poser la question de l'intelligibilité de la pratique, c'est se heurter à de l'hétérogène irréductible, non dialectisable en tout cas sous la forme d'une synthèse expressive simple. La réalité des pratiques sociales, requiert donc une analytique qui fasse droit au complexe, aux inégalités de niveaux au sein du tout (d'où le concept althussérien de « tout complexe structuré à dominante »), mais qui s'interdise surtout de préfigurer le tout,

123 Sur ce point, cf. Florence Caeymaex, « Sartre et Althusser. Retour critique sur l'anti-humanisme », Les Temps

Modernes, n° 658-659, avril-juillet 2010, p. 142-158

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Fredric Jameson, L'inconscient politique. Le récit comme acte socialement symbolique (1981), Questions Théoriques, 2012, p. 40

l'ensemble pratique, sous la forme d'une totalité achevée : cela reviendrait en effet à décrocher le tout des pratiques hors desquelles il n'existe pas.

Avant d'aborder cette analytique des pratiques, il nous faut dire quelques mots, encore, sur le type de coupure épistémologique qu'Althusser pense opérer, via Marx, avec cette conception de la causalité. Dans Les mots et les choses, Foucault semble refuser à l'althussérisme le statut de « contre-science », qu'il reconnaît par ailleurs à l'anthropologie structurale lévi-straussienne et à la psychanalyse lacanienne, promptes à contester l'épistémè moderne, en défaisant la figure de l'homme qu'elle se donne comme une évidence. Dès lors qu'on l'envisage archéologiquement dans l'épaisseur du savoir anthropologique moderne, le marxisme dont se réclame Althusser « n'a introduit aucune coupure réelle », puisqu'il « est dans la pensée du XIXè siècle comme un poisson dans l'eau »125 : la critique de l'économie politique à laquelle Marx entend donner une caution scientifique s'inscrit dans la continuité de l'émergence, avec Ricardo, de l'économie politique bourgeoise comme champ de discours. Ce n'est pas au XIXè siècle, dans le texte de Marx, qu'il faut chercher une coupure, mais bien au XXème siècle, dans une certaine tendance de l'épistémè moderne à revisiter la notion de causalité à l'aide d'un nouveau paradigme emprunté à l'analyse structurale de la langue. Or sur ce point, Althusser a bien opéré une véritable coupure : moins comme marxiste que comme héritier du paradigme structuraliste, qu'il reconduit à sa manière dans son programme de recherche, jusque dans son abord symptomal du discours marxiste.

Foucault révise ainsi son jugement sur Althusser dans un article décisif de 1969 intitulé « Linguistique et sciences sociales ». Reprenant les acquis des Mots et les choses, il précise d'abord que la linguistique s'est toujours trouvée dans une situation de « décalage épistémologique » par rapport aux autres sciences sociales, mais qu'actuellement, ce décalage prend une « nouvelle forme » : « C'est d'une autre façon qu'aujourd'hui la linguistique peut servir de modèle aux autres sciences sociales »126. Les sciences du langage ont déjà fait leurs preuves en termes de scientificité, dépassant les autres sciences humaines en exactitude et en systématicité. Le langage fournit aux sciences humaines un paradigme fort, dont le principal apport a consisté en une mise hors-circuit du « causalisme primaire » hérité du positivisme, au profit d'une systématisation des pratiques sociales comparable au système de la langue. Toute histoire ou archéologie des sciences humaines soucieuse de rendre compte des crises et des changements de paradigmes qui les traversent est ainsi reconduite à ce problème du décalage

125 M. Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 274. C'est dans ce passage que l'on trouve la fameuse formule selon laquelle les débats entre marxistes au début des années 1960 ne sont « tempêtes qu'au bassin des enfants ».

126

M. Foucault « Linguistique et sciences sociales » (Revue tunisienne de sciences sociales, 6è année, n° 19, déc. 1969), Dits et écrits, t. I, op. cit., n° 70, p. 849.

épistémologique induit par le modèle du langage, et partant, à la question du sens et de la

portée à accorder au modèle en question dans ses prétentions architectoniques. La démarche de Foucault consiste à découpler le paradigme de sa scientificité acquise pour examiner uniquement sa portée oppositionnelle de contestation générale de l'épistémè moderne : le seuil de scientificité acquis par la linguistique apparaît alors comme une forme nécessaire mais non suffisante de l'émergence des contre-sciences humaines qui adoptent le paradigme de la langue comme comme méthode d'analyse, comme grille d'intelligibilité du social.

C'est précisément le cas pour Althusser. Aux yeux de Foucault, c'est moins une coupure épistémologique augurant la découverte d'un nouveau « continent » de savoir que nous offre Althusser, qu'une contre-science, qu'il faut comprendre comme une tendance oppositionnelle propre à l'épistémè moderne. La contre-science n'est pas décelable dans le texte de Marx lu par Althusser, mais plutôt dans le geste d'Althusser lisant Marx à l'aide des outils légués par le paradigme de la langue. Et à la limite, peu importe la référence à l'auteur-Marx : ce qui compte comme contre-science (et non plus comme coupure), c'est plus le geste proprement althussérien lui-même, que le patronage dont il se réclame :

Le retour à Marx ou les recherches sur Marx de type althussérien montrent que l'analyse marxiste n'est pas liée à une assignation de causalité ; elles essaient de libérer le marxisme d'une espèce de positivisme dans lequel certains voudraient l'enfermer et par conséquent de le libérer d'une espèce de causalisme primaire pour retrouver en lui quelque chose comme une logique du réel. Mais faut-il encore que cette logique ne soit pas la dialectique au sens hégélien du terme. On avait bien essayé d'affranchir Marx d'un positivisme élémentaire où on l'avait enfermé, par un retour aux textes, aux concepts d'aliénation, à la période hégélienne, bref, par tout un rapprochement avec la

Phénoménologie de l'Esprit127.

Si l'on suit Foucault, il y a donc un legs patent de la linguistique structurale dans la construction qu'Althusser propose du concept de causalité productive, corrélée à son refus de toute « assignation de causalité », qu'elle soit mécanique (relevant d'un « causalisme primaire ») ou expressive (renvoyant à la dialectique de l'aliénation et de la désaliénation, imputée ici au Hegel de la Phénoménologie, et implicitement, au Sartre de la Critique de la

raison dialectique). De même que la linguistique structurale analyse des relations entre les

signes, compris comme des « effets de pensée »128, le structuralisme de la pratique d'Althusser

127 M. Foucault, « Linguistique et sciences sociales », op. cit., Dits et écrits, t. I, op. cit., p. 852-853.

128

Je renvoie sur ce point aux analyses de Patrice Maniglier, La Vie énigmatique des signes. Saussure et la

propose une mise en intelligibilité des effets combinés de pratiques – ou, devrait-on dire plutôt, des effets pratiques –, à analyser dans leur spécificité propre d'instance. Cette intelligibilité des effets combinés implique un primat de la synchronie sur la diachronie, qui n'aboutit cependant pas à une « coupe d'essence » statique, imperméable au changement historique. Il y va plutôt d'une nouvelle manière d'envisager la transformation : non plus en remontant d'un changement à sa cause assignable, mécanique ou expressive ; mais en examinant en synchronie, pour rendre intelligible telle transformation donnée, l'ensemble des conditions qui lui sont contemporaines, l'ensemble des autres changements nécessaires à sa survenue. De là découle le concept althussérien de conjoncture pour l'abord des pratiques, dont nous ferons cas dans les sections 2 et 4 de ce chapitre. Il y va d'un nouveau rapport entre théorie et pratique, au sens où seule l'analyse synchronique des pratiques ou transformations

opérées permet le passage à la pratique opérante, ainsi que le souligne Foucault :

Cette analyse des conditions nécessaires et suffisantes pour qu'un changement local intervienne est également nécessaire et à peu près indispensable pour qu'on puisse transformer cette analyse en une intervention pratique et effective, car le problème qui est posé est de savoir ce qu'il me faudra changer, si je veux changer quelque chose dans le champ total des relations. Loin que l'analyse synchronique soit anhistorique, elle nous paraît beaucoup plus profondément historique, puisqu'elle […] permet de définir le domaine précis où pourra se repérer une relation causale et permet enfin de

passer à la pratique.129

Texte important, qui montre tout ce qu'on peut attendre d'un structuralisme de la pratique : ce n'est que depuis l'espace de l'analyse, en se donnant d'abord le temps d'une suspension de la pratique, que peut s'opérer ensuite un passage effectif à la pratique comprise dans sa dimension constituante. Tout se passe alors comme si d'un côté, l'analyse n'avait de sens qu'en vue du passage à la pratique qu'elle rend possible, et qui l'efface, ou du moins la transforme. Et comme si, de l'autre côté, la pratique n'était plus qu'un moment de la théorie, de l'analyse qui la précède. Il n'y a pas de pratique effective sans l'exhumation du problème sous-jacent qui l'appelle, qui rend nécessaire, à tel moment dans une conjoncture, de passer à la pratique. Or seule l'analyse, c'est-à-dire le point de vue théorique de la synchronie entre les relations, permet de rendre intelligible le problème auquel la pratique a à répondre.

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