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Théorie des pratiques théoriques : l'idée de l'idée revisitée

LES INSTANCES DE LA PRATIQUE

3. Les pratiques théoriques

3.4. Théorie des pratiques théoriques : l'idée de l'idée revisitée

Décentrée de la figure classique du sujet et objectivée dans des appareils, la pensée se voit dotée d'une histoire propre, celle de ses productions, en l'occurrence, de ses concepts. Cette histoire de la pratique théorique n'est cependant définissable que moyennant un regard oblique ou rétrospectif, une fois que les concepts ont été effectivement produits et déposés dans les appareils de pensée. La pratique théorique est toujours prise dans une histoire, mais ce n'est qu'après coup qu'elle peut objectiver sa propre histoire. Non pas que la pensée vienne toujours trop tard, à l'instar de la chouette de Minerve chez Hegel : on l'a vu, il ne s'agit pas d'intérioriser les productions spirituelles à un niveau supérieur de processualité, tel que l'Histoire du monde. Althusser insiste sur un décalage, au cœur de la pratique théorique, entre le temps de la science proprement dit, temps du procès de production des connaissances, et le temps de la théorie de la science, ou de ce que Bourdieu appellera la « science de la science »215. Il s'agit en somme d'instituer un point de vue réflexif sur la pratique théorique,

214 L. Althusser, « Eléments d'autocritique », Solitude de Machiavel, op. cit., p. 186

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Cf. Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité. Cours au Collège de France, 2000-2001, Paris, éd.

Raisons d'agir, 2001. On a là encore une proximité frappante entre Bourdieu et Althusser sur la question du théorique, qui semble relever de leur usage respectif de Spinoza.

sans pour autant outrepasser le sol de la production, seul lieu de pertinence pour l'intelligibilité de la pratique théorique.

Comment, tout en restant dans l'instance du théorique, produire une théorie de la théorie, ou une connaissance de la connaissance ? L'enjeu n'est pas mince, car la tentation est grande de reconduire, à travers ce mouvement réflexif, l'une ou l'autre des figures idéalistes de repli de la pensée (sujet, conscience, individu, ou Esprit hégélien) contre lesquelles Althusser a forgé précisément la notion d'appareil. Or, si réflexivité il y a, elle doit épouser de part en part la matérialité historique de l'appareil et du procès de connaissance qui s'y investit, faute de quoi elle s'exerce à vide, sans « matière première théorique ».

Là encore, et bien qu'Althusser ne le mentionne pas explicitement sur cette question précise, le modèle spinoziste de l'idée vraie peut nous éclairer. Dans le Traité de la réforme, Spinoza écrit : « il n'est pas besoin pour que je sache que je me sache savoir »216. Cela signifie que l'entendement n'aura pas de connaissance réflexive ou d' « idée de l'idée » (autre nom de la méthode), s'il n'est pas d'abord engagé « en effet » dans une idée nécessairement en prise avec son objet ou « idéat ». Les rapports d'idéation-objectivation que l'entendement produit entre l'idée de l'idée et l'idée vraie sont entièrement sous la dépendance première du « fait de la connaissance détenue » : l'idée de l'idée n'est pas en position régalienne par rapport à l'idée ; la méthode ne précède pas l'exercice effectif du savoir, dont il est parfaitement vain de chercher à sonder l'origine ou à établir le fondement, puisque comme on l'a vu, le savoir, en

tant que pratique, a toujours déjà commencé. De la même manière, une théorie de la pratique

théorique implique comme sa présupposition réelle l'existence de multiples pratiques théoriques passées ou présentes, de toutes façons objectivées et détenues dans des appareils de pensée historiquement circonscrits. Pas plus que, chez Spinoza, la méthode ne peut précéder l'idée en lui dictant sa norme a priori, la théorie des pratiques théoriques ne peut chez Althusser se substituer aux pratiques théoriques effectives et aux résultats spécifiés qu'elles laissent dans l'histoire. C'est ainsi que l'historicité du « fait de la connaissance détenue » se réfléchit sous la forme d'une histoire de la connaissance, ainsi que le souligne ce passage de

Lire Le Capital :

Ce n'est pas le seul concept formel des conditions de la production de la pratique théorique, qui peut nous donner les concepts spécifiés permettant de constituer une histoire de la pratique théorique, ni à plus forte raison l'histoire des différentes branches de la pratique théorique (mathématiques, physique, chimie, biologie, histoire

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et autres ''sciences humaines''). Pour aller au-delà du simple concept formel de la structure de la pratique théorique, c'est-à-dire de la production des connaissances, nous devons élaborer le concept de l'histoire de la connaissance, et élaborer les concepts des différents modes de production théorique […] ainsi que les concepts propres des différentes branches de la production théorique, et de leurs rapports (les différentes sciences et les types spécifiques de leurs dépendances, indépendance et articulation). Ce travail d'élaboration théorique suppose une investigation de très longue haleine […] qui s'approprie toute la matière première des « faits » déjà recueillis et à recueillir et des premiers résultats théoriques acquis, dans ces domaines.217

De même que la définition de la « pratique sociale » en général était forgée pour nous permettre d'accéder à ses instances diverses, la définition générale de la pratique théorique n'est qu'une abstraction qui doit nous permettre de nous élever au concret des pratiques théoriques spécifiées. Il s'agit de produire une théorie des pratiques théoriques, qui soit à même de réfléchir ce pluriel pour lui-même, sans le dissoudre dans l'abstraction de ce qu'Althusser appelle ici un « concept formel ». La production ne serait qu'un concept formel si on n'en retenait que la dimension homogénéisante, au mépris de sa dimension spécificatrice. Or tout l'enjeu pour Althusser, dans ce texte difficile, c'est de faire fonctionner

le modèle de la production réflexivement, de manière à se situer à juste hauteur d'intelligibilité

des pratiques théoriques. Cela signifie que la production n'est pas qu'une analogie nous donnant accès au concept de pratique théorique en général, comme procès de connaissance. Elle demande en outre, en tant qu'analyseur des pratiques théoriques et de leur rapport aux autres pratiques sociales, à être élevée au concret, c'est-à-dire à être élaborée, elle aussi, en concept. C'est la condition sine qua non pour qu'elle puisse nous donner accès à la dimension du « spécifique », c'est-à-dire au pluriel des pratiques théoriques subdivisées en sciences, dont chacune a sa spécificité propre.

C'est donc un subtil décalage entre pratique théorique et théorie des pratiques théoriques qu'il nous faut examiner : dispositif réflexif d'autant plus délicat à manier que l'instrument de la réflexion et l'objet de la réflexion sont formellement identiques : ils partagent en effet la forme du concept ou de l'idée. Tout se passe à l'intérieur de la pratique théorique : dit dans les termes de Spinoza, l'idée et l'idée de l'idée (où s'instaure le point de vue réflexif sur l'idée) sont deux modes du même attribut, la pensée. On l'a vu, Spinoza distingue soigneusement, l'être formel de l'idée – c'est-à-dire l'objet, le concret-réel (ou l'idéat) dont l'idée se saisit, et son être objectif, c'est-à-dire ce qu'est l'idée en elle-même. Que devient cette distinction

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appliquée au dispositif réflexif de l'idée de l'idée ? Afin d'expliciter cela, prenons un exemple de pratique théorique : la biologie. En produisant une idée vraie du corps vivant, la biologie dégage son être objectif, distinct de l'organisme réel existant dans la nature (c'est-à-dire de son être formel). En tant que branche spécifiée de la pratique théorique, la biologie comme discipline n'en est pas moins par ailleurs un être réel, « formel », c'est-à-dire un ensemble de caractéristiques propres en vertu desquelles elle peut être étudiée à part, et faire l'objet d'une autre branche de la pratique théorique : l'épistémologie de la biologie, qui s'interrogera notamment sur les modèles et analogies dont elle use pour comprendre le vivant, sur les grands clivages qui traversent son histoire (mécanisme/vitalisme, etc.). La biologie acquiert donc un être objectif dès lors qu'elle devient l'objet de l'épistémologie. D'autres rapports d'idéation ou d'objectivation sont possibles si, à son tour, l'épistémologie de la biologie fait l'objet d'une histoire de l'épistémologie de la biologie : ainsi la théorie de la pratique théorique se réfléchira sous la forme d'une théorie de la théorie de la pratique théorique – ou, dit en termes spinozistes, l'idée de l'idée (du vivant) se réfléchira comme idée de l'idée de l'idée. Ces idées régressives ne débouchent cependant pas sur une régression à l'infini puisqu'il y a toujours une priorité du concret-réel (l'organisme réel) sur son idée, et a fortiori, sur l'idée de son idée218. Il y a bien un fait premier de la science comme pratique : pour que l'épistémologue ou le philosophe puisse en parler, il faut d'abord qu'en effet, des savants produisent des concepts, qu'ils objectivent dans des appareils des êtres formels en êtres objectifs, des concrets-réels en concrets-de-pensée ; la méthode, l'épistémologie, ne sont déterminables qu'après coup. Par conséquent, la connaissance n’a pas besoin pour exister d’une critique ni d’une théorie de la connaissance. Par contre, la théorie de la connaissance (ou idée de l’idée, théorie de la pratique théorique) exige que la connaissance existe déjà à l'état pratique.