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Villes créatives : la créativité organisée sur et pour les territoires

1. INTRODUCTION

1.3. Problématique

1.3.2. Des industries culturelles aux villes créatives : un processus de

1.3.2.4. Villes créatives : la créativité organisée sur et pour les territoires

Ces brefs rappels historiques du développement des notions et politiques liées aux industries culturelles, aux industries créatives et aux villes créatives illustrent une conjonction de dynamiques en œuvre dans divers réseaux politiques, économiques, académiques, à toutes échelles géographiques et institutionnelles. De cette conjonction a émergé une idéologie globale, ou englobante : l'économie créative pose, de manière transversale et polymorphe, la centralité de la créativité pour le développement interne des sociétés post-industrielles et leur compétitivité internationale. Une modélisation de développement territorial s'est en effet opérée, qui a produit un cadre de pensée qui vise à conforter les relations de pouvoir établies entre entrepreneurs, décideurs publics, public consommateur et consortiums capitalistiques. Nous l'avons déjà souligné plus haut : ces modèles, dont ceux des « villes créatives » [Landry, 1995] ou des « classes créatives » [Florida, 2002], constituent davantage des travaux de reconstruction de sens entre des pratiques déjà constitutives de l'économie libérale que des propositions de refondation globale des relations et rapports de force entre acteurs du territoire. Ces modèles posent le principe qu'entrepreneurs culturels comme décideurs publics sont enclins à produire en permanence de la nouveauté - nouveaux produits « culturels », nouveaux territoires -, condition supposée de leur distinction, directe ou indirecte, sur les marchés. Cependant, « à cause des contraintes économiques qu'entraîne l'organisation du travail par projet dans ces milieux, le créateur est souvent la première victime de la valorisation économique de la ville à laquelle, volontairement ou non, il contribue » [Vivant, 2012, p. 217]. Malgré les apparences, l'économie créative et la ville créative ne sonneraient donc pas l'avènement des « classes » de travailleurs dont le métier repose sur la création. A l'inverse, ces modèles feraient des territoires les espaces d'une créativité organisée, institutionnalisée, mais débarrassée de ce qui fondait jusqu'alors un « contrat social ». D'ailleurs, des observations de terrain montrent que, si les « artistes », sous réserve que ce groupe social puisse être clairement défini, contribuent « positivement à la diversité et à la vitalité des villes,

leur projet ne peut se confondre avec celui des régimes politiques néo-libéraux21 »

[Markusen, 2006] et que celui-ci comme leurs pratiques s'avèrent même discordantes avec celles d'ingénieurs, managers ou juristes. Davantage que l'acte de création en lui-même et les pratiques associées, ce seraient les modes de faire – une action par projets, individualisée et morcelée - et types d'organisations du travail des créatifs - en réseau, sans espace dédié, discontinue et où le volume horaire ne constitue plus un étalon - qui constitueraient les principaux arguments du développement. L'économie de la culture deviendrait ainsi l'étendard d'une nouvelle

21 Traduit par nos soins : « I argue that artists as a group make important, positive contributions to the diversity and vitality of cities, and their agendas cannot be conflated with neoliberal urban political regimes. »

économie des territoires : longtemps décriée, associée au parasitisme ou à la rêverie, la figure de l'artiste apparaît ainsi désormais valorisée au point d'incarner la condition du développement territorial dans un contexte de compétitivité. Nouvel ouvrier des villes modernes, ce serait, tout autant que ses productions symboliques, sa disponibilité, sa mobilité, son acceptation d'une précarité systémique et de revenus faibles si compensés par son autonomie ou limités à des droits de propriété intellectuelle qui constitueraient les principaux arguments de sa valeur. « Tandis que la création heurte souvent le goût des politiques et qu'elle peine toujours à s'imposer dans l'espace urbain, la créativité, elle, est bienvenue et même souhaitée partout. (…) La proximité sémantique est trompeuse : ce ne sont ni les mêmes groupes de population ni les mêmes fonctions qu'on cherche à attirer ou au contraire à décourager. Dans le premier cas, le référent des acteurs et actions est évidemment artistique; dans le second, il est d'abord économique et lié au profit recherché » [Grésillon, 2014, p. 129].

Par cette heureuse conjonction, ou mise en concordance symbolique, de la création et du développement territorial, les biens culturels, industrialisés ou non, perdent de fait leur singularité. L'institutionnalisation du processus de création par son inscription, à divers degrés, dans l'ensemble des processus industriels et des modèles économiques constitue tant son avènement que sa dilution la plus absolue. La culture « installée au rang de registre politique » empêche la production d'un « sens commun

au monde contemporain » [Djian, 2005, p. 150]. Boris Grésillon [op. Cit.] pose

d'ailleurs la nécessité de distinguer les villes de création et villes créatives : « On le voit, tant les acteurs principaux que leurs motivations ou le rapport qu'ils entretiennent au politique diffèrent d'un modèle à l'autre. La ville créative pratique à l'égard du politique le consensus, la négociation et la contractualisation. Les créateurs - non établis - entretiennent avec le politique plutôt des rapports d'opposition, de méfiance ou d'indifférence ». Notre étude s'attachera ainsi à caractériser les modalités relationnelles et partenariales entre entrepreneurs de la musique adhérents d'un cluster et représentants d'institutions. Nous vérifierons par ailleurs si une distinction, notamment de légitimation, s'observe entre des dispositifs de type cluster et d'autres dynamiques de fédération localisée d'acteurs culturels, sous formes de squats, tiers-lieux ou friches culturelles.

Ainsi, la notion d'expérience, propre aux biens symboliques, intègre désormais le discours de la majorité des promoteurs des villes créatives. Ce discours s'appuie sur le pré-supposé que « l'élargissement de l'espace des possibles esthétiques dans des contextes pourtant institutionnellement séparés de la vie ordinaire, devraient se traduire par une remise en cause et un élargissement de l'espace des possibles dans d'autres, voire dans tous les contextes de la vie sociale. » [Roueff, 2006, p. 200]. Ce processus de culturalisation de l'économie peut être d'ailleurs mis en résonance

avec le concept de « choc » proposé par Walter Benjamin à propos de l'expérience de vie urbaine ; dans ce cadre, dans une tentative de réaction à la saturation du capitalisme, la grande ville s'avère propice à la production de mythes par les individus. Par sa capacité à produire du symbolique, la métropole devient un laboratoire du développement de nos sociétés. Par sa fonction de production symbolique, le créatif - potentiellement tout individu -, notamment lorsqu'il est confondu avec le créateur, mythifié face au monde rationnel, constituerait une cellule d' « innovation » pour le développement du territoire local. La question se pose alors de la capacité de l'acte créatif à constituer une subversion, une marge, qui ne serait pas vouée à vivifier l'idéologie ou les organisations sociales contre lesquelles il s'est justement rendu nécessaire [Jouvenet, 2006,p. 246]. En juin 2014, dans son rapport au ministre de la Culture sur le développement de l'entrepreneuriat culturel dans le

secteur culturel22, Steven Hearn23 pose le contexte suivant : « La professionnalisation

du secteur culturel a renouvelé la figure de ses entrepreneurs mais pas leur perception par les tiers qui opposent notamment création et économie. Ce sont pourtant des agents économiques à part entière, dont les initiatives galvanisent la création, créent des emplois, génèrent des revenus et s’inscrivent dans une stratégie de développement économique et durable. » Il poursuit en soulignant la pertinence de ce secteur pour les territoires : « La performance de l’investissement culturel s’explique aussi par les effets de levier qu’il entraîne dans les domaines du tourisme ou de l’éducation. Si la subvention et le mécénat doivent continuer à irriguer la création, le temps où les activités du secteur s’exonéraient des règles de l’entrepreneuriat est révolu. La France – pionnière pour la densité territoriale de ses équipements et acteurs culturels – pourrait être un laboratoire propice à l’épanouissement de l’entrepreneuriat culturel. » Quels qu'en soient les arguments, ce constat pose l'exception culturelle française, et les politiques publiques de soutien à la création et à la diffusion qu'elle inclut, en faux au regard de l'économie de marché : « agents économiques », les travailleurs du secteur culturel seraient désormais des « entrepreneurs ». Nous nous attacherons bien entendu à caractériser cette évolution de statut par l'identification, chez les adhérents des clusters musicaux, d'éventuels nouveaux modèles économiques, modes d'organisation et d'action. Cependant, une autre conséquence des cadres de perception de la création que constituent les modèles de villes créatives réside dans la « gouvernance », considérée comme organisation des prises de décision et gestion des rapports de force entre les acteurs : « On ne gouverne pas une ville créative comme on tente d'administrer et d'organiser

22 « Rapport à la ministre de la Culture et de la Communication et au ministre de l’Économie, du redressement productif et du numérique sur le développement de l’entrepreneuriat dans le secteur culturel en France », juin 2014.

23 Steven Hearn a créé en 2000 l'agence d'ingénierie culturelle Le troisième pôle. De 2008 à 2015, il a assuré la Direction de la Société de gestion de la Gaité Lyrique, à Paris sous délégation de service public. En 2008, il a créé Scintillo, une holding rassemblant la diversité de ses participations dans des entreprises culturelles, et l'incubateur culturel Créatis.

une ville de création. La traduction sur le terrain est claire : dans la ville créative, le modèle qui s'impose est celui du cluster qui, dans une branche "créative" donnée (cinéma, multimédia, mode, jeux vidéo, etc.) va regrouper les acteurs de cette branche, des donneurs d'ordre aux petites entreprises de sous-traitance. (...) En gros, la puissance publique, et en premier lieu la municipalité qui voit là une façon de s'affirmer comme acteur important, s'associe à des promoteurs et soutient les acteurs privés des industries créatives, en leur concédant des terrains, en créant des pépinières d'entreprises pour l'éclosion des micro-entreprises créatives, en facilitant leur installation via des zones franches urbaines, en promouvant le secteur créatif dans des foires et dans des documents de communication, etc. » [Grésillon, 2014, p. 129]. Autrement posée, pour ce qui nous concerne ici, la question fondamentale liée à l'institutionnalisation de la valeur de créativité - et l'incarnation de cette institutionnalisation via un cluster culturel - réside dans la capacité de survie du

processus même de création, qui vise une valorisation symbolique et qui ne peut être a

priori intégré dans un processus de production institutionnel qui vise une valorisation marchande.

Voyons donc maintenant ce que serait susceptible de générer la rencontre entre les modèles économiques de cluster culturel d'une part et les modèles institutionnels de villes créatives d'autre part. Nous nous attacherons tant aux effets socio-économiques pour les entrepreneurs de l'industrie musicale adhérents d'un cluster culturel qu'aux caractéristiques, en terme de développement économique, de développement local ou d'attractivité, des territoires sur lesquels sont développés de tels dispositifs.

1.3.3. Les clusters culturels dans les villes créatives, espaces de

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