• Aucun résultat trouvé

b. Du chaos à l'homogénéité : le cluster culturel en tension entre création artistique

1. INTRODUCTION

1.3. Problématique

1.3.1. Les clusters, outils et arguments de la compétitivité marchande

1.3.1.2. b. Du chaos à l'homogénéité : le cluster culturel en tension entre création artistique

Le terme anglo-saxon de cluster nous renvoie à l'image de la grappe. Cette analogie avec la structure végétale figure l'une des caractéristiques principales attendues du cluster qui consiste à lier des unités, dans une relation d'interdépendance assurée par un réseau de branches qui les alimente. Cette représentation pose deux connotations essentielles. D'une part, cette structure s'en trouve naturalisée, posée comme une évidence pour la croissance et le développement tant de chaque unité liée à la grappe que de l'arbre nourricier, qu'il soit assimilé à une société dans son ensemble, au territoire sur lequel croît cette grappe, ou encore à l'un des bras de l'action publique. D'autre part, la grappe induit une symbolique de l'équilibre, une plénitude de la complémentarité entre ce qui compose la grappe. Le fruit y trouve les moyens de sa croissance, l'arbre assure sa reproduction et le développement de sa population sur le territoire local. Les rapports de force apparaissent équilibrés. Nous trouvons ici les arguments de l'usage du concept d' « écosystème », que mobilisent la plupart des discours sur les clusters comme sur les villes créatives.

Cependant, deux points nous semblent problématiques quant à l'usage de ce signifiant de « grappe » et de ses signifiés connotés. Le premier porte sur l'hétérogénéité des unités qui sont supposées constituer une grappe. Contrairement aux fruits, dont la structure, l'organisation interne, la forme, et même le rythme de croissance constituent des répliquants les uns part rapport aux autres, les unités économiques réunies et mises en situation d'interdépendance via la grappe présentent une forte hétérogénéité. Certes, les pôles de compétitivité s'organisent autour de secteurs économiques, plus ou moins définis. Le cluster culturel a ainsi

vocation à structurer et alimenter un réseau centralisé d'entreprises qui concourent à la production et la diffusion de biens culturels. Pour autant, chacune de ces unités économiques présente des singularités fondamentales, qu'elles relèvent des métiers et marchés, des compétences et parcours individuels, des histoires, gouvernances et modes d'organisations partenariales. A la fois personne morale et personne(s) physique(s), chaque association, entreprise, auto-entreprise, coopérative se construit sur la base d'un projet économique singulier, dans un cadre symbolique propre, souvent mouvant du fait de la complexité des valeurs, aspirations et enjeux qui le constituent. Au sein même de chaque organisation sont en œuvre des rapports de force, des jeux de pouvoir, des tactiques individuelles et collectives, des modalités relationnelles avec l'extérieur qui la distinguent tant de la structure du fruit que des processus qui se déroulent en son sein. L'imagerie de la grappe tend donc à effacer à la fois les tensions internes à chaque entreprise et l'hétérogénéité des organisations qui la constituent. Nous verrons plus bas que cette distinction est fondamentale pour notre projet de confrontation de réalités opérationnelles, observées sur le terrain, avec des modèles, des représentations qui guident les stratégies et les actions des acteurs locaux. Nous tenterons notamment de vérifier si ces modèles et cadres symboliques constituent les conditions de l'émergence de nouveaux modes d'action économique ou si leur fonction, performative, réside également dans la capacité qu'ils offrent à rendre lisible et signifiant un ensemble hétérogène et parfois peu cohérent de dynamiques sociales et économiques.

Le second point concerne les relations entre la grappe, admise comme un ensemble structuré et organisé, et son environnement. La grappe végétale se développe autour d'un axe, central, relié à un système plus vaste qui lui assure les conditions de son développement. Certes, des éléments extérieurs constituent des ressources et menaces qui peuvent influer sur la croissance, voire la survie, de la grappe et de ses constituants. Mais la structure de la grappe constituerait également une organisation adaptée à cet environnement. Observe-t-on une telle organisation, y compris dans des clusters organisés autour d'une grande entreprise leader ? Enfin, la fonction première de la grappe végétale réside dans l'optimisation de la fertilisation et la reproduction afin d'assurer le maintien, voire la croissance de la population. Même en acceptant les mutations susceptibles d'intervenir lors du processus de reproduction, la grappe assure une production à l'identique ; les promesses d'« innovation » associées dans les discours aux clusters trouvent peu de référence dans cette analogie végétale. Nous pouvons pousser encore davantage la critique de cette analogie par ce qu'elle induit en terme de modalités relationnelles d'interdépendance. La grappe végétale constituerait donc un ensemble organisé, plutôt stable et harmonieux, d'unités fonctionnelles relativement homogènes. Mais cet ensemble constitue lui-même une unité, au sein d'une structure d'un niveau supérieur formé par l'arbre, ses autres grappes, ses branches, ses racines, etc. Là

encore, la mobilisation de ce modèle de grappe induit une représentation de l'organisation sociale autour de pôles, qui se développeraient via une arborescence plus ou moins complexe qui assure les échanges entre eux et avec l'extérieur. Nous retrouvons ce type de représentation dans les discours des institutions, et parfois même dans ceux des acteurs économiques et des équipes en charge de l'animation des clusters. La société est incarnée dans la ville, elle-même perçue comme un espace d'interconnexions, matérielles et symboliques, comme le lieu d'échanges entre des unités socio-économiques. Les districts, clusters et pôles de compétitivité constitueraient des formes explicites de ces unités au sein desquelles serait produite de la « valeur » pour l'ensemble du réseau. La ville constituerait ainsi un « écosystème », un ensemble structurel et relationnel établi, équilibré, harmonieux. Si les clusters assurent le maintien et la croissance de la ville-territoire, leur activité serait susceptible de produire également de l'« innovation », potentiellement perturbatrice de cet équilibre mais dont les effets seraient absorbés, incorporés. Quelle est la portée signifiante de ce modèle de grappe lors que le cluster concerne des activités relevant des industries culturelles et créatives ? Ces industries, en mobilisant une part plus ou moins importante de création, ont pour objet la production de biens symboliques. Si la vocation de cette production est par essence marchande, affecte-t-elle le territoire local vu comme un « écosystème » qui intègrerait la grappe culturelle ? Davantage qu'une grappe vue comme un ensemble faisant corps, ces dispositifs fédératifs localisés sont-ils susceptibles d'affecter, sur le territoire, des relations non-marchandes ? C'est la promesse des systèmes productifs locaux - SPL - qui permettraient, « au sens du développement urbain durable », de « réduire les tensions des sociétés contemporaines en associant à l'efficacité économique d'autres formes d'efficience (sociales, démocratiques et environnementales) ? » [Halbert, 2008, p. 48]. Au-delà des productions des entrepreneurs ou d'autres acteurs locaux, ici, « c’est le territoire lui-même qui est le

produit vendu, c’est lui qui constitue l’offre composite » [Mollard, 2001].

A l'inverse, l'appartenance, matérielle et symbolique, du cluster culturel à un tel territoire affecte-t-elle les modes d'organisation, les modalités d'action des entreprises culturelles qui le constituent ? Ce questionnement interroge donc de fait les modalités relationnelles, les espaces de communication [Odin, 2011], les conditions symboliques dans lesquelles se construisent des logiques d'interdépendance entre un ensemble d'entrepreneurs et entreprises constitués en cluster culturel et un ensemble, tout aussi hétérogène, d'acteurs locaux et institutions constitués en territoire. La nature symbolique des biens travaillés et produits par la grappe culturelle constitue un noeud de lecture de ces modalités relationnelles. Le modèle des villes créatives s'appuie en effet sur ce point pour poser comme possible, voire évidente, « naturelle », la construction symbolique du territoire. Bien que le

marché en soit le premier destinataire, l'activité et les modes d'action des entrepreneurs culturels seraient constitutifs d'un cadre symbolique que le cluster permettrait de publiciser et démocratiser sur l'ensemble du territoire. Sont ici en jeu les conditions de travail des entrepreneurs culturels, qui allient majoritairement autonomie, précarité et absence de frontières spatiales et temporelles entre les espaces professionnels et privés. Sont également constitutifs de ce cadre symbolique une lutte permanente entre des modes d'organisation et cadres d'action établis, structurés et structurants, et une exigence de « créativité », garante de distinction sur un marché compétitif et parfois saturé.

Ce processus de lutte contre des ruptures communicationnelles serait-il susceptible de constituer une stratégie de développement d'un territoire, il se heurte cependant à l'hétérogénéité des réalités matérielles et idéelles des entrepreneurs culturels eux-mêmes. Notre projet consiste ainsi à observer, sur la base de cas de déploiement de clusters culturels en France, les conditions de cette mise en concordance communicationnelle.

1.3.1.2.c. Le territoire entre idem etipse : une identité en permanente

Documents relatifs