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L'entreprise comme nécessité : la création et le sensible priment sur la stratégie

2. DES ENTREPRENEURS MUSICAUX ET DES CLUSTERS

2.1. Du créateur entrepreneur à l'entrepreneur créatif : l'enjeu de

2.1.2. Des parcours d'entrepreneurs et des rapports au marché hétérogènes

2.1.2.1. L'entreprise comme nécessité : la création et le sensible priment sur la stratégie

Certains sont devenus chefs d'entreprise dans la continuité d'une activité de création et face à la nécessité de disposer d'une structure juridique et administrative. « Pour moi, le label s'est fait pour que certains projets voient le jour. Je l'ai monté comme une boite de production. Je bossais beaucoup en Angleterre, j'avais besoin d'une boite pour facturer », explique un musicien producteur.

« Moi, ça me paraissait dingue d'avoir une boite. Mais c'était une coquille vide. Après, quand j'ai monté le label, j'ai monté une société en France, mais j'ai commencé d'abord à produire. Je ne pensais pas que je devrais monter un vrai label, que ce serait juste une société de production. Je n'ai même pas fait gaffe au nom, je pensais qu'il n'apparaîtrait pas. Et au fur et à mesure, parce que les projets ne se montaient pas autrement, je suis devenu un vrai label. Au début j'étais en licence, finalement je me suis mis en distribution, et aujourd'hui je suis même mon propre distributeur. Mais ça n'a jamais été un choix. Je ne sais toujours pas lire un bilan. »

Y compris lorsqu'il s'agit de produire et promouvoir un nouveau groupe de musiques actuelles, ce sont prioritairement sur la base de ressorts esthétiques, humains, que ce premier type d'entrepreneurs développe les relations professionnelles, avec des accords tacites et implicites préférés aux contrats, aux stratégies planifiées et aux techniques de gestion.

« Je sais que je ne suis pas bon pour commercialiser les choses. Les artistes qui font des labels ont souvent tendance à signer des gens qui vont dans la même direction qu'eux, or c'est très dangereux. Moi, tout ce qui fait référence à un truc qu'on a déjà sorti, même si c'est mieux, ça ne m'intéresse plus. Mais, le fait d'être artiste et de faire un label, j'ai l'impression d'avoir une perception de la musique plus instinctive et plus affective. Mais un bon patron de label, il vaut mieux que ce ne soit pas un artiste. Je préfère dans les grosses maisons de disques, un bon gestionnaire, avec une bonne vision, qui n'est pas musicien, mais qui aura une froideur, un truc d'auditeur. Il y a des gens qui aiment la musique, qui l'écoutent, et des gens qui en font. Mais c'est deux trucs différents. »

Le rapport intime qu'entretiennent ces entrepreneurs avec la création et les créateurs configure les modalités de leur activité, dont leurs modes d'organisation. Les opportunités de collaboration qu'offre le cluster par la proximité sont assez peu exploitées. Il apparaît ici que « la contiguïté ou proximité géographique n’induit pas mécaniquement des coopérations [Carré, 2008, p. 44]. Ainsi, et bien que conscientisée comme nécessaire à la mise sur le marché, la posture entrepreneuriale reste secondaire au regard du projet artistique. L'action économique de ces entrepreneurs se déploie sans rationalité affirmée et est menée au coup par coup, via des tactiques et phénomènes d'adaptation permanente.

« Ça manque un peu de capital pour le moment. Mais je n'ai pas le temps, et ça ne me manque pas tant que ça. Si j'ai très envie, je fais en sorte, mais sinon… ».

Les projets économiques sont intimes, liés à l'individu créateur-entrepreneur. S'associer ou faire rentrer quelqu'un au capital de l'entreprise s'avère ici incohérent tant le projet est personnifié : « Je crois qu'il ne peut pas y avoir d'autres actionnaires de moi. », confie une dirigeante manager et conseil. Un producteur complète la description de ce profil-type :

« Ce milieu n'a cessé de se structurer et beaucoup savent très bien avoir un discours assumé culturel, qui pose aussi les limites marchandes, et passer à un discours d'entreprise et d'entrepreneur. Ils sont de plus en plus nombreux et intelligents et organisés par rapport à ça. Néanmoins, une autre moitié à mon avis, ne savent pas faire cet aller-retour. Tout dépend des approches. Il y en a qui sont heureux comme ça et qui revendiquent « pour vivre heureux vivons caché », qui se débrouillent, ça fonctionne, pas besoin de plus, que ce soit des labels ou des lieux de diffusion, qui restent indépendants. Ça reste encore très fort dans les musiques actuelles ou secteurs connexes. C'est quasi culturel. Mais ce sont aussi des gens avec des contradictions, du genre « J'ai besoin d'aide, aidez-moi, mais foutez-moi la paix. »

Si certains se proclament « artisans » afin d'affirmer leur rejet de toute forme de rationalité industrielle, parfois dans une posture artistique relativement ambigüe face au marché, d'autres intègrent en revanche la dimension capitalistique de leur activité. « Le but, c'est quand même de vendre les albums et de permettre à chacun, aux auteurs, aux musiciens, aux techniciens, au producteur, de s'en sortir. Et on rencontre encore souvent une certaine hypocrisie. Derrière des discours sur l'indépendance et la la liberté de l'artiste, il y en a pas mal qui rêvent de signer avec une major... ». Malgré leur diversité et leur rapport au marché, ces entrepreneurs développent peu de partenariats et privilégient la diversification de leurs tâches - le fameux phénomène « 360 », qui recouvre cette multiplication des tâches apparue à la fin des années 1990, est fréquemment mobilisé dans les discours - à la constitution et l'entretien d'un réseau de partenaires.

«Je n'ai jamais sous traité quoi que ce soit. Quand je fais une musique de film, j'écris tout. Ça me semblerait malhonnête de faire des mélodies et de sous-traiter à un orchestrateur. Je n'ai pas d'assistant, je fais tout moi même. Et ça évite cette espèce d'isolement de l'artiste, son infantilisation, à laquelle participe l'industrie du disque. Même dans les petits labels, on considère l'artiste comme un rêveur, en dehors du monde. Ça les rend très égoïstes. Ils ont des belles positions sur la société mais dans la pratique ils ne pensent qu'à leur gueule. Donc, ce côté artisan à chercher de l'argent, c'est très frustrant parce que tout ce temps je ne le passe pas à faire de la musique, mais quand je fais de la musique, je suis heureux. En revanche, la contrepartie de ça, je prends l'esprit capitalistique au pied de la lettre, et qui dit capitalisme dit prise de risque. Je considère que je suis capitaine du navire ; je dois être le dernier sur le bateau

et que je dois payer tout le monde avant de me payer moi. »

Par ailleurs, leurs modes de faire et leurs rapports au territoire s'avèrent fortement marqués d'usages et d'habitudes, organisés autour d'équipes projets et animés par l'affect et les opportunités de rencontres.

On marche au feeling, c'est artisanal, on marche comme ça. On améliore, on a réussi à resserrer un peu la rigueur en terme de gestion et de vision globale. Mais je crois que jamais on n'aura recours à des business plans...

L'adhésion au cluster - et de fait leur ancrage à un territoire singulier - relève pour eux d'une démarche affective et pratique : un lieu de travail bon marché, et une

proximité avec une vie personnelle attachée au Nord-Est de Paris. « Je vis dans le 18e,

et aller au bureau à pied est très important pour moi. C'est un luxe. J'aime le 18e et j'y

ai toujours vécu », témoigne l'une de ces entrepreneurs. Il n'est pas rare qu'une partie de l'activité reste informelle, privilégiant les échanges aux contrats, la création à la gestion. Davantage que des réunions ou temps collectifs, la cafétéria, la cigarette sur le trottoir, la rencontre dans un café proche ou lors d'un concert constituent des moments privilégiés pour faire connaissance et tisser des relations de confiance qui, un jour peut-être, donneront lieu à une collaboration professionnelle. « J'y trouve des échanges riches, mais économiquement, pour moi ça ne change pas grand-chose. Je cherchais surtout un environnement de gens de la musique plutôt que des partenaires ». Les effectifs des structures de ces entrepreneurs, majoritairement associatives, s'avèrent plutôt réduits à moins de trois salariés. L'organisation de l'activité s'appuie sur des réseaux de collaborateurs, notamment sous statut d'auto-entrepreneurs ou intermittents du spectacle, mobilisés ponctuellement selon les besoins.

« 80 % des expériences que j'ai eues avec des employés se sont mal passées. Ils ont des relations de dépendance avec le patron comme père ou mère. Donc, je préfère prendre u nfree lance, payé sur facture. Ce n'est pas capitaliste, mais j'ai besoin de gens autonomes, enthousiastes, qui ont du plaisir dans leur travail et, souvent, c'est le cas avec les auto entrepreneurs, même à petit niveau ».

Sous diverses formes, les modalités d'organisation de ces entrepreneurs apparaissent peu centrés sur l'entreprise, mais davantage sur une dualité : d'un côté la nécessité de disposer d'un cadre juridique tout en minimisant les charges de fonctionnement de cette organisation - le statut associatif reste très courant -, de l'autre la structuration permanente d'un réseau de partenaires économiques potentiels - les free-lance et auto-entrepreneurs constituent des ressources à la fois souples et expertes -, sur la base de recommandations, de rencontres davantage qu'en mobilisant des stratégies réfléchies et durables.

2.1.2.2. L'entreprise comme projet économique : les communautés

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