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Introduction de la deuxième partie

Chapitre 4 Le cinturón ecológico

A- Récit de crise et promotion urbaine à la veille du Mondial de 78 du Mondial de 78

3- Une ville malade de son urbanisation : le Grand Buenos Aires

Durant la dictature militaire, les problèmes que posent les banlieues de Buenos Aires sont moins associés à la crise urbaine latino-américaine qu’à l’irresponsabilité des gouvernements précédents. Les grandes thématiques convoquées dans les discours et les récits de crise ont vocation à montrer la nécessité de la hiérarchisation de l’espace urbain et de la centralisation de sa gestion.

Leur examen est nécessaire pour comprendre pourquoi, à partir de 1977, le cinturón ecológico est promu comme une solution unique à tous ces problèmes. Balkanisation et retard de développement trament les discours sur la gestion métropolitaine alors que, dans le même temps, le conurbano est utilisé pour cantonner la pauvreté à partir de 1976.

a- La balkanisation du Grand Buenos Aires

En 1978, le gouverneur de la province de Buenos Aires, Jean Smart, affirmait dans un entretien au journal Clarín que le Grand Buenos Aires était ingouvernable. Par ces mots, il rouvrait alors un débat de longue date sur la fragmentation politico-administrative de Buenos Aires. Dès la fin du XIXe siècle d’importants débats se tiennent à propos des modalités d’administration de la métropole. Alicia Novick (1998) a retracé en détail les termes de cette discussion, qui oppose les partisans d’une ville ouverte et ceux d’une ville fermée. Dans le premier cas, il s’agit d’ajuster les limites politico-administratives de la capitale fédérale à l’expansion de la ville sur la campagne environnante. Les tenants de cette option inscrivaient l’expansion de la ville dans le cadre d’une progression de la modernité sur les terres non urbanisées de l’intérieur du pays, s’appuyant pour cela sur la dialectique entre civilisation (la ville) et barbarie (la campagne), héritée de Domingo Faustino Sarmiento (1845)66. Dans le second, il s’agit de limiter l’emprise de la capitale fédérale au

66 En 1845, le partisan du fédéralisme argentin Domingo Faustino Sarmiento écrit Facundo. Civilización y Barbarie, un réquisitoire contre le caudillisme. Selon lui, ce dernier constituait un frein à la modernisation du pays. Cet ouvrage

pôle économique, politique et culturel stratégique que devient Buenos Aires, et de diviser le territoire métropolitain en circonscriptions politico-administratives distinctes. Les partisans de la seconde option ont raison sur les premiers et le recensement de 1947 s’accompagne de la formalisation institutionnelle du conurbano et du Grand Buenos Aires. A l’inverse de l’usage qu’en a fait ce travail dans les chapitres précédents, cette dernière expression ne désigne alors que les municipalités dans lesquelles s’étend le conurbano et qui se situent dans la province. Ce n’est qu’à partir de 2003 que le terme regroupe la ville de Buenos Aires et les municipalités qui l’entourent (INDEC, 2003).

Cependant ce divorce officiel entre la capitale fédérale et ses banlieues a lieu à l’apogée du péronisme. Le discours sur l’ingouvernabilité métropolitaine tenu à partir de 1976 se fonde donc autant sur des recommandations d’ajustement des cadres de gestion dans l’esprit de l’école

« réformatrice » (Jouve, Lefevre, 1999) que sur un désaccord politique profond. Dans l’entretien de 1978 avec Clarín, cité précédemment, le gouverneur de la province de Buenos Aires déplore l’existence de ces « deux provinces en une seule » que composent les municipalités du Grand Buenos Aires d’une part et celles du reste de la province d’autre part. Il constate que le système de division politico-administrative en municipalités « n’y fonctionne plus ». Il déclare également qu’il est impossible de continuer à gouverner dans une portion de territoire où il n’y a pas d’intégration entre la capitale fédérale, le Grand Buenos Aires, et les quatorze municipalités entre elles (Clarín, 15 mai 1978 : 17).

Certains intellectuels proches des milieux décisionnels vont même plus loin, parlant d’une balkanisation de l’espace métropolitain. Il en va ainsi de Patricio Randle, géographe acquis au gouvernement de facto et auteur de Más allá de las Autopistas (1979), un plaidoyer pour l’unification des normes d’urbanisme, de législation et de contrôle dans la métropole. C’est dans la lignée de ce constat que le gouverneur de la province de Buenos Aires propose de créer une métropole fédérale et, en guise de remède à cette balkanisation, de gommer par la force des limites politico-administratives vues comme source principale du chaos. C’est également dans cet esprit que sont prises les décisions de création d’une entité métropolitaine de gestion des déchets, le CEAMSE, et d’affaiblissement du pouvoir municipal.

b- Le retard du Grand Buenos Aires

Cependant, en 1947, la création du conurbano fige davantage qu’une division politico-administrative. Elle prend acte d’un clivage entre la perception des problèmes de la ville et du Grand Buenos Aires. Dans la première, l’urbanisme est un problème esthétique ; dans le second, il faut prévenir ou guérir les effets d’un étalement urbain peu contrôlé. Les dirigeants dictatoriaux invoquent le caractère velléitaire et discontinu des politiques publiques d’aménagement du territoire antérieures pour expliquer cette divergence. Alors qu’en 1978, le centre est déjà passé du statut de ville délabrée à celui d’une ville rayonnante, attractive, en effervescence urbanistique à la veille du Mondial de football, le conurbano sombre sous la vindicte médiatique. Il est relaté dans des notes journalistiques aux photos éloquentes ou dans la rubrique Cartas al País du courrier des lecteurs de La Nación et de Clarín. La marginalité sociale et les carences en équipements de base sont régulièrement dénoncées : 38% de la population n’a pas d’eau potable ; 15% n’a pas d’égouts.

Cependant, les descriptions prennent surtout pour objets de prédilection les décharges à ciel ouvert et les inondations.

Les représentations de ces maux oscillent entre l’échelle microscopique du quartier, comme Villa Fiorito, Villa Adelina, Wilde, Bernal, et celle du Grand Buenos Aires. Tendues entre les extrêmes, elles empêchent de saisir la complexité et l’hétérogénéité de cet espace. Par exemple, elles masquent la différence entre un nord au niveau de vie proche de celui des habitants du centre de la capitale fédérale, et un sud beaucoup moins bien équipé, qui attire à lui l’ensemble des représentations.

La question des décharges permet de faire tenir ensemble un discours sur l’impuissance ou le laisser-faire des pouvoirs municipaux et sur la question sociale et environnementale. La marginalité sociale y est représentée par les récupérateurs des déchets, les cirujas, dont le travail déclenche aussi des discours moralisateurs sur l’insalubrité. Ces derniers sont destinés à informer, et surtout indigner, le lecteur, habitant moyen de la capitale fédérale, sur les risques qu’il peut encourir en fréquentant le conurbano. Le 25 octobre 1976, au cœur du printemps et à l’approche de l’été, le Diario Popular alarme sur la décharge de Villa Adelina : « Un monde infect et malodorant se dresse aux portes de la capitale, et à proximité de bassins de natation renommés ».

En 1978, la question des inondations fait l’objet d’une médiatisation particulière. Les articles de quotidiens se concentrent sur quelques quartiers dont celui de Lomas de Zamora, et notamment la localité de Villa Fiorito. Le 4 mai 1978, une habitante de Muratore, la rue principale de cette subdivision politico-administrative, écrit à Clarín pour relater l’interruption complète des services de transport lors des inondations. Neuf jours plus tard, le 13 mai 1978, l’état de désorganisation de

ce même espace occupe une double page dans le même journal. L’isolement de la population, les difficultés des premiers secours, les pollutions engendrées par la stagnation de l’eau,… le portrait s’achève par le constat suivant : les travaux programmés en 1963 pour canaliser les précipitations n’ont jamais été effectués, une aberration dans un quartier de 60 000 à 100 000 habitants. Enfin, le retard des équipements de transport est abordé à travers plusieurs autres thématiques, mais c’est celle des autoroutes qui cristallise le bilan le plus négatif. En annonçant le projet de construction d’une telle infrastructure entre Buenos Aires et La Plata, le journal Clarín effectue un état des lieux de l’ensemble des projets avortés. Il indique que « de graves problèmes structurels ont conspiré contre les possibilités de progrès du secteur » et ont conduit au report continu de la construction d’une autoroute entre les deux agglomérations (Clarín, 6 mai 1977 : 14).

c- Un réceptacle pour les pauvres

Le conurbano fait-il pour autant l’objet de transformations aussi profondes que la ville de Buenos Aires ? Dans Merecer la Ciudad (1991), un brûlot contre les politiques publiques urbaines du gouvernement de facto, Oscar Oszlak indique que ce dernier a mis en œuvre une stratégie de hiérarchisation des espaces urbains. L’urbanisme de choc destiné à moderniser la ville est mené au centre, au détriment des banlieues de Buenos Aires. De fait, comme le montrera l’analyse de la construction du cinturón ecológico, cet équipement est édifié dans le conurbano, mais a pour objectif de satisfaire les nécessités en espaces verts, en infrastructures de transport et d’enfouissement des déchets de la capitale fédérale.

La transformation de cette dernière en « vitrine du pouvoir » (Pajoni, 1982 : 2) entraîne donc une séparation des fonctions de chacun des deux espaces La logique d’exclusion socio-spatiale implacable, qui est mise en œuvre dès les débuts du régime militaire, se traduit par l’expulsion des pauvres et des déchets dans les banlieues lointaines de la ville. Cette rupture prend plusieurs directions. Tout d’abord, Guillermo Del Cioppo, responsable de la Commission Municipale du Logement (CMV – Comisión Municipal de la Vivienda) de Buenos Aires annonce la tonalité dès la première année de la dictature : « concrètement : tout le monde ne peut pas vivre à Buenos Aires ; seuls ceux qui le méritent, qui acceptent les conditions d’une vie agréable et efficace peuvent y vivre. Nous devons avoir une ville meilleure, pour les meilleures personnes » (Del Cioppo, 1980).

Il est difficile de définir précisément ce que recouvre cette frange « méritante » de la population, mais à partir du plan de réforme économique, mis en place sous la houlette du ministre Martínez de Hoz (Schvarzer, 1983), il est possible de déduire que ses membres appartiennent à la « classe

marché de la consommation immobilière et automobile. L’iconographie médiatique et publicitaire des années du Proceso apporte quelques éléments complémentaires qui vont dans le sens des observations sur le blanchissement de la société portègne effectuées par Guillermo Jajamovitch et Luján Menazzi (2012 : 13). Ce sont de bons vecinos propriétaires, d’origine européenne, à la natalité maîtrisée. Ils ne participent pas aux mouvements considérés comme subversifs, tels les syndicats de travailleurs, ou les associations de réclamation du droit au logement. Les autres habitants, jugés « non méritants », et surtout les plus pauvres, issus de l’immigration du nord du pays, de Bolivie, du Pérou et du Paraguay sont soumis à une politique de ségrégation destinée à les repousser hors de la ville-centre67.

Les mesures prises pour éradiquer les quartiers informels où ils vivent, les villas de emergencia, sont particulièrement violentes. Entre 1968 et 1973, des politiques de déplacement des villeros, habitants des villas, avaient été mises en place dans le conurbano et dans la capitale fédérale, donnant lieu au départ forcé et à la réinstallation de près de 48 000 personnes entre ces deux dates (Yujnovsky, 1984). Entre 1976 et 1980, cette politique s’intensifie. La population des quartiers informels de la seule capitale fédérale diminue de 82%, passant de 224 335 à 40 533 habitants (Szajnberg, Mann, Arias, 2005). Les logements sont arasés et leurs occupants emmenés de force en camion dans les périphéries de la ville, en pleine nuit. Ceux d’entre eux qui proviennent de l’intérieur ou des pays limitrophes sont acheminés aux frontières ou dans leur province d’origine.

« En un seul voyage, par convoi spécial, des centaines d’habitants des villas de la Capitale ont été reconduits en Bolivie » s’enorgueillit l’intendant de la ville de Buenos Aires dans ses mémoires, Solo los hechos (Cacciatore, 1993 : 226). Le processus de « spoliation urbaine » auquel les pauvres sont condamnés, selon le sociologue brésilien Lucio Kowarick (1979), joue en une mécanique implacable. Refoulés vers les périphéries, ces habitants sont aussi privés du droit à la ville-centre et de l’accès aux services urbains les plus basiques.

Constat de crise, outils urbanistiques, espace à soigner sont les trois piliers sur lesquels sont édifiés les récits de la « crise » à Buenos Aires à la fin des années 1970. Ils ont conduit à ce que les problématiques urbaines traitées par le gouvernement soient centrées sur celles de la capitale fédérale bien plus développée que son conurbano. Parallèlement, l’argumentation déployée par le gouvernement de facto pour produire une ville moderne et ordonnée, avant le mondial de 1978, a donné une cohérence rhétorique à un processus de ségrégation socio-spatiale brutal. Il a légitimé le déplacement en périphérie de la ville des plus pauvres, ainsi que des déchets. Néanmoins, dans le

67Cacciatore, 1993 et Oszlak, 1991, chapitre « Eradicación de villas de emergencia ».

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