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Introduction de la deuxième partie

Chapitre 4 Le cinturón ecológico

A- Récit de crise et promotion urbaine à la veille du Mondial de 78 du Mondial de 78

2- La résurgence de l’urbanisme argentin

En 1977, la ville devient le blason du Processus de Réorganisation Nationale (Proceso de Reorganización Nacional) mis en marche par la force, par le gouvernement militaire. Pour légitimer de profondes transformations morphologiques menées avec une rapidité foudroyante (Oszlak, 1991 : 71), les décideurs urbains tissent des liens discursifs entre la ville de la fin des années 1970 et celle des années 1930. Placées dans la continuité de l’âge d’or de l’urbanisme argentin, les métamorphoses de Buenos Aires doivent montrer aux visiteurs internationaux, venus pour la compétition sportive mondiale, une ville moderne, qui a su prendre acte des recommandations énoncées en leur temps par des experts européens comme Le Corbusier.

a- L’âge d’or de l’urbanisme : planifier la renaissance de Buenos Aires

Le gouvernement de facto situe son action matérielle sur la ville dans le droit-fil d’une école d’urbanisme inaugurée près de quarante ans plus tôt. La figure emblématique de Carlos María Della Paolera, pionnier et passeur d’urbanisme en Argentine (encadré 2), ressurgit à partir de 1976 à travers des rétrospectives de ses travaux dans les grand quotidiens nationaux. La réhabilitation de son legs au début de la dictature trace un pont entre les opérations d’urbanisme passées et celles à venir. Il s’agit, d’une part, de montrer l’utilité de l’aménagement urbain à moyen terme, comme l’indique l’un des titres de journaux : « Planifier le futur. La ville grandit » (Clarín, 22 octobre 1976). D’autre part, la réhabilitation du « discours fondateur sur l’espace » (Choay, 1965) que Carlos María Della Paolera avait produit en son temps s’appuie aussi sur une redéfinition du rapport de l’homme aux éléments du milieu. L’urbanisme, « planification scientifique de l’usage adéquat du sol » (Clarín, 09 octobre 1976), est situé dans la continuité des préceptes fonctionnalistes du précurseur : « préserver l’air, la lumière, et la végétation comme des conditions de base pour la vie des citadins » (La Nación, 26 septembre 1976). Ainsi, la défense de la « qualité de vie », que les membres du gouvernement militaire jaugent à la mesure des standards européens, coïncide opportunément avec le plaidoyer de Carlos María Della Paolera contre la

« dénaturalisation de l’environnement [medio ambiente] en ville » (Della Paolera, [1929] 1977 : 121). Cet héritage prestigieux fournit au gouvernement urbain, aux concepteurs et aux penseurs de

énoncés » (Lussault, 1998 : 523). Ce fonds est d’autant plus légitime et légitimant que Carlos María Della Paolera est bien identifié par les habitants de Buenos Aires. En effet, il avait eu à cœur de transmettre au grand public les principes d’une pensée au carrefour entre « l’art, la science et l’action » (Tucoulet, 2000 : 16). Présent dans le monde universitaire et dans les milieux de décision urbains au cours des années 193062, il organise également des évènements de divulgation scientifique et publie régulièrement dans la presse. Au cours des deux premières années du régime, les entretiens, discussions, et débats sur les grandes opérations de transformation de la ville abondent en références à cette figure.

62 Dans son article consacré à Buenos Aires, Hélène de Martonne (1935) cite Carlos María della Paolera comme l’un de ses principaux informateurs sur l’état de la ville.

Encadré 2. Carlos María della Paolera, passeur d’urbanisme

Né en 1890 et mort en 1960, Carlos María Della Paolera est l’une des principales figures de l’urbanisme en Argentine. Il est contemporain de l’urbaniste français Donat-Alfred Agache, de quinze ans son aîné, auteur du plan de la ville de Curitiba au Brésil (1941) (Tucoulet, 2000 : 9). Tout comme ce dernier, il participe à l’aventure intellectuelle de la société française d’urbanisme. Créé en 1911 en France par une poignée de géographes, d’architectes, d’ingénieurs et de paysagistes, parmi lesquels Eugène Hénard, ce groupe de réflexion est l’auteur de la première loi sur l'aménagement, l'embellissement et l'extension des villes (loi Cornudet du 14 mars 1919). C’est dans cette mouvance que Carlos María Della Paolera effectue ses études à Paris, à l’Institut Français d’Urbanisme, et présente une thèse de fin d’études portant sur une Contribution à l’étude d’un plan d’aménagement, d’embellissement et d’extension de Buenos Aires (1927).

Séduit par l’organicisme, il oriente ses réflexions vers l’écologie urbaine, fasciné par la possibilité de « saisir la ville comme un tout, avec ses multiples boucles, ses interrelations complexes, ses seuils, ses émergences, son métabolisme » (Berdoulay, Soubeyran (dir.), 2002 : 14-15). Il situe ses travaux dans la lignée de ceux de l’urbaniste Marcel Poëte, lequel « bâtit sa réflexion urbanistique sur les mêmes fondations que la géographie humaine » au cours des années 1920 (Tucoulet, 2000 : 150). Avec les géographes Jean Brunhes, Albert Demangeon, Lucien Gallois, Emmanuel de Martonne et Raoul Blanchard, Della Paolera poursuit l’œuvre de son maître à penser, participant à la revue La Vie Urbaine, un manifeste d’une approche intégrée des transformations matérielles, économiques et sociales des villes (Tucoulet, 2000 : 105 ; 108).

Carlos María Della Paolera a également entretenu des liens scientifiques étroits avec l’architecte-urbaniste Le Corbusier, qu’il invite à séjourner à Buenos Aires. En 1937-1938, celui-ci produit un plan d’aménagement fonctionnaliste du centre de la ville (Domínguez Roca, 2005), prévoyant la destruction des bâtisses historiques des quartiers centraux.

Le souci qu’avait l’urbaniste de faire croître l’intérêt du public et des décideurs pour l’urbanisme, l’amène à organiser différents évènements de divulgation scientifique. En, 1933, de retour en Argentine, Della Paolera organise une exposition des cartes de l’agglomération de Buenos Aires (Passalacqua, s.d. : 49) ouverte au grand public. Quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale, en pleine reconstruction des villes européennes, il fonde le jour mondial de l’urbanisme, le 8 novembre 1949. Cette date est encore un rendez-vous important pour les aménageurs urbains du monde. Enfin, en 1976, les chroniques qu’il a publiées dans La Nación au cours des années 1930 et 1940 sont compilées par le géographe Patricio Randle sous le titre Buenos Aires y sus problemas urbanos (1977).

b- L’organicisme et le fonctionnalisme au service d’un projet de ville exclusive

Selon Vincent Berdoulay, la référence à l’organisme et à sa physiologie, pour rendre compte des autres aspects de la réalité physique comme sociale, devient un instrument privilégié de la pensée occidentale à la fin du XVIIIe siècle (Berdoulay, 1982 : 578). La vision organiciste urbaine qui fait la trame des réflexions de l’école d’urbanisme argentine a surtout vocation à donner une image palpable à la métropole et à sensibiliser les décideurs politiques à la nécessité d’avoir une vision à moyen et long terme. Carlos María. Della Paolera et le géographe Romualdo Ardissone tentaient alors d’alerter sur la nécessité d’un plan de régulation de l’agglomération de Buenos Aires (Della Paolera (1927) 1977 : 92-115). Ils mettaient en garde contre la fascination pour les progrès

enfantines » (Della Paolera, (1936) 1977 : 116). Ils fustigeaient « l’anachronisme urbanistique qui consiste à considérer que Buenos Aires s’achève au Riachuelo et à l’avenue General Paz [et] freine la résolution de la plupart des problèmes urbains de la capitale fédérale » (Della Paolera (1936) 1977 : 118). A grand renfort didactique, ces universitaires s’étaient efforcés de transmettre au grand public et aux politiques l’idée selon laquelle « Buenos Aires déborde les limites de la capitale fédérale » (Ardissone, 1937). Faire acte de modernité consistait donc surtout à « organiser comme un seul ensemble la gigantesque ville [possédée] en partage» (Della Paolera (1936) 1977 : 120).

Les habitants seraient ainsi égaux devant le développement d’une ville aérée, dotée d’espaces verts, de moyens d’une circulation fonctionnelle multimodale et hiérarchisée63.

Au cours du Proceso, les deux ouvrages programmatiques à l’origine des reconfigurations urbaines les plus profondes, El cinturón ecológico (1977) et La Ciudad arterial (1970), sur les autoroutes, ne s’éloignent pas de cette vision de la ville comme un corps vivant. Cependant, se faisant l’écho des visées du gouvernement de facto, leur auteur Guillermo Laura, sur lequel ce chapitre reviendra plus tard, retravaille cette approche en faveur de la ville-centre. De fait, la réhabilitation de la tradition urbanistique argentine a eu pour principal objectif de différencier la trajectoire des années 1970 et 1980 de celle de « l’urbanisme à la va-comme-je-te-pousse »64 des décennies précédentes (Clarín, 14/05/1978). C’est pour cette raison que malgré le discours libéral tenu par le gouvernement dans d’autres secteurs comme l’économie, « les politiques urbaines (…) ont fonctionné comme un bastion d’investissements publics et d’interventionnisme étatique » (Jajamovitch, Menazzi, 2012 : 13).

La thématique de l’embellissement, qui a fait florès au cours des années 1930, apparaît donc dans les discours de promotion de la ville et de sa planification. Toutefois, les jeux d’échelle depuis la rue jusqu’à l’agglomération, auxquels conviait Carlos María Della Paolera dans le but d’assurer la meilleure qualité de vie possible aux habitants, disparaissent au profit d’une vision exclusive de la capitale fédérale qui éclipse le conurbano. Même lorsque sont esquissés des projets monumentaux, comme le cinturón ecológico, les banlieues de Buenos Aires sont systématiquement gommées de la carte métropolitaine. Ce prisme restrictif donne même lieu à des propos très radicaux, qui laissent entendre qu’un bon conurbano est un conurbano inexistant. Ainsi dans un article de La Nación peut-on lire : « le système urbain dépend d’autres systèmes pour se régénérer, ce qui ne peut advenir dans notre ville encerclée par le Grand Buenos Aires, qui la sépare de la nature. Il faudrait

63 Le Corbusier est co-auteur, avec Carlos María Della Paolera, d’un plan de Buenos Aires (1939).

64 Urbanismo a los ponchazos : littéralement, à « coups de poncho ».

qu’il y ait des espaces de cultures autour de la Capitale pour que Buenos Aires puisse avoir une vraie et indispensable ceinture verte. » (La Nación, 26 septembre 1976 : 14).

c- Buenos Aires « for export »

A partir du lancement du plan d’aménagement urbain de Buenos Aires en 1977, la perspective du Mondial de football de 1978 se profile à l’horizon. Il s’agit de montrer aux habitants et aux visiteurs extérieurs une image positive de la ville. Dans son ouvrage Branding New York : how a city in crisis was sold to the world (2008), Miriam Greenberg dit qu’à son sens, « c’est dans les années 1970 que le point de vue du visiteur et l’imagination du touriste moyen se sont transformés en préoccupations envahissantes pour les élites établies et en cours d’affirmation à New York City. » (Greenberg, 2008 : 8). Cette attention croissante coïncide avec la féroce concurrence que les autres villes du pays font à Big Apple. Tirant parti de son affaiblissement après la crise financière de 1975, ces dernières tentent d’attirer les touristes et les investisseurs en entretenant les clichés d’un New York sale, tagué, en ruine, en feu et à sang.

A Buenos Aires, le façonnement d’une image moderne et dynamique de la ville se traduit par la mise en scène des politiques urbaines que le gouvernement mène au pas de charge. Un compte à rebours égrène simultanément les avancées des opérations de reconfiguration de l’espace urbain et le rapprochement de l’évènement. « Plus que 138 jours avant le Mondial », clame le quotidien Clarín (14 janvier 1978). L’article « Buenos Aires « for export » » (Clarín, 14 mai 1978), écrit un mois avant le championnat, retrace avec précision l’image que le gouvernement souhaite projeter auprès des « touristes qui arrivent à Buenos Aires pour le Mondial de 78 ». Béton, alliages métalliques, plastiques et verrières se mêlent en une architecture moderne qui donne à la ville

« aplatie » des années 1940 une ligne d’horizon verticalisée. Hérissée d’immeubles localisés dans le microcentre et la zone de Catalinas, la ville de Buenos Aires triomphe du pronostic hasardeux de la « ville sans espoir » que formulait Le Corbusier quarante ans plus tôt (Clarín, 14 mai 1978).

d- Les transformations du centre

Cette description de la grandeur de la ville constitue le point d’orgue d’une stratégie de production d’une ville « propre, ordonnée, et efficiente » qui traverse toute la période dictatoriale. Le politologue Oscar Oszlak (1991), les urbanistes Graciela Silvestri et Adrián Gorelik (2000) et l’historien Jorge Francisco Liernur (2001) coïncident sur ce point (Jajamovitch, Menazzi, 2012 :

vocabulaire du nettoyage s’applique autant aux habitants qu’à l’aménagement urbain. Elle rappelle l’approche conjointe de l’hygiène urbaine et du droit de l’urbanisme que Yankel Fijalkow avait repérée pour Paris à la fin du XIXe siècle, analysant le développement des casiers sanitaires par maison et les topographies médicales (Fijalkow, 1992 : 72). La figure du balayeur, agent de la propreté, est mise à l’honneur (La Razón, 20 mars 1976 : 7). Elle s’inscrit en contrepoint à celle du ciruja, fouilleur de poubelles. Enfin, les équipes municipales mettent la ville « en trottoir », comme ils la mettraient en beauté (Clarín, 09 avril 1976 : 10).

A Buenos Aires, la définition des îlots à détruire pour construire les autoroutes et les immeubles parfois au nom de leur insalubrité se conjugue avec la réorganisation des fonctions urbaines. La ville dont le gouvernement militaire souhaite exporter l’image est celle de cette « ville fordiste », c’est-à-dire celle où « il n’est pas question de flâner en dehors des endroits réservés chacun à une fonction » et où il faut « rationaliser, mesurer, organiser scientifiquement » (Ascher, 1995 : 87). Le nord est voué à la densification. Les espaces vacants et verts doivent être remplacés par des investissements immobiliers. Ainsi en va-t-il de l’ancienne prison de l’avenue Las Heras (La Nación, 26 septembre 1976) et du zoo de Palermo (ibid.). Au sud, à l’inverse, là où la valeur foncière est faible mais où l’espace ne manque pas, doivent se concentrer les espaces verts et récréatifs. Sur l’ancienne décharge municipale de La Quema doit être érigé le parc d’attractions Interama (aujourd’hui Parque de la Ciudad), le Parc Indoaméricain, et un circuit de course automobile. Le centre administratif de la ville doit être déplacé sur un polder de trois cents hectares gagnés sur le Río de la Plata, à l’emplacement de l’actuelle réserve écologique (La Nación, 15 octobre 1977 : 26). Une grande partie des critiques qui s’élevaient au sein du gouvernement pour protester contre la destruction du patrimoine architectural ont été tues65.

65 Directeur du Musée de la Ville (Buenos Aires), entretien du 12 août 2010.

Figure 2.1. « Buenos Aires is the world in one city », réclame pour le crédit agricole argentin La « carte de visite » ainsi forgée a pourtant rendu légitime un aménagement exclusif de la capitale fédérale, comme ville-monde et comme locus de la compétitivité (Ciccolella, 1998 in Torres, 2001). C’est bien ce dont témoigne l’image précédente. Elle réunit autour d’un lieu emblématique et central, la place San Martín, les gratte-ciel de la modernité urbaine, la langue d’un passé commun à de nombreux Argentins (l’italien), la langue des affaires (l’anglais) et la langue d’un

Argentino (crédit agricole argentin) illustre le démarrage des processus de globalisation financière et de mondialisation à Buenos Aires dès les débuts du régime militaire.

Pourtant cette entreprise ne va pas sans mal. Malgré l’invisibilité du conurbano dans les politiques de promotion territoriale, le gouvernement de facto doit composer avec cet espace, présenté comme la source de tous les maux urbains de Buenos Aires.

3- Une ville malade de son urbanisation : le Grand

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