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En tentant de dépasser ces difficultés, la thèse prend donc un parti audacieux, celui de considérer que les déchets sont un instrument de gouvernement et, plus largement, de l’action publique territoriale. En effet, comme l’a analysé Peter Hall (1989), le changement dans les politiques publiques peut être appréhendé à travers les objectifs de réformes, les instruments mobilisés et leur paramétrage, le paradigme au sein duquel ils s’inscrivent. A Buenos Aires, les enjeux politiques, administratifs, institutionnels, économiques et sociaux autour des déchets oscillent entre plusieurs pôles : ils les engagent comme rebuts et comme ressource. Ces balancements invitent à analyser l’exercice du pouvoir dans le cadre de jeux géopolitiques, mais aussi à travers les actes de citoyenneté. Ils mettent en évidence le caractère cyclique des discussions sur l’aménagement du territoire, partagé entre centralisation et décentralisation. Enfin, ils suggèrent d’analyser l’appropriation, parfois en superposition, de paradigmes comme le sanitarisme et l’environnementalisme.

Loin d’être uniquement des facteurs de blocage dans les prises de décisions sur le devenir de Buenos Aires, les déchets apparaissent plutôt comme un instrument de gouvernement de la métropole. Le foisonnement de pratiques qui visent à préserver le bien commun territorialisé et met l’accent sur l’implication d’une pluralité d’acteurs dans les décisions (Faure, 2011 : 26), se caractérisent par la résurgence des enjeux et des oscillations présentées précédemment. Leur caractère pathogène ou leur potentiel en tant que matières premières secondaires à recycler, suscitent des prises de décision et l’exercice du pouvoir exécutif. Celui-ci agit parfois sans

concertation avec les électeurs, en temps de dictature, ou alors entraîne/résulte de tensions parfois cycliques, avec d’autres intervenants, désireux de faire valoir leur point de vue, et de peser dans les décisions. A la suite de Lascoumes et Le Galès (2004), et au vu de l’incidence de la matérialité et de l’institutionnalité des déchets dans les décisions qui portent sur toute la métropole (Lorrain, 2011), nous pensons qu’il est donc pertinent d’insuffler du sens au gouvernement dans la mesure où les déchets restent très largement un secteur dans lequel les acteurs qui négocient et décident in fine sont les acteurs politiques. Néanmoins, notre approche sur le temps moyen de la métropolisation de Buenos Aires rend nécessaire de prendre en compte l’intervention d’un grand nombre d’acteurs.

Aussi, en considérant que gouvernement et gouvernance ont tous deux pour objectif l’action, on considèrera que les déchets participent plus largement à « l’ensemble des relations, des pratiques et des représentations qui concourent à la production politiquement légitimée de modes de régulation des rapports sociaux » (Dubois, 2005).

Pour guider l’analyse des liens entre métropolisation de Buenos Aires et métropolisation des déchets, on peut donc considérer que les déchets deviennent un instrument pour gouverner la métropole parce qu’ils se constituent progressivement en un problème public, certes pluriel, selon le point de vue des acteurs en jeu, mais qui, dans tous les cas, a vocation à dépasser le cas particulier et à devenir légitime dans les espaces de délibération publique (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001). Pour cela, les déchets peuvent être entendus comme un terme générique désignant les matériaux, la gestion, les acteurs, le système socio-technique, les institutions qui organisent leur distribution dans l’espace métropolitain et au-delà, ainsi que leur circulations. En empruntant au vocabulaire de la sociologie politique, et plus spécifiquement de la sociologie de l’action publique, on considèrera que les déchets constituent « un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires, en fonction des représentations et des significations dont il est porteur » (Lascoumes, Le Galès, 2004 : 13).

Dans ces conditions une triple approche s’impose pour comprendre la richesse des interrelations entre la gestion des déchets et la métropolisation de Buenos Aires :

- La métropolisation de Buenos Aires a-t-elle changé l’organisation des lieux, des acteurs et des flux de déchets ?

Considérer les dynamiques de métropolisation de Buenos Aires, dans leur rapport à la gestion des déchets n’engage pas uniquement les reconfigurations politico-administratives, socio-spatiales et

débats sur le redécoupage de l’aire métropolitaine s’articulent avec un autre périmètre lui aussi mouvant, et d’ordre technique, géré par la Coordination Ecologique de l’Aire Métropolitaine (CEAMSE - Coordinación Ecológica Área Metropolitana Sociedad de Estado). Cette entité transjuridictionnelle gère aujourd’hui près de 90% des déchets métropolitains et dispose de la compétence d’enfouissement de tous les résidus ménagers et assimilés, produits dans l’agglomération, à l’exclusion de tout autre type de déchets depuis 1977. Imposée par le gouvernement de facto de la dernière dictature militaire (1976-1983) et conçue par et pour le centre de Buenos Aires, cette entité introduit d’emblée une dissymétrie entre les territoires les plus fortement en prise sur les logiques de la mondialisation, et les autres, moins métropolisés. Analyser l’impact de la métropolisation de Buenos Aires sur la gestion des déchets suppose donc de mesurer le rôle hybride joué par cet acteur institutionnel qui a été l’horizon d’action principal du service urbain de 1977 à 2003, mais a distribué son action de manière fortement hétérogène dans les territoires. Dans ces conditions, peut-on dire que cette entité, qui a contribué à la métropolisation des déchets a produit des résultats similaires à l’intérieur même de la métropole de Buenos Aires ? Faut-il identifier différents types de métropolisation des déchets ? Quel est le poids de la fragmentation socio-économique et spatiale sur cet accroissement des contrastes territoriaux ?

- La métropolisation des déchets a-t-elle entraîné la transformation matérielle et institutionnelle de Buenos Aires ?

Les bornes chronologiques et les temporalités des processus de métropolisation des déchets et de la ville posent une autre inconnue sur leurs interactions. En effet, d’une part, la métropolisation de Buenos Aires n’a pas été synchrone à l’intérieur de ses territoires, certains restant laissés-pour-compte, en raison de la faiblesse de leurs connexions économiques et de leur moindre visibilité à l’échelle mondiale. D’autre part, le système métropolitain des déchets mis en place en 1977 a perduré alors que la métropole de Buenos Aires changeait radicalement de physionomie, que sa production de déchets connaissait les profondes transformations introduites par la société de consommation des années 1990. Il faut donc s’interroger sur la simultanéité des transformations enregistrées dans la gestion des déchets et celles des mutations qualitatives et fonctionnelles de Buenos Aires. La gestion des déchets a-t-elle incorporé la métropolisation de la ville en mesure ou à contretemps de celle-ci ? Notamment, il conviendra de se demander si, dans la pratique, l’élaboration du dispositif de la CEAMSE n’a pas été anachronique par rapport à la métropolisation de Buenos Aires. Conçu pour une entité transjuridictionnelle, certes, mais surtout pour la desserte d’un espace urbain continu, il a vite divorcé du schéma toujours plus émietté et étalé de la

métropole à partir de la fin des années 1980. Enfin, les épisodes violents du coup d’Etat de 1976 ou la crise de 2001 mériteront un examen plus approfondi : en effet, ils ont catalysé l’affleurement de problématiques qui pesaient sur la gestion des déchets , mettant à vif des tensions plus anciennes et précipitant aussi certaines discussions et décisions sur la gestion.

- Et surtout, les relations territoriales entre les acteurs ont-ils été transformés par la métropolisation des déchets ?

Enfin, la problématique peut être déclinée à la lumière des mutations qualitatives des processus décisionnels. Le système territorial de la CEAMSE a aussi incarné une modalité du gouvernement de la métropole, caractérisé par l’action de l’Etat central sur un espace d’intérêt stratégique. Il a eu vocation à aplanir les tensions politico-administratives, économiques et démographiques dans la métropole, au défi de processus démocratiques, qui n’ont pas tardé à faire l’objet de revendications dans la phase post-dictatoriale. Ces tensions méritent donc que le système métropolitain de gestion des déchets soit examiné non pas uniquement comme un dispositif technique, mais comme un ensemble organisé d’éléments et d’interactions entre les éléments (Brunet, Ferras, Théry, 1992 : 471), compris ici comme des acteurs. L’examen des controverses autour de ce système sera donc l’occasion de se demander si, au final, celui-ci n’est pas un médiateur pour discourir sur les paradigmes de gestion à l’œuvre dans la métropole et sur les conditions de l’exercice de la citoyenneté. L’émergence de projets de développement territorial différents autour des déchets pose la question du dépassement du système et/ou de son remplacement par d’autres dispositifs d’action publique territoriale.

Hypothèses

Tout d’abord, le travail montre que la thèse de la fragmentation par l’accès aux services ne suffit pas à expliquer les contrastes de la prestation dans l’agglomération de Buenos Aires dans la mesure où la quasi-totalité de la population dispose d’un service plus ou moins régulier. La métropolisation comme facteur de fragmentation sociale, économique et spatiale à différentes échelles dans la métropole entraîne plutôt de profondes disparités qualitatives dans la prestation du service de base de gestion des déchets qui sont saisies par les acteurs pour peser dans la gouvernance métropolitaine et tenter d’infléchir les décisions pour corriger ces disparités.

En second lieu, ce travail fait l’hypothèse que la métropolisation de la gestion des déchets a eu lieu

en évidence que la première métropolisation de la gestion des déchets est allée de pair avec les débuts du libéralisme argentin mais a été guidée par l’impératif de la sécurité sanitaire. Celui-ci, à l’œuvre depuis le début du XXe siècle, avec les politiques urbaines hygiénistes implantées à Buenos Aires, a connu un changement d’intensité et une différenciation socio-spatiale. La seconde métropolisation de la gestion des déchets, quant à elle, a accompagné la profonde mise en cause du modèle néolibéral au cours de la crise de 2001, qui a sonné « l’échec d’un modèle historique pervers » (Schvarzer, 2003). Cet ébranlement profond a aussi entraîné l’affirmation d’acteurs sociaux puissants, qui ont soutenu l’émergence d’un nouveau paradigme de gestion, d’ordre environnemental. Celui-ci était discuté depuis plusieurs décennies, gagnant en amplitude à travers des controverses sur les territoires de proximité, notamment autour des décharges, mais ne perce qu’au moment de ces bouleversements.

Enfin, la troisième hypothèse est celle d’une transition visible dans la gestion, qui se traduit par l’apparition de nouveaux acteurs et de nouvelles échelles d’action, des changements dans les territoires et dans la direction des flux des déchets dans la métropole. Loin d’éclater le système de la CEAMSE est soumis à une reconfiguration de ses modalités géographiques, techniques et institutionnelles. De manière plus générale, avec l’obsolescence des décharges des années 1970, l’émergence du recyclage et la pluralisation de l’action publique territoriale en matière de gestion des déchets, on assiste aux prémisses d’une transition multidirectionnelle. La reterritorialisation des décharges fermées, l’exploration des « frontières » de l’aire d’influence de Buenos Aires, l’apparition de services pour les espaces métropolisés interrogent la redistribution des cartes de la gouvernance métropolitaine.

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