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a. D'une ville à l'autre de l'Algérie

Partie II Cartographies

Chapitre 6 Logiques de la fuite

6. a. D'une ville à l'autre de l'Algérie

La trajectoire de Salima rend compte des déterminations sociales qui, dans l'Algérie

post-coloniale, strient l'espace de la mobilité ouvert aux femmes. Nous l'avons vu : après

l'obtention d'un baccalauréat en chimie industrielle, elle quitta sa ville natale pour rejoindre, à

environ deux cents kilomètres de là, la capitale algérienne où elle entama son cursus

universitaire

108

. Ce premier segment de la trajectoire de Salima s'inscrivit alors dans des pratiques

déjà anciennes. Depuis l'indépendance en effet, le mouvement de scolarisation massive a été le

principal ressort de la migration de jeunes filles venues poursuivre leurs études supérieures en

ville, prolongeant ainsi des pratiques entamées pendant la colonisation

109

(Djerbal, 2010). Dans

107 Cette méthodologie n'est pas nouvelle. Et si on attribue souvent à Abdelmalek Sayad la pertinence de penser ensemble émigration et immigration. Il faut néanmoins rappeler qu'entre 1880 et 1913 William Thomas parcourait la Pologne afin de mieux comprendre l'expérience migratoire de personnes polonaises installées aux États-Unis (Cuche, 2009).

108 Se reporter au Chapitre 2. c. Et on tuera toutes ces affreuses.

109 Sur le cas du Maroc, où les pratiques de mobilités contemporaines, liées à la domesticité, s'inscrivent dans une histoire longue (esclavage dans le Maroc bourgeois pré-colonial, déplacements de ''délinquantes'' indigènes dans les bordels militaires), voir Moujoud, Pourette (2005).

les années qui ont suivi, ce flux n'a pas cessé. Censée être temporaire et porteuse d'ascension

sociale, cette forme de mobilité féminine est en effet permise, voire encouragée, par le groupe

d'appartenance qui peut ensuite en prélever les bénéfices financiers – de nombreuses jeunes

femmes en ont d'ailleurs profité pour s'installer dans la ville qui fut celle de leurs études, arguant

la pénurie d'emploi sévissant en dehors de ces grandes villes pour légitimer leur décision. À

partir des années 1970, des femmes se sont déplacées d'une ville à l'autre du pays, dans le cadre

de leur travail. Dans la décennie suivante, alors que l'économie nationale s'écroulait, des femmes

ont peu à peu investi les interstices du commerce informel (Djerbal, 2010).

Salima arriva à Alger en 1995. Outre la poursuite de ses études, cela lui permit

d'échapper à son père et à la décennie meurtrissant sa région natale. Comme elle, plusieurs de ses

camarades de lycée suivirent leur cursus universitaire loin du contrôle familial. « Et elles ont fait

tout ce que j'ai fait », précisa Salima : « Celles qui portaient le voile l'ont enlevé. Tout ce qui est

interdit chez nous, on l'a fait là-bas. Et maintenant qu'on a grandi un peu, on sait qu'il y avait du

bon et du mauvais. Il y en a qui ont remis le voile, d'autres non... Mais quand on est arrivées à

Alger pour la première fois, on a enlevé le voile, petit à petit ». Son voile, Salima ne le remettait

que quand elle rentrait dans le giron familial. À Alger, elle découvrit « un autre monde ». Sa

première année d’université, « c’était la liberté. Je me suis trouvée seule » dit-elle, « ni mes

parents, ni mes oncles, ni personne ». Elle put alors faire ce qui, jusque-là, lui avait été interdit.

Elle sortit le soir, se maquilla, et surtout, elle se lia d'amitié avec de jeunes hommes, étudiants et

professeurs.

Des deux années qu'elle passa à l'université, elle a conservé la photographie qu'elle me

montra peu après notre rencontre. Sur l'image aux coins cornés, Salima était entourée de trois

autres jeunes femmes – toutes les quatre étaient maquillées et coiffées, apprêtées pour blanchir

leur nuit dans l'une des boîtes de la capitale. Happée par son passé, elle précisa que l'une était

devenue médecin, une autre secrétaire ; quant à la dernière, elle avait épousé l'homme qu'elle

aimait. Salima, quant à elle, dut interrompre brusquement ses études au bout de deux ans. Seule

fille de la famille (elle n'a qu'un frère, plus jeune qu'elle), il lui fallut retourner au chevet de sa

mère. Pendant trois ans, elle se plia, de nouveau, aux tâches assignées par un ordre sexué : elle

prit soin de sa mère, malade et paralysée. Elle la nourrissait, la lavait, changeait ses couches...

Après son décès, le père de Salima décida de se remarier et demanda à sa fille de lui trouver une

nouvelle épouse. Salima le supplia de lui laisser le temps de faire son deuil. Il refusa. Salima

n'eut pas le temps « de guérir, d’oublier, de prendre conscience » de la mort de sa mère.

Persuadée que son père allait s'inquiéter de son départ et oublier ses projets de mariage, elle

s'enfuit. « Mais rien. Il a fait le mariage, il a ramené sa femme, et voilà ».

Un autre segment de la trajectoire de Salima se forma alors pour rejoindre les

trajectoires de ces « migrantes de l'intérieur » dont Dalila Djerbal (2010) a analysé l'expérience.

En 2008, dans le centre d'hébergement où avaient trouvé refuge Salima et Flidja, comme elles,

toutes les pensionnaires étaient originaires d'une région autre que celle de la capitale. À la mort

de sa mère, Nassima avait été chassée de la maison familiale par la nouvelle épouse de son père

(elle n'avait que quatorze ans) ; avant d'être hébergée là, Farida était internée dans un hôpital

psychiatrique de l'est du pays ; répudiée, Nabila n'avait pas trouvé d'autres endroits où loger.

Quant à Souad, elle préférait garder son histoire pour elle. De nos jours, et parce que les familles

ne sont plus ni garantes ni protectrices, des femmes se tournent vers les grandes villes

algériennes. « Les causes de départ sont diverses mais toutes reliées à leurs conditions de

femmes et de catégorie défavorisée : les violences conjugales et familiales, la répudiation, un

divorce, un conflit au sujet de l'héritage avec les frères après le décès des parents, un célibat qui

se prolonge » (Djerbal, 2010 : 145) – cette rupture exclut une reprise de leur ancienne vie. Dans

la précipitation, Salima se dirigea vers des coordonnées familières : Alger, où elle se rendit

auprès de la seule personne qu'elle connaissait, l'homme qu'elle avait rencontré au cours de ses

études universitaires. Elle et lui avaient eu une liaison. Il l'hébergea, promit de l'épouser. Mais...

« Avant que je rentre avec lui dans l’appartement », raconta-t-elle, « j’étais sans hidjab. Il faisait

toujours ce que je voulais. Mais à partir du moment où j’ai été avec lui, il a fait ses lois ». Il

refusa que Salima reprît ses études, qu'elle travaillât. Elle dut, de nouveau, porter un hidjab. Elle

ne voyait plus ses amies. Alors qu'elle était enceinte d'un premier enfant, Salima apprit que cet

homme était déjà marié – elle comprit alors la raison des absences prolongées qu'il refusait

d'expliquer. Elle resta sept ans avec cet homme, eut deux garçons. Mais aucun papier officiel

attestant la légalité de leur union. Pendant ces sept années, elle n'a cessé de partir, de le quitter,

de revenir. Elle croyait, elle voulait croire qu'il pouvait changer, arrêter de la frapper et de

l'insulter, tenir ses promesses de mariage... Et puis, comment revenir au près de sa famille, avec

deux enfants, sans avoir été préalablement mariée

110

.

Alors que Salima fuyait à Alger, en 2001, l'affaire des femmes d'Hassi Messaoud éclata.

Après la prière du soir, des baraquements abritant des femmes furent attaqués par des groupes

d'hommes voulant laver cette ville du sud de l'Algérie des mauvaises mœurs que ces femmes

110 La troisième partie reviendra sur cette délication question de la sexualité féminine et de la réaction du social face à la sexualité hors mariage (11. c. Désirs et sexualité)

venues d'ailleurs y avaient apportées. Des femmes furent battues, poignardées, lynchées ; l'une

d'elle fut enterrée vivante. Les maisons furent pillées, saccagées. Les violences durèrent une

partie de la nuit, reprirent dans la matinée du samedi et se poursuivirent une partie de la nuit du

samedi au dimanche, dans deux autres quartiers. Dalila Djerbal interprète cette réaction d'une

communauté ébranlée comme « une tentative de dernier recours qui rappelle encore aux femmes

leur place et la norme qui dicte qu’elles ne peuvent pas exister par elles-mêmes en dehors de la

tutelle masculine » (Djerbal, 2006b : 18-19)

111

. Cette affaire fut largement médiatisée, ce qui

participa de la cristallisation d'une image des migrantes comme « femmes « dangereuses », parce

que femmes seules » (Djerbal, 2010 : 144). Depuis, divers épisodes de violences collectives ont

eu lieu, mais ne sont mentionnés dans les journaux que sous la rubrique des faits divers. Quant à

ces « migrantes de l'intérieur », elles ont toujours du mal à s'entremêler au tissu de la société

algérienne. Elles travaillent alors comme femmes de ménage, garde-malades, nourrices ou

prodiguent des soins aux personnes âgées dont les familles, appartenant aux classes moyennes et

aisées, ne peuvent plus s'occuper. Pour elles, le plus dur est de trouver un logement car, s'il est

déjà difficile de se loger pour un prix abordable, pour une femme célibataire, cela relève

quasiment de l'impossible (Djerbal, 2010).

Les « sept années de misère » que Salima endura prirent fin le jour où elle trouva refuge

dans un centre d'hébergement pour femmes. Mais sa présence, comme celles de toute autre

femme, y fut temporaire. Pour rester sur Alger, elle aurait dû se séparer de ses enfants. Elle aurait

travaillé comme domestique dans une famille et placé ses deux garçons dans un foyer. Elle s'y

refusa et retourna dans sa ville natale. Un temps, elle voulut rejoindre Hassi Messaoud, cette

ville pétrolière qu'en Algérie on appelle « la deuxième Paris ». Les rumeurs disaient qu'il y avait

du travail et que d'importantes entreprises étrangères y embauchaient des femmes dans leurs

divers services – et bien qu'elle sût qu'il ne s'agissait que de ménages, elle était prête à y aller,

afin d'amasser l'argent nécessaire à l'éducation de ses deux enfants. Elle demanda donc à un

cousin de lui y trouver un emploi, lequel lui apprit que les patrons demandaient aux femmes de

sortir avec eux, renvoyant celles qui refusaient. Salima abandonna son projet.

111 La police arriva tardivement sur les lieux, plaçant quatre-vingt trois femmes et vingt-huit enfants dans une auberge censée les protéger. Une dizaine de femmes fut hospitalisée. Sur la quarantaine d'hommes qui furent arrêtés, six furent placés en détention provisoire ; on libéra les autres.

Sur le procès qui suivit, voir Lezza (2006). Seules trois des trente-neuf victimes ont maintenu leurs plaintes. Un premier jugement eut lieu le 15 juin 2002. Six accusés étaient présents, les vingt-trois autres en fuite. Suite aux premières décisions de justice – dix acquittements et de rares condamnations qui n’excédèrent pas trois ans – le procureur fit appel. Le procès en appel se déroula le 3 janvier 2005. Les condamnations furent plus lourdes : trois,

Ces migrations internes, bien qu'elles soient synonymes d'incertitudes, d'instabilité et

souvent contraintes, rendent compte d'un processus d'individualisation. Ces femmes « s'affirment

à travers les épreuves en tant que sujets autonomes dans un nouveau contexte social qui les

ignore totalement » (Djerbal, 2010 : 157). Autrement dit, le reste de la société ne les inclut plus ;

plus exactement, il le fait sur le mode d'une exclusion, en ne leur permettant pas de pénétrer une

autre sphère d'activités que celle du soin, comme nous le verrons à la fin de ce chapitre. Ces

logiques conservatrices, tout en permettant le maintien des assignations de l'ordre sexué, inhibent

les potentialités de la mobilité féminine. Aussi, Salima, Flidja et Farida rêvent-elles de traverser

la Méditerranée et de vivre en France, là où, pensent-elles, les conditions de vie des femmes sont

(bien) meilleures. Ces aspirations sont partagées par nombre de femmes dont les désirs de

migration sont animés par des imaginaires géographiques fantasmant l'Europe et des relations

plus égalitaires entre hommes et femmes (Riaño, Baghdadi, 2007). Yamina a ainsi longtemps

imaginé que les femmes françaises étaient nées libres, comme elle dit. Ce n'est qu'au cours d'une

formation pour devenir femme-relais (médiatrice sociale et culturelle) qu'elle prit connaissance

des luttes menées par des femmes françaises pour conquérir leurs droits – c'est l'ordonnance

d'Alger qui accorda le droit de vote aux femmes françaises en 1944.

Ces désirs de migration ne sont pas entendus, voire étouffés par le reste de la société

algérienne. À ce propos, un historien algérien me fit remarquer lors d'un séjour en 2010,

qu'aucune étude algérienne ne s'était penchée sur le sort des émigrantes algériennes – de fait, très

peu de recherches ont analysé l'émigration féminine en Algérie (Labdelaoui, 2011)

112

.

M'interrogeant sur mes recherches, une jeune Algéroise s'insurgea contre ces femmes que je

rencontrais en France, contre celles qui avaient quitté leur pays alors qu'elles auraient pu y

trouver le moyen de remédier à leur situation – le nombre de centres d'hébergement, dit-elle,

n'augmentait-il pas régulièrement ? Ces reproches font échos aux propos de la médiatrice sociale

et juridique d'une association parisienne affirmant : « Non, il n'y a pas de femmes qui viennent

dire, j’ai quitté l’Algérie parce que là-bas, mon mari me battait. Parce que le mari va les tabasser,

elles vont prendre un billet d’avion et venir ici ! En général, une Algérienne qui a ses enfants et

toute sa famille en Algérie, elle ne va pas partir comme ça. Des femmes qui ont été battues par

leurs maris ou leurs familles, qui laissent et qui viennent s’installer en France… Moi, je n’en ai

pas vu. Là-bas, elles déposent plainte. Il y a des lois tout de même... Moi, je n'en ai pas... à moins

qu'elles aient des liens en France ».

112 Pourtant, d'après les données du Conseil National et Social, 42% des personnes immatriculées dans les consulats d'Algérie en France en 2002 étaient des femmes (Labdelaoui, 2011).

Bien sûr, ces liens importent, dans la mesure où ils permettent de se procurer un

certificat d'hébergement, nécessaire à l'obtention d'un visa pour la France. En outre, comme l'a

souligné Adelina Miranda, ce sont les « positions économiques, les appartenances nationales et

ethniques, le niveau d'études, le statut matrimonial [qui] positionnent différemment les migrantes

tout au long des échelles migratoires » (Miranda, 2012a : 22). Ajoutons, comme nous allons le

voir, que le statut matrimonial est particulièrement opérant.