Partie I Temporalités
Chapitre 4 Horizons suspendus
4. b. L'esseulement
En 1981, bell hooks relevait l'écueil des postures féministes soulignant la force avec
laquelle des femmes noires résistaient aux assignations de l'ordre sexué. Des années plus tard,
Lila Abu-Lughod mettait en garde contre les pièges de « l'illusion romantique de la résistance »
(Abu-Lughod, 2006). À partir des formes quotidiennes de la résistance des femmes d'une tribu
bédouine
70, elle proposait une analyse des transformations historiques des structures de pouvoir.
« Porter attention aux formes de résistance dans des sociétés particulières peut nous aider à
critiquer des théories du pouvoir partiales ou réductionnistes. Le problème », écrivait-elle, « est
que ceux d’entre nous qui ont eu le sentiment qu’il y avait quelque chose d’admirable dans la
résistance, ont eu tendance à y chercher l’échec espéré — même partiel — des systèmes
d’oppression » (Abu-Lughod, 2006 : 35).
Avoir mis fin à un lot quotidien de coups, d'insultes, d'humiliations et de privations me
semblait être ce quelque chose d'admirable. Au cours des premières années de terrain, et malgré
le dénuement dans lequel les avait projetées la rupture, une certaine force semblait se dégager
des femmes que je rencontrai. La première fois où je vis Flidja, elle rentrait, souriante et pleine
d'entrain, du restaurant où elle travaillait et vint saluer Malika, la jeune fille avec laquelle je
discutais. Ses longs cheveux bouclés n'étaient retenus que par un serre-tête dégageant la rondeur
de son visage. Les vêtements de couleur vive qu'elle portait épousaient des formes généreuses.
Elle dit son envie de se retirer dans sa chambre et d'allumer une cigarette – elle n'avait pas pris le
temps de fumer lors de sa pause. Pour la retenir, Malika, à qui j’avais tenté d’exposer les raisons
de ma présence en ce lieu, dit à son amie que je travaillais sur les violences faites aux femmes.
Elle cherche donc, ajouta-t-elle en me regardant, à enregistrer des témoignages. Je n’eus rien à
ajouter. D'une voix monocorde, Flidja dit, pêle-mêle et à toute vitesse, « la torture » subie
pendant les dix-huit années de son mariage, les nombreuses fois où elle fut ligotée, son amour
d’adolescence en France, ses trois enfants qu’elle continuait à voir depuis son divorce, le plaisir
d'être mère… J’appris par la suite que ce léger défaut d’élocution se déclenche dans des
moments de stress au cours desquels elle n'arrive plus à trier les pensées qui se bousculent dans
sa tête. Cette femme d'une quarantaine d'années qui n'avait jamais travaillé était fière d'avoir à
présent un emploi dans un restaurant de la capitale algérienne. Certes, elle souffrait de l’absence
de ses trois enfants, restés avec leur père, mais elle se disait prête à se battre pour pouvoir, enfin,
vivre pour elle-même. Quant aux femmes qui arrivaient en France, elles avaient en quelques
mois entamé des démarches de régularisation, trouvé un hébergement, décidé ou refusé d'aller
voir un psychologue... Toutes critiquaient ouvertement le mépris des autorités et autres
institutions françaises vis-à-vis de l'étranger. Leurs corps conservaient aplomb et tenue. Leurs
yeux étaient maquillés – des fois trop, ce qui laissait deviner le geste tremblant qui avait tenté de
tracer un trait de khôl au ras des cils.
70Le monde sexuellement ségrégé des femmes est l'espace premier de l'élaboration de ces formes de résistance : la résistance aux mariages arrangés ; les plaisanteries et les discours irrévérencieux sur la virilité des hommes ; la
Et surtout, en France comme en Algérie, aucune n'hésitait à prendre la parole pour
raconter son histoire ou se moquer des hommes et des pouvoirs qu'ils détiennent. Leurs
témoignages les écartaient des figures de ''femmes-victimes'' emmurées dans le silence, la honte
et la culpabilité
71. Je compris bien plus tard que ce travail de figuration prolongeait celui de
femmes malmenées, ayant déployé mille et une ruses pour cacher les traces d'un coup porté au
visage
72. Et à mesure que se tissaient nos relations, je découvrais les épreuves qui firent suite à
l'annonce de leur refus de la violence conjugale. La première fut de surmonter le détournement
des proches.
Yamina avait tout prévu : sa fille devenue adulte, elle comptait s'installer en bord de
mer. T., le père de sa fille, y possède un appartement qu'il n'occupe presque jamais. Elle en avait
d'ailleurs profité pour y loger la femme qu'elle présentait comme une cousine de la famille. Elle
y avait même commencé les travaux qu'elle continua à payer à son arrivée en France. Et si elle
projetait cela pour elle-même, elle avait au préalable planifié l'avenir de sa fille. « Voyant
comment j’avais vécu, et comment j’allais vivre », dit-elle, « je me suis dit : je vais en sauver
une ; je vais la sauver elle ». Pour cela, elle refusa d'inscrire sa fille dans une école publique
algérienne. Elle-même directrice d'une école publique, elle connaissait les travers de cette
institution (selon elle, l'enseignement religieux et les chants patriotiques accompagnant la levée
du drapeau algérien ne peuvent pas éveiller l'esprit critique des élèves). Cinq ans après la
naissance de sa fille fut créée une première école privée en Kabylie – des parents s'étaient réunis
pour recruter une équipe enseignante qui, à partir des supports pédagogiques envoyés depuis la
France par le Centre Nationale d’Éducation à Distance (CNED), encadrait les élèves. Rym put
ainsi obtenir un bac français, ce qui lui permit de poursuivre des études universitaires à Paris. Sa
fille en France, Yamina projeta donc de s'installer dans l'appartement du bord de mer. Mais...
alors que Yamina était dans l'ouest de l'Algérie pour un rendez-vous médical, le coup de fil d'une
voisine lui apprit que la femme qu'elle faisait passer pour sa cousine et avec laquelle elle
entretenait une relation secrète avait disparu, enlevée par « les barbus » qui, aux dires de Yamina,
continuent à sévir dans les maquis des montagnes kabyles – elle logeait cette femme dans cet
appartement situé en bord de mer. Ayant peur pour sa propre vie, elle se réfugia chez un cousin
habitant Alger. Là, elle reçut, « comme par hasard », l'accord pour un visa demandé quatre mois
plus tôt pour rendre visite à sa fille à Paris.
71 La troisième partie de ce travail proposera une analyse critique de ces figurations des violences faites aux femmes (Chapitre 9. Enjeux des énoncés sur les violences faites aux femmes).
En octobre 2007, Yamina arriva donc en France. Dans « un état lamentable » et avec
pour bagage une seule tenue : « une paire de sandales ; un pantalon : un petit haut ». De ses
treize frères et sœurs, Yamina n'a gardé contact qu'avec l'aîné. « Les autres, non. Silence radio,
depuis longtemps ». Déjà en Algérie, elle ne les rencontrait presque jamais. C'est donc vers des
amies qu'elle se tourna. À Montpellier, elle logea chez une amie installée là depuis plusieurs
années. Au bout d'une semaine, elle vint à Paris où habitait une autre de ses amies, la seule sur
laquelle Yamina pensait pouvoir compter. Elle lui demanda de l'héberger le temps que l'on
examinât sa demande d'asile. Essuyant un refus, elle partit dans l'est du pays où elle avait
d'autres attaches. Dès les premiers jours, elle sentit que cela se passerait mal avec celle qu'elle
surnomma « la grosse patate ». Yamina faisait les courses, le ménage et s'occupait de ses deux
enfants. Quand elle se retrouvait seule dans l'appartement, elle osait à peine allumer la lumière.
« Et puis, pour un rien, un matin, c’était les fêtes de Noël, la grosse patate est entrée dans le
salon » en faisant « un bruit fou ». Yamina lui demanda ce qu'elle pouvait bien vouloir. « Que tu
foutes le camp tout de suite » ! Yamina répondit sèchement : « Non, je ne sors pas en pyjama. Je
vais prendre tout mon temps ». Elle s'habilla lentement, prit son sac et partit.
C'est alors Paule, la mère de « la grosse patate », qui accueillit Yamina. Elle était seule
et l'idée d'avoir de la compagnie lui avait plu. Yamina lui donnait cinquante euros par semaine et
faisait les courses en fonction de la liste et des envies de Paule. Elle aurait tant souhaité que la
vieille dame comprît que la situation n'était que temporaire. Mais paniquée à l'idée que la CAF
pût lui retirer ces maigres allocations si elle venait à apprendre qu'elle hébergeait une étrangère,
elle congédia Yamina. Suite à cette autre humiliation, celle-ci refusa d'être hébergée par des
proches. Elle se rendit à la préfecture. Elle y posa ses affaires, affirmant qu'elle n'avait nul
endroit où aller. Une employée appela le CADA le plus proche, là où Yamina obtint une
chambre. Depuis qu'elle a quitté le CADA, elle répète inlassablement la solitude qui est la
sienne. Avant même de quitter ce lieu, elle appréhendait de se retrouver seule. Elle appréciait ces
après-midis, ces soirées passées dans la cuisine, les uns assis, les autres adossés contre l'évier,
accoudés au rebord de l'unique fenêtre ou debout sur le seuil de la porte. Elle pouvait discuter,
échanger, apprendre de nouvelles choses ; rire.
Petite, elle aurait tant aimé goûter la solitude. Malila Mokkedem, dans ses nombreux
romans, décrit le poids du groupe. La lire, c'est imaginer une petite fille cachée sous d'épaisses
couvertures, attendant la nuit pour échapper aux regards et s'évader à travers les pages d'un livre
éclairé par la lueur d'une lampe de poche. On comprendra que, parmi treize sœurs et frères,
Yamina n'avait pas non plus de chambre à elle. C'est en France qu'elle vécut seule pour la
première fois. Dans l'immeuble qu'elle habite à présent, elle ne connaît personne, ce qui l'attriste
– en Algérie, elle connaissait chacune des quarante personnes qui habitaient le même bâtiment
qu'elle.
À son arrivée en France, Wassila traversa la même épreuve que Yamina. Elle fut
hébergée par une amie d'enfance qui ne tarda pas à la mettre à la porte. C'est alors la sœur de
cette amie qui recueillit Wassila. Elle la logea huit mois et lui trouva des garde d'enfants.
« Même ta famille », fit remarquer Wassila, « ne ferait pas ça pour toi » ! Et si certains membres
de sa famille vivent en France, mis à part un cousin, aucun n'a jamais su où elle habitait. Par
ailleurs, elle ne leur demanda aucune aide – ainsi, elle tient la vie qu'elle mène en France à l'abri
des rumeurs qui pourraient circuler jusqu'en Algérie. Ayant obtenu un titre de séjour, elle put
ensuite trouver un emploi de vendeuse. Cela lui permit de bénéficier d'un studio au sein d'une
structure administrée par l'Armée du Salut et destinée à accueillir de jeunes femmes, pour un
loyer modique. Pour la première fois de son existence, elle vivait seule. Et comme elle dit,
« avoir un petit chez soi, c'est mieux que d'avoir un palace chez les autres ». Sa mère, par contre,
ne comprend toujours pas que sa fille ait pu quitter l'Algérie pour vivre, seule, dans une pièce de
dix mètres carrés. Sa mère lui reproche continuellement d'avoir divorcé et d'être partie en France.
Dans le quartier algérois où vit la vieille femme, les gens ne cessent de parler de Wassila, de
cette femme dont on dit qu'elle a abandonné ses deux enfants – sa fille est aujourd'hui âgée de
quatorze ans, son fils de seize ans. Mais, comme cette dernière le répète à sa mère : « C'est facile
de parler ! Alors... laisse dire les gens que je suis partie, que j'ai laissé mes enfants. Ce sont mes
enfants ; personne ne prendra ma place... Mais ça fout l'hachouma (la honte) dans la famille, tu
vois... et en plus de ça, j'ai divorcé, mais j'ai quitté le pays, moi ! C'est double l'hachouma
(rires) !Les gens parlent de moi et de ma famille, mais je les emmerde ! C'est ce que je disais à
ma mère : ''moi quand il me tabassait dans la rue, et qu'il me faisait la misère, personne n'est
venu me parler... Alors qu'ils aillent se faire''... ». À son arrivée en France, elle dut également
essuyer les réprobations d'une employée de l'association qui l'aida à constituer un dossier pour
une demande de titre de séjour : elle affirmait ne pas pouvoir l'aider à faire venir ses enfants en
France, ajoutant que si elle avait voulu rester auprès d'eux, Wassila n'aurait pas dû les
abandonner.
Quant à Samia, ce qui l'a met hors d'elle, ce sont ses copines qui vantent le mérite de
son mari, de cet homme qui s'occupe seul de ses deux filles, alors qu'elle les a abandonnées. Car
c'est bien d'avoir abandonné ses filles qu'on lui reproche aujourd'hui, non d'avoir quitté son mari.
Certes, un cousin l'aide de temps à autre, mais elle refuse de voir les autres ; elle ne veut pas être
une charge ; elle ne veut pas déranger. De toute façon, personne ne l'accepte ni ne demande de
ses nouvelles. D'avoir laissé ses deux filles derrières elles, de ne les avoir pas vu grandir,
elle-même se sent coupable. Pour celles qui vivent séparées de leurs enfants, aux douleurs s'ajoute
ainsi cette culpabilité qui signifie la réprobation sociale. Nuançant une forme d'apologie du
transnationalisme présente dans les études sur la migration, Catherine Catarino et Mirjana
Morokvasic (2005) avaient relevé l'existence de ces nombreuses femmes à qui l'on reproche
d'avoir abandonné leurs enfants pour aller s'occuper de ceux des autres – reproches que l'on
n'imaginerait même pas faire à un homme qui contribuerait à la reproduction de la cellule
familiale par l'envoi d'argent. Pour celles qui ont quitté leurs enfants non pour travailler en
dehors de leur pays et pouvoir ainsi contribuer à leur éducation, mais pour fuir les assignations
d'un ordre sexué, les reproches sont plus sévères encore. Par ailleurs, c'est moins leur migration
que le désordre causé par leur refus qu'on leur reproche.
En Algérie, Salima a également dû faire face aux discours moralisateurs de militantes
associatives. Les responsables lui conseillaient sans cesse de retourner avec le père de ses deux
garçons, arguant que ce serait mieux pour elle et ses enfants. Salima s'y refusait, ne pouvant
pardonner les sept années de coups et d'injures quotidiennes. Après qu'elle eut quitté ce centre,
où elle vécut dix-huit mois, l'oncle maternel vers lequel elle se tourna l'incita à retourner avec le
père de ses enfants – il était persuadé qu'elle ne pourrait assurer, seule, l'éducation de ses deux
garçons. « À l'époque » où elle vivait avec leur père, sa famille se souciait d'elle et de ses deux
enfants. Mais à présent, personne ne se préoccupe vraiment d'elle. C'est à elle d'aller les voir, de
leur demander de leurs nouvelles. De son propre père, Salima dit avec rancœur : « Il faut que, de
temps en temps, il vienne chez moi pour me demander comment ça va. Il sait que j'ai plein de
problèmes et que j'ai besoin de plein de choses. Mais, il fait semblant qu'il n'est pas au courant ».
Il ne lui a jamais pardonné d'avoir eu deux enfants avec un homme auquel elle n'a jamais été
mariée.
Récits et témoignages étant devenus, au fil des ans, mes principales données, la figure
de Dona Maria, vieille dame noire habitant une ruelle pauvre de Bahia, a souvent guidé ma
réflexion. Debout, adossée à un évier, elle n'a cessé d'alléguer sa solitude à l'ethnologue (Agier,
1999) assis dans le seul fauteuil d'une maison plongée dans la pénombre. Derrière l’énonciation
de cette solitude, l'enquête révéla néanmoins des relations familiales soutenues. À travers leurs
récits, mes interlocutrices, comme Maria, cherchent certes des explications à leurs malheurs, tout
comme elles tentent de comprendre les raisons de la vulnérabilité des corps féminins. Et même si
j'ai cherché, et trouvé au plus près d'elles un petit monde de relations les entourant et fournissant
un cadre social à la reconfiguration de leur existence, elles témoignent continuellement d'une
forme particulière d'esseulement. Découlant du détournement des proches, l'esseulement vient
signifier la réprobation du social face au refus de se plier aux assignations d'un ordre sexué – en
cela, il n'est pas la solitude. En délitant l'ancrage de ces femmes dans un monde de relations,
l'annonce de leur refus les a projetées dans une douloureuse incertitude – cette incertitude qu'elle
avait pourtant refusée en s’accommodant d'une relation de violence conjugale. Elles répètent
alors cette question lancinante : comment vais-je faire pour survivre ?
Outre l'esseulement, c'est en France que Yamina connut l'ennui. Deux épreuves d'autant
plus inattendues qu'elle se figurait la France comme « un pays où tout est en mouvement, où il y
a plein de choses à faire, à voir et où tu n'as pas cinq minutes à toi ». En Algérie déjà, elle se
sentait prisonnière. Elle s'était imaginé qu'en France, une pléiade de possibles lui serait offerte.
Mais depuis qu'elle y vit, depuis un peu plus de sept ans, elle a l'impression de n'être arrivée à
rien et que le temps s'est arrêté. Dans l'attente d'un quelconque changement (un déménagement à
Paris ou en région parisienne, un travail, la nationalité française qui, contrairement à son statut
de réfugié, lui permettrait de voyager où elle veut...), elle cherche à tuer le temps.
Dans le document
Le refus de la violence. Vies de femmes, entre l'Algérie et la France
(Page 98-104)