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Partie I Temporalités

Chapitre 3 Fugacité de la rupture

3. a. La part incertaine

En 1979, Leonore Walker proposait un modèle cyclique pour analyser les mécanismes

de reproduction de la violence conjugale. Celui-ci comporte trois phases dont l'intensité et la

fréquence augmentent progressivement : une phase d'accumulation ; l'explosion de la violence ;

une phase de remords. Pour Maryse Jaspard, « la pertinence de ce modèle ne fait aucun doute et

permet d'appréhender l'incompréhensible, à savoir pourquoi des femmes restent prisonnières de

ces situations » (Jaspard, 2005 : 47). Certes, ce modèle vise à expliquer l'emprise d'un partenaire

sur l'autre mais ce qu'il ne saisit pas, ce sont les possibilités de s'extraire d'une telle relation. À

une modélisation circulaire, je préfère donc des récits cherchant moins à expliquer les rouages de

la violence conjugale qu'à rendre compte de son expérience – « il faut multiplier les côtés, briser

tout cercle au profit des polygones » disait Deleuze (Deleuze, Parnet, 1996 : 26).

Outre les peurs, ces récits mettent en avant l'attachement aux enfants pour tenter

d'expliciter les hésitations et les lenteurs qui ont précédé la rupture. Rym, unique fille de Yamina,

est la « seule chose concrète » pour laquelle cette dernière est restée dix-huit ans sous le même

toit que T. C'est également « pour les enfants » que Wassila dit avoir longtemps hésité : « Les

femmes ont tout subi ; elles sont restées pour leurs enfants. Et en Algérie, si tu veux divorcer, tu

laisses tes enfants à ton mari. Chez nous, on dit que tu lui laisses sa merde ». Quant à Samia, si

elle a pu tenir, elle le répète régulièrement, c'est grâce aux sourires de ses trois enfants – deux

filles et un garçon. Il y a deux choix importants auxquels elle s'était tenue : refuser toute

sexualité avilissante et ne pas séparer sa première fille de son père. Ce dernier choix, comme elle

dit, est intrinsèque à son histoire : « Il ne fallait pas que je me maquille alors que j'étais coquette ;

j'étais jolie. Mais, il ne fallait pas ceci, il ne fallait pas cela. C'était infernal et je suis tombée très

malade. C'était horrible ! Et quand j'ai eu ma fille... ça a été quelque chose d'extraordinaire. Je

me suis un peu rétablie et je me suis dit : ma fille aura un père. Moi, mon père m'a manqué – j'ai

tellement souffert de ne pas avoir de père... Et puis à l'époque, on ne divorçait pas facilement.

Mais, je ne pensais pas que ce serait un enfer aussi infernal : des violences psychologiques,

physiques ; j'ai été enfermée, privée de tout... Il me faisait ce qu'il voulait. Moi, j'essayais

d'élever mes enfants. Je vivais au jour le jour. Je ne voyais pas de sortie. Je pensais à la phrase de

Dante : ''toi qui arrives ici, abandonne tout espoir''. Si je n'avais pas eu d'enfant, j'aurais bougé.

C'est sûr... Mais la tradition, c'est d'accepter la maison, quelle qu'elle soit ; tu as des enfants, tu es

mariée, c'est fini ». Wassila savait cela également, ce pourquoi elle voulut avorter. Au cours de sa

première grossesse, alors qu'elle était enceinte de trois mois et demi, l'homme auquel elle était

mariée la mit à la porte. Pendant vingt-et-un jours, elle resta chez sa mère. Voulant divorcer, elle

tenta d'avorter. « C'était la première et la dernière fois » qu'elle y pensait. Ce fut impossible ;

d'après son gynécologue, elle avait « dépassé un certain nombre de jours ». Wassila insista, dit à

son médecin : « Je vais signer, même s'il m'arrive quoi que ce soit, ce n'est pas grave, je signe ».

Il refusa. « Voilà... Mais si j'avais su que des médecins le faisaient en cachette, je l'aurais fait ;

j'aurais payé. » Un mois et demi après son accouchement, lui et sa « moche-mère » la

tabassèrent. Un coup de pied lui déboîta la mâchoire – elle garda la trace de la chaussure pendant

vingt jours ; elle pouvait à peine parler, à peine mâcher. Elle quitta la maison sans son enfant. Le

nourrisson tomba gravement malade. Apprenant que son fils était hospitalisé, elle supplia son ex

de lui permettre de le voir. Pour cela, elle dût céder et retourner au domicile conjugal. Quelques

jours après, elle l'entendit dire à un voisin : « Tant que notre fils est bébé, je vais lui laisser. Mais

quand il arrivera à l'âge de la crèche, je vais lui enlever et je vais la chasser de la maison ».

Apprenant cela, Wassila tomba de nouveau enceinte. « Ce n'était pas par amour. C'était pour

rester ». C'était pour son fils. Elle le répétait au père de ses enfants : « Mets-toi ça dans ta tête ; si

je suis là, si je suis en train de subir ta folie, c'est pour les enfants, et parce que je n'ai pas où

aller » – nous reviendrons sur ce point.

Rym, quant à elle, trouve qu'il est frustrant pour une femme d'être réduite au rôle de

mère – « c'est comme les mères de martyrs, Oum (mère) ceci ou cela (rire)... ». Elle-même est

consciente du « sacrifice » consenti par sa mère : « en Algérie, le poids des traditions, du qu'en

dira-t-on, c'est ce qui empêche [des femmes] de vivre comme elles l'entendent. Elles se sacrifient

pour leur famille. Ma mère, elle n'a pas voulu partir de la maison avant mes dix-huit ans. C'était

important pour moi ; je voulais qu'on ressemble à une famille comme les autres, et ma mère est

restée pour ça ». Ces vies malmenées ont donc été, pour partie, façonnées par la figure

hégémonique de la ''bonne-mère''. Comme l'écrivait George Balandier, une femme est assignée

« en marge des savoirs, des relations et des savoirs qui sont les plus valorisés, placée du côté des

instruments ou des choses, des activités dépréciées, des comportements de dépendance. Une

seule de ses fonctions échappe totalement à cette dévalorisation – celle de mère » (Balandier,

1974 : 32). En d'autres termes, des femmes supportent humiliations, coups et insultes afin de

préserver un foyer pour leurs enfants – en cela, elles endossent le rôle de mère sainte (Grossi,

1988). Nombre de travaux ont également dévoilé la puissance de la figure maternelle dans les

espaces méditerranéens (Tillon, 1966 ; Lacoste-Dujardin, 1985, 2008b ; Lahouari, 1999).

Comme le dit Samia, elle-même dut faire face à la figure de « cette mère qui [en Algérie] est tant

vénérée ».

Certes, cette figure participe de la fabrique de la contrainte sexuée comme cadre de

l'acceptation des rôles socialement et sexuellement attendus des femmes d'un groupe. Mais il

importe, pour épuiser les logiques structurelles et épistémologiques de la contrainte, de donner à

voir les possibles manières de s'en défaire. Partir (ou non) ; se séparer de ses enfants (ou non) :

ces choix douloureux, bien que singuliers, sont toujours un rapport sans cesse renégocié avec

l'hégémonie de la figure de ''la femme respectable''. Sarah Kofman (1982) a bien montré

l'ambivalence de cette figure : idéaliser les unes, bonnes épouses et mère gardiennes de la

morale, pour mieux rabaisser et mépriser les autres, les putains. Aussi, la remise en cause de la

contrainte ne peut-elle être qu'une mutation, lente et progressive, de ce rapport d'acceptation des

rôles sexués.

Loin de nier l'attachement aux enfants (ni même l'importance de l'expérience de la

maternité pour certaines

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), j'ajouterai cependant qu'il n'est qu'un élément de réponses expliquant

les hésitations ayant précédé la rupture. Et pour comprendre cet événement dans toute sa

radicalité, il faut prendre en compte les obstacles rencontrés et les alternatives qui se sont

ouvertes à ces femmes, ce que permet l'approche biographique (Becker, 1986). En cela, une

partie du travail biographique consiste à inscrire l'annonce des choix qui balisent une trajectoire

dans la lente matrice des hésitations et des incertitudes qui les ont précédés. En effet, c'est dans

l'incertitude que « la sélection des possibles se ferait successivement et progressivement, à la

façon dont un parcours est effectué de carrefour en carrefour jusqu'à parvenir à un terme encore

inconnu » (Balandier, 1988, p. 84-85, cité par Bessin, Bidart, Grossetti, 2010 : 11).

D'une part, les conditions matérielles dans lesquelles se sont déroulées ces vies

malmenées ne peuvent être éludées. Samia désirait travailler. Avant d'être mariée, elle pensait

pouvoir le faire à condition, certes, « de ne pas travailler trop loin de la maison, et de ne pas

travailler avec des mecs dans une administration » – à ce propos Dalila Djerbal (2003, 2006b) a

bien montré que, pour la plupart des femmes algériennes, la proximité de leur lieu de travail

demeure la condition majeure de leur emploi. Mais il n'en fut rien. Sans travail, sans argent, il lui

était difficile de partir. Flidja et Salima se trouvaient dans une situation similaire : où donc aller

sans la moindre ressource ?

D'autre part, la violence conjugale isole

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. L'ex-mari de Flidja fermait toujours la porte

derrière lui en sortant. Elle ne recevait personne chez elle. Pendant une année entière, elle

n'adressa la parole à personne. Samia dit ne pas savoir comment raconter « trente ans, trente ans

de misère ; de misère financière ». Avant de résumer : « j'étais la mouquère, la femme à la

maison, je prenais du poids. Je vivais seule ». Au cours de la première année de leur mariage,

son mari effectuait son service militaire. Samia ne voyait déjà plus ses amies. Son mari ouvrit

ensuite un cabinet dentaire à l’extérieur d'Alger – le marché était saturé sur la capitale. Il revenait

une ou deux fois par semaine à Alger. Samia y restait seule, avec ses trois enfants. Elle ne disait

rien. Sa mère et sa sœur venaient l'aider. Un jour, elle décida de rejoindre son mari. Ce fut

60 À ce propos voir, à titre indicatif, l'ouvrage de Lila Abu-Lughod (1993).

61 Des travaux ont montré que l'isolement est une caractéristique de la violence conjugale. Ainsi, Jules Falquet (2007) compare l’isolement comme méthode de torture et comme méthode première de la violence domestique. Dans une optique matérialise, elle relie l'enfermement dans l’espace privé à la constitution sociale de cet espace clos comme sphère de non-droit.

« l'enfer ». Au moins, sur Alger, sa mère passait régulièrement la voir. Par ailleurs, cet isolement

ne se réduit pas à la stratégie déployée, dans une volonté de domination, par un époux violent.

Rapidement, ces femmes ont compris qu'elles ne pouvaient quasiment pas compter sur une aide

extérieure. On l'a vu : Wassila se réfugiait régulièrement chez ses sœurs ou des voisines, voire

chez sa mère. Cette dernière, refusant l'idée d'un divorce, ne cessait de lui répéter : « Personne de

la famille ne l'a fait, ni tes sœurs, ni tes tantes. Je ne vois pas pourquoi tu vas nous déshonorer ».

Un jour, elle lui dit : « Il y a l'Aïd qui va arriver, et je te fais la malédiction, si tu ne reviens pas

chez ton mari pour passer la fête avec tes enfants ». Par peur de cette malédiction, Wassila obéit.

Après son départ définitif de la sphère conjugale, elle demanda le divorce. Sa mère ne lui adressa

pas la parole pendant quatre mois. Yamina, quant à elle, s'était adressée à l'un de ses frères en ces

termes : « T. peut faire tout ce qu’il veut mais, seulement, je ne veux pas qu’il me frappe. C’est

tout ce que je refuse ! Il peut m'insulter, je m’en fous, mais qu’il ne me touche plus ! ». Le frère,

ami de T, répondit sèchement : « Écoute, c’est ton mari, il est chez lui, il a le droit ».

C'est bien la certitude de ne pouvoir compter sur aucune aide extérieure qui réduit les

échappatoires et ruine l’horizon des possibles. En outre, et toutes le savent, « une femme coupée

de sa famille prête le flanc à des abus de la part de son mari et de la société, mais une femme

mariée jouissant du soutien de sa propre famille est bien protégée » (Abu-Lughod, 2008a : 92).

Samia, contrairement à sa mère, a manqué d'un tel soutien. Elle se demande souvent pourquoi

elle n'a pas été aussi forte que cette dernière, pourquoi elle n'a pas été « forte au moment où il

fallait l'être ». Mais comme elle dit : « Ma mère était très aimée de ses oncles maternels. Ce sont

des hommes qui l'ont accompagnée toute sa vie. Ils l'ont tous aimée, encouragée. Ce qui fait

qu'elle ne s'est pas construite contre quelqu'un, mais avec tous les siens ». Samia, quant à elle, a

toujours dû s'en remettre aux décisions de ses oncles maternels. Un jour, alors qu'elle était

mariée depuis quelques mois, elle décida de passer outre leur accord ; elle appela son frère pour

lui dire : « Tu viens me chercher, je prends mes affaires et je m'en vais. Mon frère, lui-même

habitué à respecter ma mère, a été lui dire. Et ma mère a été voir mon oncle. Mon frère m'a dit :

''Je suis trop jeune pour prendre une décision comme ça'' – pour te dire à quel point on était

conditionnés ». L'oncle s'adressa alors directement au mari de Samia – « les hommes », comme

elle dit, « ont l'habitude de parler entre eux. Alors qu'il aurait mieux valu que je dise ce qui

n'allait pas, qu'il dise ce qui n'allait pas et qu'on mette les choses à plat. Mais ils ont fait comme

ils ont toujours fait. C'étaient des histoires d'hommes ». Son oncle, « dans sa sagesse d'homme

âgé », dit-elle sur un ton ironique, lui dicta le comportement à adopter : « Tu reste ! C'est

toujours facile de casser quelque chose. Tu as le temps. On va voir encore... ». Elle suivit

patiemment ces conseils que d'autres lui firent – une cousine affirmait que cet homme changerait

en devenant père. Yamina, quant à elle, refusait de faire comme si tout allait bien avec son mari,

ce que lui conseillaient des « soi-disant » amies pour apaiser les choses.

Outre les difficultés matérielles et l'isolement, il est des raisons bien plus singulières

énoncées pour expliquer que l'on ait choisi de rester. Ainsi de celle énoncée par Flidja. Elle est

restée, comme les autres, « pour les enfants ». Elle compara également sa situation à celles

d'autres femmes : « Je m'étais dit que j'étais seule, que je n'avais pas de beaux-parents, ni de

belles-sœurs. C'est très rare de voir un couple vivre sans sa belle-famille, mais moi, je n'avais

personne à charge à part mon mari et mes enfants. Souvent quand des femmes ont des enfants,

elles s’en remettent au mari. Et quand on a la belle-famille, c’est encore plus difficile. Moi, je

n’avais pas la belle-famille. J’étais seule avec mon mari. Je faisais la guerre rien qu’avec lui. Il y

avait juste mon beau-frère qui venait me voir de temps en temps mais, il ne s’incrustait pas dans

ma vie. Il parlait avec son frère, mais il ne m’emmerdait pas ». Alors elle resta.

Ajoutons ceci : les nombreux allers et retours qui précèdent un départ définitif révèlent

l'importance des lieux où des femmes ont, temporairement, trouvé refuge. Salima resta sept ans

sous l'emprise du père de ses enfants. Une première fois, elle décida de le quitter. Elle n'avait

alors qu'un seul enfant. Ne sachant où aller, elle se rendit au commissariat à la nuit tombée. Les

policiers refusèrent d'enregistrer sa plainte, prétextant qu'elle devait pour cela s'être

préalablement rendue chez un médecin légiste et chez un procureur. Ils l'orientèrent vers un

centre d'hébergement. Elle y resta un mois. Et quand il vint la chercher, Salima crut les

promesses qui, selon Leonore Walker (1979), caractérisent la phase de remord du conjoint. « La

première fois », dit-elle, « je suis restée [dans un centre d'hébergement] presque un mois.

Ensuite, mon mari est venu me chercher. Il m’a dit pardonne-moi, je ne te ferai jamais ça ».

Outre ces promesses, l’impossibilité de sortir du centre, et donc de travailler, poussa Salima à

retourner chez elle. Elle y resta quelques mois. Ce fut « la même histoire, toujours ». Salima se

souvint : « Il me frappe, il m’insulte. Je suis allée pour la deuxième fois dans ce centre. Je suis

restée presque un mois. Cette fois, c’est son frère qui est venu. Il m’a dit il ne te frappera jamais.

Je suis rentrée encore avec lui. Mais c'est toujours la même histoire. Il ne change jamais ; il ne

changera jamais ». Elle partit donc de nouveau. C'était un jeudi ou un vendredi, jours de

week-end en Algérie. Salima se rappela que le centre où elle s'était rweek-endue précédemment était fermé

en cette fin de semaine. Elle se présenta alors dans un lieu d’hébergement d'urgence. Elle n'y

resta qu'une seule nuit. « Je suis restée éveillée toute la nuit », raconta-t-elle. « Mes enfants

étaient sur mes deux bras. Ils ne m’ont pas donné de couverture. C'est une fille qui m’a donné

une couverture pour mes deux enfants. C'était la mafia là-bas. J’ai attendu le jour et je suis

partie ». Une femme lui apprit néanmoins l'existence d'un autre centre « plus propre, mieux pour

les enfants ». Elle s'y présenta, raconta son histoire et fut acceptée. Depuis, elle n'est plus

retournée vivre avec le père de ses deux enfants.

C'est donc bien parce qu'« il y a toujours de l'imprévu, du neuf qui s'introduit dans le

répétitif : de la différence » (Lefebvre, 1992 : 14), qu'une modélisation cyclique de la violence

conjugale ne peut rendre compte de l'altération de la contrainte sexuée. Et si cette remise en

cause suit un processus discontinu, pour qu'elle entraîne une bifurcation reconfigurant ces vies

malmenées, il faut qu'elle rencontre d'autres mutations opérant, quant à elles, à une échelle

commune et partageable. Dès lors, il faut réinscrire ces histoires dans leur temps. En effet, aux

lieux par lesquelles des femmes ont transité se sont accordés les temps qui ont rendu une

bifurcation possible. Arrêtons-nous donc, de nouveau, sur la conjoncture des années 1990, plus

précisément sur la scène d’interlocution particulière qui se forma.