Partie I Temporalités
Chapitre 2 L'emprise des peurs
2. a. Anticiper les rappels à l'ordre sexué
Quelle que soit l'efficience des mécanismes de surveillance mis en place par le groupe,
le temps linéaire de la répétition-reproduction de l'ensemble des gestes, postures et tâches
attendu de la part des femmes rencontre toujours l'instant où une jeune fille se trouve là où elle
les émotions sont les signes d'un contexte précis, elles peuvent également participer de son apparition
(Abu-Lughod, Lutz, 1990). Dimensions émotionnelles et facultés critiques peuvent coexister ; ainsi, la pensée
rationnelle apparaît comme « un certain mode d’intelligibilité qui est interrompu dont l’émotion n’est pas la
cause, mais le résultat » (Claverie, 1990).Cela rejoint l'idée que l'émotion est un ressort de l'action. En cela, la
peur, en tant qu'émotion « acquise et cultivée » contribue à la formation éthique du sujet pieu (Mahmood, 2009 :
213).
Pour une analyse des émotions, des affects et des valeurs dans les sociétés musulmanes, voir à titre indicatif
Abu-Lughod (2008a), Hirschkind (2006), Asad (2007).
48 Tassadit Yacine (1992) explique la peur que les hommes inspirent aux femmes par la relation de dépendance
qui lie les unes aux autres.
49 Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article (Lebas, 2011). En interrogeant la manière dont il est
possible de survivre à un désastre en survivant à ses peurs, je donne à voir une géographie des peurs dessinée par
une tension permanente entre assujettissement et formation des subjectivités.
50 Une séparation nette entre les sphères privée et publique est d'autant moins pertinente dans le contexte de bon
nombre de sociétés musulmanes et arabes que la famille y joue un rôle politique et public important
(Latte-Abdallah, 2006b).
ne devrait pas être. C'est alors, dans les lacunes de l'apprentissage des règles sociales, que surgit
une puissante émotion : la peur. Et avec elle s'éprouve le sens de ces gestes et limites maintes
fois répétés. Autrement dit, un corps vierge qui, de par le risque qu'il représente pour l'ordre
familial et social, fait peur, devient un corps qui a peur. Pour saisir un peu plus le surgissement
de cette émotion particulière, reprenons l'histoire de Rabia.
Évoquant le cimetière où allait être enterrée sa tante, ce lieu interdit aux femmes en
Algérie, elle se souvint la colère alors ressentie
51. Mentionner un épisode plus ordinaire des
vacances qu'elle passait là-bas réveilla une autre émotion : « Je me suis retrouvée dans un
marché couvert. C’était l’après-midi. J’étais partie avec deux petites cousines chercher des
épices pour ma tante. Je me suis attardée dans une librairie et quand je me suis retrouvée dans le
marché, il était deux heures de l’après-midi ; c’était l’heure de la sieste et... ils allaient fermer. Il
y avait peut-être deux, trois hommes qui étaient là. Et là, en une fraction de seconde, j’ai
compris… enfin, j’étais tétanisée de peur, parce que… c’était tout à fait logique qu’on me viole
parce que… vraiment, c’était la logique, parce que j’étais dans un lieu où je n’avais pas à être. À
la rigueur, une rue centrale, ça peut s’expliquer mais, un marché fermé… et donc, en une fraction
de seconde, j’ai été tétanisée. Pourtant, je travaillais déjà… j’avais vingt-trois ans ; j’avais déjà
pas mal voyagé, et je suis pas quelqu’un de peureux mais là… J’étais tétanisée. D’ailleurs, j’ai
tout laissé sur place. J’ai pris les deux gamines dans mes mains et je suis sortie… j’étais
incapable de sortir un son. Je me souviens, à un moment, il y avait un jeune homme qui me
parlait, qui devait avoir vingt-cinq ans ; j’étais incapable de sortir un son. »
C'est bien ce processus, lent et pernicieux, opérant la transformation d'un rapport à la
contrainte sexuée exprimé dans le registre de la colère en une présence quasi permanente de la
peur qu'il nous faut comprendre. Les études féministes ont depuis longtemps mis en évidence les
liens entre le féminin, la peur et les rapports à l'espace-temps. Des travaux ont tout d'abord
souligné le rôle des représentations des violences faites aux femmes dans la reproduction des
mécanismes de ségrégation sexuée de l’espace et de certaines formes de contrôle social
(Hanmer, 1977 ; Pain, 1991). Il a ensuite été montré que la division socio-sexuée de l'espace
participe de la construction sociale des peurs (Pain, 1997). Les perspectives plus récentes
insistent sur l’intériorisation de ces représentations, tout en analysant les stratégies d’évitement
déployées par des femmes pour investir l'espace public (Lieber, 2007). Plus qu’une situation
effective, c’est donc la potentialité des rappels à l'ordre qui entrave leurs déplacements.
Progressivement, les peurs se transforment une présence qui agit par mode d'intériorité et pousse
des femmes à auto-réguler leurs déplacements. Cette présence vient alors prolonger la relation de
surveillance hiérarchique instaurée par un groupe pour contrôler les déplacements de ses
membres féminins tout en disciplinant leurs corps. En d'autres termes, le pouvoir du masculin, de
par cet effet ''d'emmerdement'' quotidien et diffus, peut agir sans recourir à la force. Dès lors, on
sort du seul registre de l'imitation de l'ensemble des gestes, postures et attitudes attendu de la
part des femmes d'un groupe pour entrer dans le registre du sensible. Ces deux registres ne sont,
bien sûr, pas exclusifs l'un de l'autre ; au contraire, l'un appelle l'autre pour s'y substituer. Et
parce que la répétition-reproduction des règles d'un ordre sexué ne peut que déborder de cette
mimétique, il advient une présence quasi-permanente de la contrainte.
Comme le dit Yamina : « En Algérie, maquillée ou pas maquillée, c'est tout le temps une
angoisse quand tu sors : les hommes te regardent, te suivent, t'abordent sous n'importe quel
prétexte ». Un jour, alors qu'elle était étudiante et résidait dans un foyer de jeunes filles, un
homme arriva droit sur elle et posa ses mains sur ses seins ; elle fut tellement choquée qu'elle ne
put réagir. Samia, quant à elle, se pose continuellement la même question : « Pourquoi moi, je
me suis soumise ? En fait, j'ai été habituée à me soumettre. Peut-être parce que je n'avais pas de
père... Je commençais à être belle et dans la famille, on parlait de moi. Ne sors pas, ne fais pas
ceci, ne fais pas cela. On te terrorise tout le temps, et tu as peur de faire mal les choses... ». Pour
comprendre l'emprise progressive de la contrainte sexuée, il faut alors se pencher sur les
oscillations, socialement construites, entre ce que l'on pourrait appeler des temps forts et des
temps faibles de la régulation des déplacements de femmes dans la sphère publique.
En Algérie, les soirées du mois de ramadan interrompent la régulation sociale des
déplacements. La rue, d'ordinaire espace de conflits larvés (Bekkar, 1991 ; Addi, 1999), devient
un passage emprunté par des groupes de femmes qui se rendent les unes chez les autres. Ainsi,
dans le courant du mois de septembre 2010, Salima allait visiter sa voisine (épouse de son ancien
professeur d'histoire), puis ses amies d'enfance. Avec la première, des commentaires sur les
séries télévisées, diffusées à l'occasion de ce mois particulier, entrecoupaient des discussions
plus convenues sur la vie de tous les jours, le voisinage, l'approche de la rentrée scolaire... Avec
ses amies d'enfance, la tonalité des conversations était plus personnelle. Dans chacun de ces
salons, tasses de thé et plateaux de gâteaux ne cessaient de passer de mains en mains. Dès la fin
du ramadan, les restrictions s'imposèrent, à nouveau. Il faisait nuit le soir où nous quittâmes la
belle-sœur de Salima. Son frère, que nous n'avions pas aperçu de la soirée, apparut dans la pièce
à l'instant même où nous nous apprêtions à en sortir. Il nous escorta jusqu'au bout de la rue ; de
là, il pouvait encore suivre nos déplacements et s'assurer de notre retour à la maison. « Tu vois,
le ramadan est fini », dit Salima de manière ironique.
C'est bien de cette alternance entre des temps forts et des temps faibles des restrictions
imposées aux femmes que la contrainte tire son emprise – c'est parce qu'elles s'arrêtent, de
manière cyclique, que ces limitations deviennent, le reste du temps, plus facilement acceptables.
D'ordinaire, les peurs opèrent la distribution et de la répartition sexuées des corps dans l'espace –
à ce propos, des géographes ont souligné la temporalité du monopole masculin sur les espaces
publics (Darke, 1996 ; Valentine, 1992). Dans l'espace méditerranéen, il est par exemple possible
pour les hommes de s'adosser le long des murs, comme de s'attarder dans des cafés, lieux
d'homosociabilité masculine (Rebucini, 2009, 2011). Les femmes, quant à elles, traversent
rapidement les rues. Si elles s'attablent dans un restaurant ou un salon de thé, elles doivent
prendre place dans ce qu’on appelle en Algérie les salles familiales, situées à l’étage ou au fond
des restaurants. Pensée comme étant dangereuse, tant pour elles que pour l'ordre social, leur
présence dans la sphère publique est ainsi réduite à un minimum de temps, de visibilités et de
déplacements. Dès lors que la sexualité féminine est perçue comme une menace pour la cohésion
et la reproduction d'un groupe, les peurs revêtent un sens éminemment sexuel (Abu-Lughod,
2008a). Et surtout, l’immanence des peurs appelle une vigilance constante, une attention portée
aux lieux et aux situations dans lesquelles des femmes se trouvent. Quotidiennement et
inlassablement, une femme doit porter une attention à son corps, ses gestes, sa posture, son
habillement. Cela demande une énergie incroyable, comme le disait Yamina en rappelant l'usure
sécrétée par ces vies malmenées.
A contrario, la sphère familiale est pensée comme une sphère protectrice. Aussi faut-il
se demander ce qu'il se produit quand des peurs la pénètrent.