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Partie II Cartographies

Chapitre 8 Plasticité des liens

8. a. Affinités meurtrières

Alors qu'elle revenait d'un séjour en Algérie, en novembre 2006, je retrouvai Fériel,

dans l'optique d'entamer une série d'entretiens. Au cours de ce dernier voyage, une voisine lui

avait offert un foulard – ce souvenir la fit sourire. Par la suite, relatant son parcours, Fériel a

souvent évoqué cette femme habitant le même immeuble que sa mère aujourd'hui décédée. D'un

entretien à l'autre, par touches successives, et comme pour mieux se démarquer d'elle, elle

brossait un portrait de sa voisine : une femme voilée, enseignante, très attachée à son mari –

« elle a des relations d'amour avec son mari », précisa Fériel, mais... « elle est obéissante et

prétendues « motivations familiales », « individuelles » ou « subjectives », rarement mis en avant lorsqu'il s'agit des hommes » (Morokvasic, 2008 : 47).

soumise aux codes dominants ». Elle vit chez ses beaux-parents, fit remarquer Fériel ; elle n'a

pas eu la possibilité d'avoir son propre logement. Fériel ne lui cache rien de ses opinions – il est

une époque, au milieu des années 1970, où elle militait dans la clandestinité, mais depuis que la

liberté d'association a été acquise en 1988 en Algérie, elle ne tait plus ses activités militantes. Sa

voisine la perçoit comme une « bonne mère de famille, une femme bien », alors elle ne critique

pas les positionnements de Fériel ; elle s'étonne, tout au plus, des revendications portées par cette

dernière (égalité devant l'héritage, abolition de la polygamie...). Par ailleurs, parce que Fériel est

plus âgée, elle ne s'avise pas de la contredire. Avec une autre voisine, plus âgée, les discussions

sont plus houleuses. Fériel lui demande : « tu voudrais que ton mari soit polygame ». Sa voisine

répond : « c’est le coran ! Tu ne vas pas changer le coran ». Et « voilà l’argument massue »,

comme dit Fériel avant d'ajouter : « au vu de mon âge et de mon statut socialce n’est pas le fait

que je sois enseignante, non, c’est le fait d’être mariée et d’avoir des enfants. Mon statut social,

donc, les empêche d’être trop virulentes dans leurs critiques. Et ça, c’est très important ». Quand

elle était syndicaliste, elle ne travaillait qu’avec des hommes. Une seule fois, elle rencontra des

difficultés. Elle s'en souvient encore : « un bonhomme a failli me tabasser. Il m’a saisie, car il

voulait me faire descendre en quatrième vitesse de l’escalier sur lequel j’étais montée pour une

prise de parole. D’autres hommes l’en ont empêché. Et je sais que si j’avais été une femme

célibataire, j’aurais été dans une position beaucoup plus difficile. Dans une société comme

l’Algérie, pour militer, ça peut être utile – pour peu que ça soit supporté à l’intérieur de la

famille, ce qui n’est pas évident non plus ».

La figure paternelle comme soutien moral, revient régulièrement dans les récits de

militantes algériennes (Lalami, 2012). Nombre d'entre elles attestent également d'une perception

biaisée des mouvements de femmes en Algérie. Ainsi de la présidente d'un centre d’accueil pour

femmes situé à Alger : « Le mouvement des femmes, tout regroupement de femmes, en Algérie,

fait peur. On se demande ce qu’elles font ensemble ». C'est bien du regroupement de femmes en

dehors du strict cadre des relations familiales qu'il s'agit. De par le monde, les relations d'amitiés

entre femmes ont souvent été perçues comme une forme de déviance (Delphy, Füger, Hertz,

Messant, Martin, Sala, 2011). Et la directrice de poursuivre : « Prononcer le mot égalité fait peur

à tout le monde. Et il ne faut pas se leurrer, il n’y a pas que les conservateurs, il a y aussi les

démocrates. On nous voit comme des femmes trop occidentalisées, donc dangereuses pour la

société et pour la famille ». Une autre militante : « il y a ceux qui disent : vous voulez ressembler

aux étrangères ». Cette perception des mouvements féministes, ajouta-t-elle, n'est pas propre à la

situation algérienne : « dans toute société patriarcale, les mouvements féministes, les

mouvements de femmes risquent de faire prendre conscience à d’autres femmes de ne plus

accepter la soumission, la violence, des choses qui sont nouvelles et qui risquent de remettre en

cause l’ordre établi. Alors, ces mouvements sont mal vus ».

En 1991, Abassi Madani (leader historique du FIS) avait qualifié d'éperviers du

néo-colonialisme les femmes regroupées au sein d'associations demandant l'abrogation du code de la

famille. Comme le fesait remarquer Monique Gadant : le FIS « n'innove absolument pas et est

dans la droite ligne du nationalisme. Beaucoup d'hommes parmi ceux qui se proclament

actuellement [en 1995] "démocrates" pensent la même chose. Leur radicalisme "féministe" est

très récent et il exprime avant tout l'opposition au FIS, une manière de se distinguer de lui en se

posant comme "modernistes'' » (Gadant, 1995b : 28). Pour faire face à ces préjugés, Dalila

choisit pour son association un nom « algérianisé », comme elle dit, « parce que le nom de toutes

les associations avaient une consonance un peu occidentale » – l'association se nomme Bnet

Fatma N'Soumer (les filles de Fatma N’Soumer). Aussi, voulait-elle « contrer l’islamisme en lui

révélant que les femmes, de tous temps, se sont battues pour leurs droits et leur pays. Fatma

N’Soumer est née dans une petite contrée de Kabylie, elle avait en 1830 refusé le mariage forcé.

C’est une pionnière, elle a brisé les interdits, les tabous, les idées reçues et elle s’est enfuie à

cheval dans un autre village. Elle a quitté sa tribu et elle s’est mise à préparer la guerre contre

l’envahisseur (rire) ».

En Algérie, certaines femmes sont donc qualifiées de femmes ociddentalisées. Une

expression à laquelle Yamina dénie toute signification : « L'occident ne nous a jamais donné un

mode de vie ! Je n'ai jamais associé mon mode de vie à la France ! C'est moi qui ai eu envie de

vivre comme ça, de m'habiller comme ça. Une chose me plaît, je la porte. Je ne regarde pas si

elle vient de Chine ou des États-Unis, je m'en fous. On copie les uns sur les autres, c'est tout !

Quand une robe te plaît chez une autre, tu lui dis montre-moi ton couturier, et c'est tout ! Le soir,

je ne regardais pas à la télé comment s’habillaient les Françaises pour savoir comment

m'habiller. J'ai aimé le pantalon, j'ai porté le pantalon. Mais les terroristes nous voyaient comme

ça, des femmes occidentalisées. D'ailleurs, c'est ce qu'ils disaient. Ils l'ont dit, mais moi je ne suis

pas d'accord, sinon, ça voudrait dire que je suis d'accord avec eux ».

Outre les menaces de groupes armés

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, de par ses positionnements dans la société,

Yamina rencontrait des difficultés au quotidien. Comme elle dit, « les hommes n'aiment pas trop

que tu ouvres les yeux de leurs femmes ». Elle était donc « l'ennemi à abattre ». « Les hommes

m'appréciaient de loin, mais il ne fallait pas que j'approche leurs femmes ». Il y a de cela

plusieurs années, elle passa cinq jours en bord de mer, en compagnie d'ami.e.s, dont un couple

habitant le même immeuble – Yamina cacha son escapade à T. car il considérait ce voisin comme

son ennemi juré. Au cours du séjour, le beau-frère de ce dernier vint dîner en leur compagnie.

Yamina se souvint de cette soirée, plus particulièrement de cet Algérien venu d'Allemagne et

affirmant : « les femmes algériennes, vous leur donnez ça, elles réclament ça ». Et Yamina de

s'insurger et de rétorquer : « vous connaissez les femmes algériennes, vous ? Vous avez vécu

toute votre vie ailleurs, et maintenant que vous êtes vieux, vous revenez ici et vous vous

permettez de critiquer les femmes algériennes ! C'était une explosion : il me répondait et je

continuais, encore et encore ». Le lendemain, l'homme se présenta à Yamina pour se faire

pardonner et lui dit : « je n'ai jamais vu une femme comme toi, discuter avec ses tripes ; je suis

sûr que tu as vécu une souffrance énorme ». Yamina fut soulagée et lui dit : « heureusement que

tu as compris ». Puis l'homme s'excusa. Mais son frère, le mari de la voisine de Yamina, se

méfia. Au retour du séjour, Yamina, comme toujours, frappa chez sa voisine qui entrouvrit la

porte pour lui dire : « c'est fini entre nous ; mon mari m'a appris que tu as dit des choses sur moi.

Tu as dit que je mérite mieux que lui ». Alors Yamina lui demanda : « et toi qu'est-ce que tu en

penses ; ça te fait mal que je dise ça ? Tu ne te sens pas flattée que je dise ça (rires) ? Mais en

tout cas, je ne l'ai pas dit (rires) ». La voisine crut Yamina, mais se plia aux ordres de son mari.

Elle proposa donc à Yamina de « se voir en cachette ». Yamina refusa : « non ! On ne se voit plus

en cachette ! On a déjà caché notre amitié à T. pendant des années, et maintenant on va la cacher

à ton mari ». Yamina réalisa que cette interdiction faisait suite au séjour en bord de mer ; elle

arrêta de fréquenter sa voisine.

L'un des frères de Yamina, habitant ce même immeuble, se méfiait également d'elle. Ses

deux épouses s'occupaient régulièrement de la fille de Yamina. Elle allait donc régulièrement

boire un café avec elles. « Souvent », dit-elle, « elles se plaignaient. Je leur demandais pourquoi

vous vous laissez faire. Quand il vous dira ça, vous n'aurez qu'à faire ci ou ça ». Le soir, quand le

frère rentrait, il lui arrivait de percevoir un petit changement dans le comportement de l'une de

ses épouses, alors il leur demandait : « qui est venu aujourd’hui (rires) ? Ce sont elles qui me

l'ont dit ! Ma sœur est montée (Yamina rit au point d'en avoir les larmes aux yeux) ? Sa femme

kabyle disait, non, non, c'est moi, j'ai toujours pensé comme ça ».

Remettre en cause l'ordre établi est souvent perçu, de l'intérieur et du haut des positions

hégémoniques, comme un écart qui signifie le rapprochement de valeurs autres et exogènes. Et

si, comme l'a bien montré Stéphanie Latte Abdallah (2006), les itinéraires féminins sont

surdéterminés par le rôle collectif qui leur est assigné dans la reproduction du groupe, les

possibilités d'alliances sont plus réduites pour les femmes d'un groupe

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– ce qui explique les

difficultés que peut, au sein d'une même famille, rencontrer une mère pour soutenir sa fille (Latte

Abdallah, 2006)

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. Ainsi, la contrainte sexuée travaille à la fois les relations de sexe opposé

(souvent en des termes hiérarchiques) et les relations de même sexe (avec cette particularité que

les femmes d'un groupe sont poussées vers une forme d’homosociabilité familiale et que les

alliances exogènes sont fortement contrôlées, si ce n'est empêchées par le groupe

d'appartenance). Autrement dit, le genre ne se limite pas à relier des individus entre eux

(Bonnemère, Théry, 2008), mais surtout, il prescrit les relations que chaque individu, en fonction

de son sexe, peut nouer avec les autres. Dès lors, les mobilités féminines, de par le rapport de

distance qu'elles établissent avec des appartenances ''premières'', peuvent-elles engendrer des

affiliations à même d'ébranler, voire de transformer l'ordre des sexes ? Quid d'une forme

d'entre-soi qui ne serait plus prescrite par le cadre familial mais qui serait le produit du regroupement de

femmes séparées du reste de la société par leur écart de conduite ?