Partie I Temporalités
Chapitre 2 L'emprise des peurs
2. c. Et on tuera toutes ces affreuses
Au cours de l'année 1994, Saïda Rahal-Sidhoum écrivit : « Aujourd'hui, une nouvelle
violence généralisée vient s'ajouter aux routinières habitudes, une violence pour qui le déni du
droit à la vie de celui qui n'est pas strictement identique est l'ultime œuvre » (Rahal-Sidhoum,
1994 : 116). Une année plus tard, Salima quittait sa ville natale pour rejoindre la capitale
algérienne. Dès les premiers temps de notre rencontre, elle me fit part du soutien de sa mère :
sans elle, elle n'aurait jamais pu se rendre à Alger pour y poursuivre des études supérieures. C'est
bien plus tard qu'elle me confia les motivations de son départ : « Pour la liberté ; à cause de mon
père... et à cause du terrorisme ». Quand elle allait au lycée, au début des années 1990, elle
passait tous les jours devant des têtes accrochées aux portails. Comme elle dit, « avant, quand il
y avait le terrorisme, tu ne trouvais pas une femme dans les rues, surtout la nuit ».
Lors d'épisodes de violences collectives, comme l'a écrit Veena Das, le corps des
femmes devient le principal nœud des tensions. Le travail de cette anthropologue rend compte de
la brutalité de la partition, ce programme politique qui a constitué deux nations, l'Inde et le
Pakistan, en s'inscrivant sur le corps des femmes (Das, 1995). En Algérie, les modalités de la
présence des femmes dans la sphère publique sont devenues ce nœud des tensions qui se
cristallisèrent au cours de la décennie 1990
55. Il ne faudrait pas pour autant laisser penser « que
54 Malika Mokeddem, 1993, L'interdite, Paris, Éditions Grasset, p. 187.
55 Pour une chronologie des événements et une présentation des différents protagonistes du « drame algérien »
(partis politiques, groupes armés, milices villageoises), voir Moussaoui (1998, 2004, 2006). Stipulant que
l'humiliation marque les esprits tout autant, si ce n'est plus que la mort (2004), il opte pour approche symbolique,
montrant, entre autre, que le viol est un moyen d'humilier le groupe auquel une femme violée est rattachée (1998,
les femmes algériennes se sont réveillées un matin à un monde nouveau, inconnu d'elles, dans
lequel venait de faire irruption une violence leur étant spécifiquement destinée »
(Rahal-Sidhoum, 1994 : 115). La dégradation des conditions de leur existence n'a été ni brusque ni
soudaine (Gadant, 1995b) – Marie-Blanche Tahon (1995
56) va jusqu'à la faire remonter à la
monstruosité de la politique coloniale .
Si, dès l’indépendance fut enclenché un mouvement de scolarisation qui entraîna
garçons et filles sur les bancs de l'école, la présence de filles dans l'éducation publique a depuis
donné lieu à de nombreuses controverses. C'est d'ailleurs à l'université que Fériel perçut, pour la
première fois, l'animosité de jeunes hommes envers les étudiantes. Elle s'y inscrivit au début des
années 1970 avec un groupe d'amies de son lycée afin d'y poursuivre des études de lettres.
Rapidement, elle sentit les malaises qui affectaient les relations entre étudiants et étudiantes.
« Les garçons étaient même parfois grossiers, agressifs », ajouta-t-elle. « On rigolait, on était
libre comme au lycée, mais apparemment eux, qui venaient d'autres villes, trouvaient nos
comportements provocateurs. Ça nous a marquées. D'ailleurs, il y avait des filles qui ne restaient
pas sur le perron de la faculté ; elles allaient en cours et elles rentraient à la maison. Je ne sais
pas ce qu'elles allaient faire, mais elles ne faisaient pas comme nous, nous qui étions là ».
Au cours de la décennie suivante, l'instauration du code de la famille en 1984 révéla ce
que Malek Bouyahia appelle le « phallocratisme nationaliste de l'Algérie post-coloniale »
(Bouyahia, 2011)
57. Soucieux de promouvoir de nouvelles identifications citoyennes, des
gouvernements post-coloniaux ont mis en place de nouveaux systèmes de classification des
individus entraînant une instrumentalisation des rapports entre les sexes et une redistribution,
plus ou moins rigide, des rôles de genre (Bouyahia, 2010)
58. En même temps qu'une forme
particulière de rapports entre les sexes s'inscrivait dans la loi, une hostilité diffuse vis-à-vis des
nouvelles modalités de circulation des femmes dans la sphère publique s'installa
(Rahal-Sidhoum, 1994 ; Djerbal, 2006a). Des femmes se rendant sur leurs lieux de travail étaient
vitriolées dans les rues. Au début des années 1990, mixité dans les établissements scolaires et
pratique du sport féminin furent remises en cause.
56 Nous reviendrons sur ce point dans la partie suivante. L'instauration du code de la famille y sera appréhendée
comme l'une des ondes les plus pernicieuses du choc colonial.
57 Nous y reviendrons dans la seconde partie au Chapitre 5. La loi du genre.
58 En matière de droit personnel, la législation coloniale a été maintenue jusqu'en 1973 (Pruvost, 2002). Devant
les protestations et les manifestations publiques de femmes, le projet de code de la famille a maintes fois été
repoussé, avant d'être adopté en 1984. Dans la seconde partie de ce travail, je reviendrai sur le rapport des
mouvements de femmes à la loi. Sur l'histoire des luttes des femmes Algériennes contre le code de la famille, voir
Lalami (2012).
Dalila Djerbal (2003, 2006a) montre que les femmes ont servi d'argument au Front
Islamique du Salut (FIS) pour la construction de son pouvoir idéologique. Ali Belhaj fut l'un des
fondateurs du FIS. Dans les colonnes du journal arabophone El-Mounquid, organe du FIS, il
écrivit : « Naturellement et comme nous l'avons dit, cette idée est une création de l'Occident qui
veut réaliser de vils et sales objectifs en poussant la femme à sortir de sa noble fonction et à se
défaire de la nature que Dieu a créé en elle et, de fait, la femme a largué toutes les amarres. La
femme a quitté son domicile et abandonné l’éducation de ses enfants ; elle a concurrencé
l’homme au travail et dans tous les domaines ; elle a refusé d’être entretenue par lui et s’est
libérée de toutes ses caractéristiques féminines. Les maisons ressemblent à des déserts ou à de
vieilles ruines ; les enfants sont devenus comme des orphelins. La société est ébranlée et tout se
débride » (cité par Al-Ahnaf, Botiveau, Frégosi, 1991 : 245).
Comme dans d'autres pays musulmans participant du mouvement du Renouveau
Islamique, le projet du FIS était l'installation d'une société nouvelle dans laquelle les rapports
sociaux, plus particulièrement les rapports entre hommes et femmes, seraient redéfinis. Le 26
décembre 1991, le FIS remporta le premier tour des élections législatives – cette victoire fit suite
aux nombreuses municipalités que le FIS avait emportées lors de précédentes élections
municipales. Après de nombreux débats et de multiples tergiversations, l'utilisation d'un
stratagème législatif mit fin au processus électoral et annula le deuxième tour des élections,
évinçant ainsi le FIS du jeu politique officiel – depuis, nombre de débats déchirent partis
politiques et associations sur cet arrêt du processus électoral (Lalami, 2012). Le FIS fut ensuite
interdit. Des milliers de ses partisans furent arrêtés, certains envoyés dans des camps dans le sud
du pays. D'autres s'engagèrent dans la lutte armée. En 1994, fut créée la branche armée du FIS,
l'Armée Islamique du Salut. Dans les années qui suivirent, différents groupes armés se
formèrent, en fonction des dissidences et des distances prises avec les positionnements du FIS.
Entre 1993 et 1995, nombre d'écrivains et d'universitaires furent assassinés – la presse
parla d'intellocticide (Moussaoui, 2001). En 2001, Abderrahmane Moussaoui rapportait : « En
huit ans, la violence armée a fait plus de 100 000 morts. La plupart des victimes l’ont été du fait
d’assassinats et de massacres terroristes perpétrés par les groupes islamistes armés. L’autre partie
est tombée dans le cadre de la répression sécuritaire » (Moussaoui, 2001 : 51). Encore faut-il
rappeler, comme le fit Saïda Rahal-Sidhoum, qu'« une femme, on ne la tue pas en sa qualité de
sujet, en tant qu'actrice sociale (qu'elle soit intellectuelle, militante, journaliste, policière,
fonctionnaire...), une femme on la tue parce qu'elle ne convient pas : une femme, ça n'agit pas, ça
se comporte et quand une femme n'a pas le bon comportement, qu'elle n'est pas convenable,
alors elle mérite punition... jusqu'à en mourir » (Rahal-Sidhoum, 1994 : 116). « Le passage aux
massacres de masse rend, à partir de [1995], une caractérisation des victimes par sexe aléatoire
[...]. Les assassinats de femmes, les enlèvements, les viols continuent, mais on assiste à partir de
1996 à l'augmentation effroyable de massacres de communautés entières, de familles entières »
(Djerbal, 2006a : 135). Et Samia, un peu honteusement, dit avoir été contente que son mari
connût, lui aussi, la peur – dentiste exerçant dans un cabinet privé de la capitale algérienne, il
recevait régulièrement ceux que Samia appelle des terroristes.
Le père de Salima, quant à lui, dormait tous les soirs au hammam. Salima restait seule
avec sa mère malade. Son frère s'était engagé dans l'armée pour participer à la lutte
''anti-terroriste'' menée par l'État algérien ; il fut envoyé dans les montagnes. La nuit, alors que Salima
sentait le sommeil l'envahir, elle s'aspergeait de parfum pour rester éveillée. Elle avait peur,
toujours peur ; surtout quand ''ils'' sont venus chercher les deux voisins. Ils avaient le même âge
que son frère et, comme lui, s'étaient engagés dans l'armée. Elle se demandait, continue de se
demander, pourquoi ils ne sont pas venus chercher son frère lors de ses permissions. Au milieu
des années 90, on l'a vu, Salima voulut fuir sa région natale (dans l'Ouest du pays) pour se rendre
à Alger. Le soutien de sa mère lui permit, selon elle, d'obtenir l'accord de son père. Et puisque
c'est souvent à l'anthropologue d'inscrire les vies de ses interlocuteurs dans leur temps (Fassin,
Le Marcis, Lethata, 2008), il faut mentionner « la multiplication des enlèvements [qui incita] les
familles terrorisées à envoyer leurs filles vers les villes considérées comme plus sécurisées »
(Djerbal, 2006a : 129) et qui a dû participer de la décision du père de Salima.
De même, il est intéressant de rappeler que si son travail de directrice d'école sauva
Yamina de l'enfer de la sphère conjugale, l'école fut un haut « lieu d'apprentissage de la violence
physique et symbolique » – de nombreuses institutrices ne portant pas le hidjab ou enseignant le
français ont été menacées et harcelées (Djerbal, 2006a : 120). Et c'est bien au tournant des
années 1990 que Yamina modifia son rapport à la sphère publique. Elle enseigna pendant dix ans
avant de devenir directrice, en 1993. Pendant une quinzaine d’années, et jusqu’à son départ
précipité pour la France, elle travailla sans relâche dans une école située dans une région
montagneuse qui servit de refuge à des groupes armés. La ville où elle travaillait, « c’était le fief
des terroristes, c’était tous les jours une tête dans un couffin, dans le marché. Une tête des gens
que tout le monde connaissait ». Le père d'un élève se présenta un jour à l'école. Il disait ne pas
vouloir parler à Yamina, mais à quelqu'un d'autre, à un homme. Elle rétorqua qu'elle était la
directrice. « Vous la directrice ? Ce n’est pas votre place ici », répondit-il. Peu de temps après,
une liste de neuf femmes à abattre circula : la coiffeuse, que Yamina fréquentait régulièrement,
l'avocate, quelques professeures... et la directrice. Un policier lui confirma qu'on voulait se
débarrasser d'elle – « il y avait toujours des fuites ». Il lui fit promettre de ne jamais dire qu'il
l'avait prévenue. Une autre fois, un homme entra dans l'enceinte de l'école. Il vint lui dire qu'il
était chargé de la tuer. Une adjointe, présente dans la cour, appela la police dont le poste se
trouvait à proximité. Désemparé par la venue des policiers, l'homme se mit à genoux, implorant
le pardon de Yamina qui lui dit : « Restez un homme ; ce que vous faites là, c’est une honte ».
Jusque-là, elle n'avait jamais voulu quitter l'Algérie. L'une de ses six sœurs, venue
s'installer en France en 1986, lui avait proposé de la suivre. Yamina avait préféré rester, voulant
« vraiment faire des choses en Algérie : enseigner, être directrice d’école... ». C'était « bien
avant, quand il y avait encore de l’espoir ». Au cours de la décennie 1990, alors que tout le
monde « était sur le qui-vive », elle tenta de partir. Ses demandes de visa furent rejetées. Elle se
demande encore comment elle a « échappé à ce… parce que vivant à l’européenne, les cheveux
coupés, pas de hidjab, avec une voiture ». Un cauchemar récurrent hantait ses nuits : « J'étais
enlevée par des terroristes, par des barbus. J’attendais la mort. Ça y est, des terroristes m’ont
enlevée ; qu’est-ce qu’ils vont faire ? Ils vont m’égorger ! Et, aussi bizarre que ça puisse paraître,
ils m’ont dit : ''allez-y, partez, vous êtes sous notre protection''. Dans le rêve ! C’est peut-être un
fantasme (rires) ». Même le père de sa fille, « qui ne [la] portait pourtant pas dans son cœur »,
disait aux voisins s'inquiéter tous les jours pour elle. En effet, elle circulait et travaillait, avec
bien sûr « la peur au ventre ».
Pour ce faire, elle modifia et anticipa les moindres modalités de ses déplacements dans
la sphère publique. Elle repeignit sa voiture – tout le monde la reconnaissait à sa couleur rouge
vif. Suivant les conseils d'un inspecteur, elle ne se présenta jamais à l'école à la même heure,
modifia constamment son itinéraire. Elle enleva également les nombreuses bagues qu'elle portait
– autre signe trop visible. Refusant de se plier à la terreur, elle modifia les modalités d'existence
dans la sphère publique, en la traversant à des horaires fluctuants. Comme elle dit : « Ce n’est
pas eux qui allaient m’arrêter. J’ai horreur de ça, je me dis pourquoi eux, ils n’ont pas peur de
nous ? Et nous on a peur d’eux ! Pourquoi ? C’est toujours la question qui me trotte comme ça.
Eux, ils circulent librement, et nous, on doit se plier, on doit avoir peur... ».
Ces propos font échos à ceux de militantes rencontrées au cours des premières années
de l'enquête. La présidente d'un centre d'hébergement pour femmes situé à Alger fut menacée,
comme nombre de militantes
59. Mais cela ne l'empêcha pas de poursuivre ses actions militantes.
Au contraire, elle continua « de plus belle ». Elle affirma : « Je crois que c’est la réaction la plus
logique. Je trouve que c’est vraiment con d’aller mourir avec la peur et d’aller se cacher. Si on
doit mourir, il vaut mieux mourir en continuant à travailler de plus belle. C’est un défi, c’est
comme ça qu’on peut surmonter sa peur. Et c’est ça le plus important. Quand on a eu peur, et
qu’on ne cède pas, qu’on continue, c’est une façon d’effacer sa peur et de faire des choses
importantes. Parfois, le danger est un peu stimulant (rires) ».
En montrant l'emprise de la contrainte sur les possibilités que des femmes ont de se
mouvoir, ce second chapitre a fait apparaître la contrainte comme un arrangement quotidien
participant de l'élaboration d'un rapport d'acceptation des limites et des interdits d'un ordre
sexué. En ce sens, s'il est possible de faire avec ses peurs en insufflant à ses déplacements une
cadence singulière, ces arrangements n'entraînent aucune remise en cause des assignations. Par
ailleurs, la temporalité diffuse des menaces fait passer la peur pour un attribut ontologique du
féminin, participant ainsi de sa vulnérabilité. Néanmoins, en situation de crise, qu'elle soit
individuelle ou collective, il arrive que les peurs animent différemment les circulations de
femmes entre les sphères privées et publiques. Et quand une infinité de déplacements rencontre
l'effraction de discours investissant la sphère publique, cela donne lieu à de possibles ruptures
des rapports de domination (Rancière, 1993). Dans les années 1990, nous allons le voir à présent,
de nouvelles manières de penser et d'énoncer les violences faites aux femmes se firent entendre.
Dès lors, inventions et créations sociales allaient permettre la bifurcation de vies, singulières et
malmenées. « J'avais toujours peur.. peur d'être seule… j’avais un seul enfant », dit Salima à
propos des premières « années de misère » passées avec le père de ses garçons. Elle ne pouvait
pas se résoudre à partir. Un soir, ne sachant que faire, elle se présenta au commissariat qui
l'orienta vers un centre d'hébergement pour femmes. C'était au début des années 2000. Des
structures, dans un premier temps créées par des associations féministes pour accueillir des
femmes victimes du terrorisme, accueillaient désormais des femmes voulant échapper à leur lot
de violences quotidiennes. En d'autres termes, c'est en passant par des crises, que le rapport à la
contrainte peut se transformer pour rendre les refus audibles et les ruptures possibles.