Partie I Temporalités
Chapitre 3 Fugacité de la rupture
3. b. Au tournant des années 1990 : l'exhibition de corps meurtris
Nous l'avons vu : suite à la victoire du FIS au premier tour des élections législatives de
1991, le processus électoral fut interrompu. Ajoutons à présent que cet « événement critique »
(Das, 1995
62) participa d'une remise en question des assignations de l'ordre sexué. Ainsi, au cours
des années 1990, des femmes pratiquèrent des sports perçus comme des activités ''typiquement''
masculines (football...) ; d'autres s'exprimèrent en s'insinuant dans le champ artistique (Lalami,
2012). Et si d'ordinaire, comme nous l'expliquait Rabia, les femmes ne vont au cimetière qu'au
lendemain d'un enterrement, après le passage des hommes, pendant la décennie noire, elles y
prirent place au même moment qu'eux. Déjà, pendant la guerre de libération nationale, des
femmes participaient aux manifestations accompagnant les enterrements (Guerroudj, 1995).
Dans les années 1990, et alors même que les modalités de leur présence dans la sphère publique
62 Ce concept a été proposé par Veena Das en référence à François Furet – pour lui, la révolution est l'événement par excellence, car elle a instauré de nouvelles modalités de l'action historique. Critiques, les événements analysés par l'anthropologue le sont en ce qu'ils ont modifié les modes d'action en Inde, ce qui a ensuite permis
pouvaient être objet de représailles, elles furent nombreuses à descendre dans les rues pour
demander l'arrêt des bains de sang (Guerroudj, 1995 ; Lalami, 2012). Quant à leur intrusion dans
le cortège mortuaire, elle fut inédite. Tout en prenant part au deuil public, elles découvrirent les
rites d’inhumation qu’elles ne connaissaient pas (Guerroudj, 1995). Et surtout, en imposant leur
présence, des femmes inventèrent une forme de résistance. Cette effraction dans des espaces qui
leur étaient interdits prit une signification d'autant plus politique qu'elle faisait d'elles des
« femmes-cibles
63» particulièrement visibles et vulnérables.
Outre ces pratiques ordinaires, des relations, comme celles du mouvement des femmes
algériennes à l’État, ont été redéfinies. Tout événement étant lié à sa mise en récit, Éric Fassin
propose de tracer les contours des séries où il surgit afin de lui restituer tout son sens (Fassin,
2002). Au fil de nos premières rencontres, entre 2006 et 2008, c'est bien une série que Fériel
esquissa : celle des dénonciations des violences faites aux femmes en Algérie. Car, elle ne cessait
de le répéter, ce qui importait désormais, c'était que le mouvement des femmes algériennes
dénonçait la multiplicité de ces violences – preuves en étaient ces enquêtes menées à l'échelle
nationale
64, ces publications de statistiques, ces articles de journaux... Elle raconta ainsi ce
tournant du mouvement : « L’honneur de la famille tourne autour des femmes et, dans les années
90, tout d’un coup on met en avant le corps des femmes : le pouvoir algérien, dans sa quête
effrénée d’approbation, n’hésite pas à montrer des femmes violées à la télévision ; des corps de
femmes violentées, égorgées, violées. Et ça, c’est une révolution. Et là, il s’est joué quelque
chose : cette exploitation éhontée de la part du pouvoir de la violence des islamistes a, en
quelque sorte, servi les femmes. Puisque la violence des islamistes était intolérable contre les
femmes, toute violence devenait intolérable ». Depuis, affirma-t-elle, « la société est plus
réceptive. Et les statistiques qu’on dit en augmentation, ce n’est pas une augmentation des
violences, c’est une augmentation des dénonciations, parce qu’il y a plus de réceptivité à ce
problème ». Pourtant, comme elle-même le fit remarquer, dès le début des années 1980, les
63 J'emprunte cette expression à Marie-Blanche Tahon (1995).
64 En 2005, une enquête nationale sur les "Violences à l'encontre des Femmes" a été menée sous l'égide de l'Institut National de Santé Publique algérien (INSP). Le rapport est disponible en ligne : http://www.ands.dz/insp/INSP_Rapport_Violence_Femmes.pdf.
À l'initiative du Centre d'Information et de Documentation pour les Droits de l'Enfant et de la Femme (CIDDEF) a ensuite été publiée une série d'enquêtes, réalisées à partir de l'expérience du réseau BALSAM réunissant treize centres d'écoute répartis sur le territoire algérien. Les rapports 2009, 2010 et 2011 sont également accessibles sur Internet : http://www.ciddef-dz.com/pdf/autres-publications/Balsam2009.pdf;
http://www.ciddef-dz.com/pdf/autres-publications/balsam2010.pdf; http://www.ciddef-dz.com/pdf/autres-publications/balsam2011.pdf
revendications portées par le mouvement contenaient déjà une forme de dénonciation des
violences faites à la part féminine de la société. Dès lors, pour comprendre ce qu'il s'est joué au
cours de la décennie 90, reprenons la notion d'événement qui a « l’avantage de nous libérer du
lourd passif que draine derrière lui le concept de révolution » (Houdart, 2002). Délier les
mécanismes qui ont amené l’État algérien à mettre en scène les meurtrissures du corps féminin
permettra de saisir les conditions de possibilités d'une autre énonciation politique des violences
faites aux femmes. Nous pourrons ainsi cerner les mutations du mouvement des femmes
algériennes.
Alors que j'assistais aux débats publics auxquels Fériel m'invitait, il me manquait la
trame historique permettant de déceler les subtilités et de déchiffrer les sous-entendus du
dispositif rhétorique qu'elle déployait. Aussi, d'une entrevue et d'un entretien à l'autre, prit-elle le
temps de dérouler l'histoire du mouvement des femmes Algériennes, précisant que ses souvenirs
étaient, bien sûr, « sélectifs ». Elle savait que si elle et d'autres militantes avaient « traversé les
mêmes événements », leurs regards rétrospectifs pouvaient différer. Fériel a toujours regretté que
les militantes, en Algérie, n'aient eu ni le temps ni les moyens d'écrire leur histoire
65. Mais,
dit-elle, les militantes algériennes ont « toujours tout fait dans l'urgence ». Les débats, souvent
virulents, portaient « sur la tactique, pas sur la théorie. Que faire face au pouvoir, face aux
islamistes, face au code de la famille ? ». Voilà donc ce qu'elle « envie aux féministes françaises :
elles ont eu des combattantes pour les droits et des théoriciennes ». Au cours de nos premiers
échanges, elle cherchait, à partir de sa propre histoire, à me faire part des continuités et des
ruptures du mouvement des femmes en Algérie. Chemin faisant, l'histoire retracée fut celle d'une
tension entre divergences et convergences des postures adoptées par les divers groupes
composant le mouvement des femmes algériennes
66.
Les désaccords furent nombreux ; les discussions, quant à elles, furent souvent
houleuses. Ainsi de ceux ponctuant la Coordination nationale qui se tint à Alger en mars 1991.
Les différentes associations du pays y interrogèrent « leur avenir et l'ampleur à donner au
mouvement : « Voulons-nous rester un mouvement marginal, une avant-garde menant un combat
radical ou alors construire un mouvement-femmes de masse ? [...] Aller vers les femmes,
au-65 Djamila Belhouari-Musette (2006) souligne la rareté des travaux sur les mouvements de femmes en Algérie. À partir du récit d'une militante du Mouvement Féministe Algérien (MFA), elle retrace l'historique de ce groupe de femmes mobilisées pour arracher leur citoyennté. Créé le 8 mars 1983, la dernière manifestation publique de ce groupe remonte au 22 mars 1994.
devant de leur quotidien et de leurs problèmes, cela a pris la forme d'un leitmotiv » »
(Abécédaire des luttes de femmes, recueil de textes de la Coordination nationale (janvier
1989/janvier 1992), cité par Gadant, 1995b : 38). Fériel se souvint qu'« il y avait deux tendances
déjà très claires à l’époque. Il y avait la tendance abrogationiste, contre le code de la famille et la
tendance réformiste, qui demandait des amendements. […] Le mouvement représentait quelque
chose d’ultra minoritaire dans la société mais le débat était très violent ». Ces différents faillirent
faire imploser la coordination ; néanmoins, l'éclatement fut évité car, comme Fériel le souligna,
« il y avait aussi, déjà, la dénonciation des violences faites aux femmes. D’une part, des jeunes
filles dans les cités universitaires s’étaient faites agresser ; d’autre part, il y avait une femme à
Ourgla dont on avait brûlé la maison et qui avait perdu son fils dans l’incendie ». Et « comme le
contexte était à la montée du mouvement islamiste », les militantes mirent « tout ça sur le dos
des islamistes ». Fériel ne voulut pas « dire qu’ils étaient innocents. Ils ne le sont jamais ». Mais
le mouvement ne fit « pas le lien entre cette époque-là et… le terreau de violences contre les
femmes ». Autrement dit, les militantes « voulaient rester sur un terrain très politique en disant :
il y a ce terreau de violences et il s’exacerbe avec la montée de l’islamisme ».
À peine quelques mois plus tard, la victoire du FIS allait accroître les divergences
(Rouadjia, 1998). Une seule réunion, le 9 janvier 1992, à la maison de peuple de l'Union
Générale des Travailleurs Algériens, regroupa les différentes associations – Fériel, déjà installée
en France, n'y était pas, mais elle sut « exactement ce qui s’était passé ». L'objet du débat : l'arrêt
du processus électoral que l'association APEL (Association Pour l'Égalité devant la Loi...), dont
Fériel était membre, dénonçait. À cette époque, Dalila était membre de l'AEF (Association pour
l’Émancipation des Femmes). Elle dit avoir perçu les « prémisses de l'islamisme dès 1989 », puis
se souvint : « On avait organisé des semaines entières de débats. Les islamistes avaient pénétré
notre exposition, arraché nos affiches. Ils sont passés à la violence contre nous. Ça a été la
première violence islamiste découverte et à partir de là, nous avions deux ennemis distincts :
l’un, l’État qui provoquait une violence juridique par le biais du code de la famille ; et l’autre,
c’était une violence physique qui s’est transformée en violence armée ». Puis, elle quitta l'AEF
pour créer l'association Bnet Fatma N'Soumer (les filles de Fatma N'Soumer), dont le nom
célèbre la combattante qui dirigea une insurrection contre les troupes françaises dans les
montagnes de Kabylie. À partir de là, Dalila dit avoir été « plus libre dans [ses] discours pour
dénoncer l’intégrisme religieux ». Par ailleurs, elle dût pour cela se rapprocher du pouvoir.
Comme elle dit : il fallait « faire face aux barbus, ces fous de Dieu qui prenaient la rue pour
scander leur amour de l'Algérie, d'une Algérie musulmane et islamiste ».
Ainsi, alors que des militantes féministes avaient, au cours des décennies précédentes,
construit un mouvement autonome axé autour de luttes pour l'égalité des droits, face à la
« menace islamiste », elles durent modifier leurs stratégies (Fates, 1994 ; Lalami, 2012). Des
associations firent le choix du « moindre mal », comme dit Fériel : soutenant la stratégie
d'éradication de l'islamisme prônée par l’État algérien, elles étaient médiatisées pour dénoncer
les actes de violence revendiqués par les groupes armés. Dalila assuma sa posture passée :
« C’est vrai qu’on m’a collé l’étiquette d’éradicatrice ; ça ne me gênait pas du tout, parce qu’ils
éradiquaient notre sang. Nous, on se battait sans arme, contre un projet d’enfermement des
femmes et de soumission ». Quant à celles qui étaient qualifiées de dialoguistes, elles affirmaient
que la répression et l'internement
67des islamistes, en les poussant dans la clandestinité, les
rendaient plus dangereux. Refusant de prendre part à la mise en place d'une stratégie
d'éradication, elles tentèrent de préserver l'autonomie de leur mouvement, continuant de
dénoncer l'iniquité du code de la famille – prises de parole totalement étouffées par la
dénonciation des atrocités perpétrées par les groupes armés. Il revenait donc aux éradicatrices la
charge de gérer « l'image moderniste du régime, ou plus précisément du clan des durs de
l'armée » (Gadant, 1995b : 40). À Alger, la célébration du 8 mars 1995 fut, sur ce point,
« exemplaire […]. Les cadavres des femmes assassinées par les islamistes ont été
complaisamment exposés » (Gadant, 1995b : 40).
Un an plus tard, le 6 mars 1996, la télévision nationale algérienne, l'ENTV, diffusait un
reportage de Mouloud Benmohamed : cinquante-trois minutes au cours desquelles des femmes
racontaient qu'après avoir assisté au massacre de leurs proches, elles avaient été enlevées et
violées par des groupes armés retranchés dans des maquis (Djerbal, 2006a). Notons que « ces
agressions auxquelles on ne donnait d'habitude aucune publicité (lorsqu'on ne les justifiait pas :
"elle n'avait qu'à... pas sortir, pas s'habiller comme cela", etc..) ont été subitement abondamment
orchestrées dans le cadre de la propagande politique anti-islamiste » (Gadant, 1995b : 32).
L’État algérien fournit ainsi un cadre strict à une énonciation publique des violences
faites aux femmes. Ce n'est pas pour autant lui seul qui fit advenir puis exister leur dénonciation.
67 Nombre de partisans des partis politiques islamistes furent envoyés dans des camps d'internement dans le sud. Sur ce point, on pourra se reporter à l'article d'Ihsane El-Kadi (2003). L'histoire d'Ali Benhadjar y est retracée : élu en tant que membre du FIS pour la circonscription de Médéa, il fut détenu plus d'un an dans l'un de ces
Ce qui s'est joué autour de l'exhibition de corps féminins meurtris relève, en effet, du
déploiement d'une économie morale particulière. Afin de redonner à ce concept initialement
forgé par l'historien anglais Edward P. Thompson toute sa puissance heuristique et politique,
Didier Fassin a proposé de définir une économie morale comme « la production, la répartition, la
circulation et l’utilisation des sentiments moraux, des émotions et des valeurs, des normes et des
obligations dans l’espace social » (Fassin, 2009 : 1257). Certes, l'État algérien utilisa la parole de
certains groupes féministes pour vernir sa stratégie d'éradication de l'islamisme d'une certaine
légitimité. Pour autant, il n'entendit aucune autre des revendications propres au mouvement des
femmes. A contrario, les régimes tunisiens et marocains reformèrent les Codes de statut
personnels dans l'optique d'enrailler la montée de l'islamisme politique (Lalami, 2012). Ainsi,
lors de la signature de la CEDEF (Convention sur l’Élimination de toutes les Formes de
Discriminations à l’Égard des Femmes
68) en 1995, le pouvoir algérien se défaussa de l'alliance
tacite conclue avec une partie du mouvement des femmes – il est vrai que cette convention
internationale fut signée, mais les réserves conditionnant cette signature la rende caduque
(Lalami, 2012). Ce faisant, le pouvoir entama « la rupture du contrat moral » qui avait
temporairement lié les deux parties (Fassin, 2009 : 1245). Les associations qui jusque-là
soutenaient le pouvoir algérien se rallièrent au reste du mouvement des femmes pour demander
la levée des réserves qui vident la CEDEF de son contenu. Puis, en juillet 1996, des associations
profitèrent de l'annonce publique d'une révision du code de la famille pour proposer une série
d'amendements. Aucune de ces propositions ne fut prise en compte. Dès lors, des associations
qui jusque-là campaient des positionnements opposés se rassemblèrent autour de revendications
communes (la levée des réserves et l'abrogation du code de la famille), tout en maintenant la
dénonciation des atrocités commises par des groupes armés (Lalami, 2012). Ajoutons que des
associations, comme celle présidée par Dalila, se mirent à dénoncer les atrocités commises par
l'armée sous couvert de lutte ''anti-terroriste'' – de nombreuses femmes, épouses, sœurs ou mères
de supposés terroristes réfugiés dans les maquis furent torturées.
Chemin faisant, des associations de femmes ont ainsi su resignifier « cette scandaleuse
publicité qui [utilisait] le corps des femmes à des fins de propagande politique » (Gadant,
1995b : 32-33). Et si, comme Fériel l'affirmait, la société est aujourd'hui plus réceptive à la
multiplicité des formes de violences faites aux femmes, c'est également parce que la victoire du
68 La CEDEF fut voté à l'ONU en 1979 – la France a ratifié ce texte en 1983. « Modernisant l'approche des droits humains, cette convention a permis de rénover les dispositifs législatifs et juridiques pour l'élimination des inégalités entre les sexes, tant en droit qu'en fait. L'émergence de la question des violences envers les femmes, dans la société et dans leur foyer, a été un des aspects de cette approche novatrice des rapports entre les sexes » (Jaspard, 2005:6)