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c. Usages pragmatiques du droit

Partie II Cartographies

Chapitre 5 La loi du genre

5. c. Usages pragmatiques du droit

« Vous savez », me disait une militante algérienne, « si les femmes ont décidé de lutter

pour leurs droits, c’est à partir d’expériences et de souffrances ; à partir de l’application de lois

discriminatoires ». Tous les récits collectés auprès de militantes féministes Algériennes ont fait

apparaître la manière significative dont l'instauration du code la famille, ce « code de l'infamie »,

a façonné leur trajectoire. « Une des plus grandes violences, la première violence, c'est le code

de la famille ; c'est une violence qui institutionnalise et qui contient toutes les autres ». « La

violence institutionnelle renforce les deux premières, [violences physiques et psychologiques].

C'est une violence très forte, parce que c’est une violence symbolique qui vient prendre le relais

des précédentes. Quand il y a cette violence symbolique qui définit les femmes comme

inférieures, c’est la violence de l’État, la violence de la loi… Et alors, une femme n’a plus de

recours pour se défendre contre les deux premières ». « C’est une violence institutionnelle : le

code de la famille ne fait que renforcer la violence de la famille et de la société. C’est une

violence légalisée. Et… je crois que c’est aussi la plus dangereuse, parce qu’elle légalise tout le

reste ». Au cours des premières années d'enquêtes, j’ai maintes fois entendu des militantes

féministes formuler de telles réflexions.

Éveillant en elles de premières réactions à l'ordre sexué, le code de la famille a ainsi

amené des femmes à s'impliquer au sein de groupes ou d'associations pour demander qu'il soit

reformé voire, proposition plus radicale, purement et simplement abrogé. Quant à Yamina, si elle

put entrer à l'école « grâce » à son père, elle ne put choisir son métier. Elle rêvait – rêve encore –

d'aller à l'université et de poursuivre des études, de lettres ou de droit. « Ce n'est donc pas par

vocation » que Yamina devint enseignante. Elle aurait voulu être avocate. « Ça me vient

peut-être de la famille, qui m'a toujours commandée, qui m'a toujours... écrasée. Je voulais prendre ma

revanche. Et la vocation d'avocate, ce n'est pas par hasard. C'est ce que je voulais faire vraiment,

peut-être parce que je n'ai pas pu me défendre. Je vais me défendre, je vais défendre, je vais leur

apprendre, moi ce que c'est... j'aurais écrasé les hommes, c'est sûr ». Et elle l'aurait fait avec

plaisir, dit-elle en souriant. Samia formula les choses de manière plus virulente encore : « Je ne

sais pas comment on va s'en sortir. Mais je sais que c'est avec une éducation des enfants ; en

éduquant les gens. C'est un travail de longue haleine. Mais si il n'y a pas des lois qui font peur

aux salopards, ils n'arrêteront jamais ». Pour comprendre ces volontés qui animent les usages

pragmatiques du droit, reprenons l'historique des mouvements de femmes en Algérie.

À partir du récit d'une militante de ce qu'elle appelle le Mouvement Féministe Algérien

(MFA), Djamila Belhouari-Musette retrace l'historique de ce groupe de femmes mobilisées pour

arracher leur citoyenneté, politique et sociale. Une citoyenneté qu'elle définit comme

« l'intégration à la société par tous les moyens » (Belhouari-Musette, 2006 : 178). Cette

sociologue postule que les aspects des mouvements féministes liés au corps, tels qu'ils se sont

manifestés en Europe ou aux États-Unis, ne sont pas très signifiants au regard du contexte

algérien. Cette analyse rejoint celle de Dalila Djerbal (2003) : si la thématique des violences

faites aux femmes a été écartée des préoccupations des premières associations de femmes

algériennes, c'est parce que celles-ci ont longtemps été préoccupées par la question de leurs

droits.

Écouter des femmes raconter et analyser, dans un élan réflexif, l'histoire de leurs luttes

permet une approche plus nuancée. En effet, la question des droits comme celle des violences ont

toujours irrigué les mouvements de femmes en Algérie

102

. Qui plus est, la focalisation sur le code

102 Sur la reformulation de l'énonciation des violences faites aux femmes dans les années mouvement des femmes en Algérie dans les années 1990, se reporter à la première partie (3. b. Effraction de corps meurtris).

de la famille a été d'ordre pragmatique. « Pour le mouvement des femmes, il est difficile

d'affronter des pratiques inégalitaires imprégnant tout le corps social et ne permettant pas de

prise directe. Il faut donc aborder la demande d'égalité en considérant un objet identifié, le code

de la famille, comme l'un des mécanismes et l'une des techniques de domination du masculin sur

le féminin » (Lalami, 2012 : 16).

De par ses fréquents allers et retours en Algérie, Fériel reste impliquée dans les luttes

menées par des femmes Algériennes. Elle participa à la création, toute clandestine, de

l’Association Pour l’Égalité des hommes et des femmes devant la Loi (APEL). « Le titre »,

précisa-t-elle, « était important ; il a été longuement réfléchi. Égalité devant la loi, ça indique

bien ce que l’on veut : on réclame l’égalité entre les femmes et les hommes ». C'était en 1985.

« On était trente-neuf à l’assemblée générale de la fondation de l'association ; elle se tenait dans

un restaurant à Alger », se souvint une autre militante – comme Fériel, elle vit à présent en

France, où elle est arrivée en 1992. En octobre 1988, suite à de nombreuses manifestations, la

liberté d’association fut reconnue en Algérie. Aussitôt, d’autres associations furent créées :

l’Association pour la Défense et la Promotion des Femmes, liée au Parti de l’Avant Garde

Socialiste (PAGS), l’Association pour l’Épanouissement et l’Exercice de la Citoyenneté, Cris de

femmes, Voix de femmes, Ahlem (rêve, en arabe)… (Lalami, 2012).

Dans un mouvement parallèle à la création d'APEL en Algérie, Fériel participa à la

création d'APEL-Égalité en France, en 1990. Cette initiative fit suite à un colloque organisé à

l’Institut du Monde Arabe (Paris) sur les droits des femmes au Maghreb. « L’idée, c’était de faire

une sorte de vitrine, de relais des luttes des femmes là-bas. À cause de la clandestinité, les textes

ne circulaient pas beaucoup. C’était l’occasion d’être un relais et de permettre la circulation des

idées ». En outre, il y eut une volonté d'ouvrir un espace de rencontres et d'échanges avec des

féministes françaises. Mais en aucune manière, il n'était question pour Fériel et les autres

militantes du sort des femmes étrangères et/ou immigrées en France. Elles n'avaient jamais

imaginé que le code de la famille allait les « poursuivre jusqu'en France ». Pourtant, à chaque

fois qu’elle voyageait avec ses enfants, Fériel devait demander à son époux de lui signer une

autorisation de sortie du territoire français. Mais le reste, « les accords bilatéraux, le code

d’entrée et de séjour, le chantage au papier… », elle et d'autres militantes le découvrirent au gré

de leur expérience migratoire. Et c’est ce qui donna « une réelle consistance, une réelle épaisseur

à l’association » APEL-Égalité. Les militantes se sont rapidement aperçues que les accords

bilatéraux signés entre l’Algérie et la France

103

permettaient l’application du code de la famille

aux Algériennes résidant en France ainsi qu’aux femmes ayant la double nationalité (française et

algérienne). Depuis, elles ne cessent de dénoncer les truchements de ces conventions bilatérales.

Elles trouvent intolérable qu'un homme puisse aller en Algérie répudier son épouse, sans même

la prévenir. L'épouse ainsi répudiée ne peut plus prétendre à un titre de séjour – son

renouvellement étant soumis au maintien de la vie conjugale.

Comme l'explique Fériel : « les effets du code de la famille se cumulent à la violence

administrative [de l'État français] qui rend des femmes migrantes dépendantes de leurs maris.

Les femmes qui rejoignent leurs maris sont dépendantes des démarches de regroupement

familial. Par exemple, des hommes se marient, font venir leurs femmes avec un visa touristique,

parce que le regroupement familial est long. Les démarches peuvent durer jusqu’à deux ans.

Ensuite, ces femmes se retrouvent sans papiers et ils en font une esclave. Et, quand elles veulent

se rebeller, ils vont en Algérie pour engager une procédure de divorce ». À ce propos, Fériel

parle de doubles violences, se référant aux mobilisations d'associations qui se sont regroupées

pour s'attaquer à la force de la loi française. En 2003, l’histoire d’Alev, jeune femme turque

reconduite à la frontière suite à la dénonciation de son mari malgré des violences subies, a incité

plusieurs associations à créer le Comité d'action interassociatif contre la double violence –

depuis, ce comité s'est joint au GRAF (Groupe Asile Femmes) pour former l'ADFEM (Action et

Droits des Femmes Exilées et Migrantes). Les mobilisations ont abouti à la promulgation de la

loi du 26 novembre 2003 qui permet, avec l'accord d'un préfet, le renouvellement d’une carte de

séjour si la rupture de la vie conjugale fait suite à des violences (Lesselier, 2006)

104

.

Pour amoindrir la dépendance des femmes migrantes, des militantes revendiquent alors

ce qu'elles appellent un « statut autonome », afin que des femmes venues dans le cadre d’un

regroupement familial puissent obtenir un titre de séjour indépendant de celui de leur époux.

Pour cela, des associations de migrantes s'allient avec des associations de militantes féministes

dont les principales luttes sont liées à la contraception et aux violences faites aux femmes en

France. Comme l'affirma Fériel : « pour demander un statut autonome pour les femmes

migrantes, on ne peut pas être seules. Nos revendications doivent être relayées, et c’est le cas

depuis des années. Dans les déclarations du 8 mars [journée internationale de luttes des femmes]

103 Le 27 décembre 1968, fut signé un accord bilatéral entre la France et l'Algérie relatif à la circulation, à l'emploi et au séjour des ressortissants algériens et de leurs familles en France – depuis trois avenants à cet accord se sont succédé (1985, 1994, 2001).

104 Il a ensuite été spécifié, par voie de circulaire, que les violences devaient être prises en compte, quand bien même une femme n’aurait obtenu aucun titre de séjour – dès lors, et si les violences sont ''avérées'', une femme peut obtenir un premier titre de séjour « vie privée et familiale ».

et du 25 novembre [journée internationale contre les violences faites aux femmes], il y a toujours

cette revendication. C’est pour ça que nous, on se reconnaît pleinement dans le réseau du

Collectif National pour le Droit des Femmes ». Pour Fériel, un tel réseau se forme au gré de

« groupes qui s’agrègent autour d’une problématique – et ça, c’est excellent. C’est la seule

méthode de fonctionnement. Donc, il faut avoir un projet commun, ponctuel et travailler autour

de ça. On ne va pas être ensemble pour être ensemble. Il faut que chacune continue son activité,

parce que chacune a sa relative spécialité ».

À mesure que des migrantes Algériennes s'enracinaient en France, elles ont donc ancré

leurs actions à une échelle locale. Ce faisant, elles ont tissé de nouvelles alliances, tout en

maintenant des connexions avec des militantes vivant en Algérie. Néanmoins, maintenir des liens

avec l'Algérie est un exercice malaisé – ce qui révèle l'ambivalente perception de l’émigration en

Algérie, nous y reviendrons dans le chapitre suivant. Comme le soulignait Fériel, « nous, on est

dans une position très délicate. Combien de fois, on voulait faire des déclarations par rapport à ce

qui ce passait en Algérie. Mais, on se retient. Alors, la tactique, c'est de leur dire [à celles qui

vivent en Algérie] : on vient de lire telle ou telle chose, alors, si vous faites une déclaration, vous

nous l’envoyez par mail, on réagira tout de suite. C’est une manière de dire, on attend votre

déclaration ; on ne va pas faire de déclaration avant vous. Sinon, tu apparais comme donneuse de

leçon. Et c’est évident que c’est plus facile d’être ici [en France], d’être attablées, tranquilles, de

ne pas avoir à gérer une vie quotidienne écrabouillante, d’avoir des moyens, un accès à Internet,

des choses comme ça ».

Pour Fériel, ni la France ni l'Algérie ne devraient se priver d'une loi cadre contre les

violences qui a prouvé son efficacité en Espagne

105

. Comme elle dit, « une loi qui tient compte de

la spécificité des violences contre les femmes, c’est une loi qui tient compte des lourdeurs

juridiques du système existant. Ça permet de saisir la justice qui va traiter avec sévérité le

dossier, qui va adopter des mesures soit juridiques, soit psychologiques ». Et surtout, « c'est un

moyen pour les femmes de s’emparer d’une arme de lutte… au lieu d’en venir, peut-être un beau

jour, à assommer son bonhomme ou de lui planter un couteau

106

». Ces mots, Fériel les prononça

105 Pour une analyse d'application d'une telle loi en Espagne, voir Gonzáles Moreno (2009). Elle montre que ce corpus juridique appréhende les violences comme un phénomène neutre du point de vue du genre. De plus, réduction des violences aux seules violences conjugales et médicalisation du phénomène contribuent à la reproduction de l'ordre sexué.

en mars 2007. Depuis, cette proposition d'une loi-cadre imprègne les discours et pratiques des

militantes vivant en Algérie. Ainsi, lors d'une émission sur la chaîne III de la radio nationale

algérienne diffusée en novembre 2011, Dalila Djerbal, fondatrice du réseau Wassila, appelait à

l'adoption d'une loi-cadre. Cette même année, des militantes se réunissaient dans la capitale

algérienne pour tenter de créer un Observatoire des violences faites aux femmes. Une année plus

tard, en février 2012, la charte de cet observatoire indépendant précisait la volonté animant ses

membres : que soient « promulguées et mises en œuvre des lois qui protègent les femmes et

pénalisent sévèrement les auteurs des violences » – depuis 2004 déjà, sous l'impulsion de la

section des femmes travailleuses de l'UGTA, un article du code pénal sanctionne le harcèlement

sexuel. En novembre 2012, Chérifa Keddar, porte-parole de l'observatoire, se félicitait que le

Parlement ait approuvé, après examen, la proposition de loi-cadre comprenant vingt-trois articles

visant la pénalisation des violences. Toutefois, cette proposition n'a pas (encore) été mise en

œuvre.

Par ailleurs, les avis sur l'efficacité d'une loi-cadre pour lutter contre les violences faites

aux femmes sont mitigés. Une militante algérienne rencontrée au cours de l'année 2008 affirma :

« Le problème, c’est qu’il ne faut pas que ça reste dans le discours. C’est ça le danger. Tout le

monde le sait. Mon voisin tape sa femme, il va entendre parler des études sur les violences faites

aux femmes en Algérie, ça va lui faire une belle jambe (rires), comme à sa mère, à sa sœur… Oh

oui, il y a beaucoup de femmes qui se font battre… Je ne crois pas que le souci soit le problème

d’en parler plus facilement. Aujourd’hui, il y a encore énormément de femmes, de familles qui

ne vont pas porter plainte. On va plus facilement porter plainte pour un vol que pour un viol. Et

ça, ça pose problème ». Wassila, quant à elle, alla déposer plainte. Mais, comme elle dit : « bien

qu'ils disent que le code de la famille a changé, qu'une femme a autant de droits que l'homme,

qu'ils sont égaux, tout ça c'est du blabla. Moi, j'ai subi des violences pendant des années. À

chaque fois que j'allais au commissariat, enfin c'était les dernières années, parce qu'au début je

n'y allais pas, c'était la honte... L'officier m'a dit : ''madame, c'est le ramadan, il est énervé, après

le ftour [rupture du jeûne], ça va s'arranger.'' J'y ai été avec un œil comme ça, tout bleu, avec du

sang qui coulait de partout, mais... après le ftour, ça ira mieux. Il y a en qui te disent : ''tu viens

porter plainte contre ton mari, c'est la honte'' ». Samia se présenta avec un œil gonflé et violacé

devant un médecin afin d'obtenir un certificat attestant des violences qu'elle subissait. Elle s'en

souvint amèrement : « Le médecin m'a demandé : ''qui vous a fait ça ?'' Mon mari ! ''Qui dit être

frappée par''... Quand tu vas voir un médecin, il te signe un papier comme s'il ne te croyait pas ».

Apparaît alors la pure forme de la loi qui travaille le rapport à la contrainte sexuée, une

contrainte qui est toujours déjà là. Comme l'écrivait Gilles Deleuze : « LA LOI, définie par sa

pure forme, sans matière et sans objet, sans spécification, est telle qu'on ne sait pas ce qu'elle est,

et qu'on ne peut pas le savoir. Elle agit sans être connue. Elle définit un domaine d'errance où

l'on est déjà coupable, c'est-à-dire où l'on a déjà transgressé les limites avant de savoir ce qu'elle

est » (cité par De Sutter, 2006 : 24-25). Une femme, qui plus est dans une société encore

travaillée par le choc colonial, est toujours déjà coupable, dans son désir d'individualisation, de

menacer l'équilibre trop fragile du groupe. Toute tentative de s'écarter des rôles et des places

assignés est ainsi neutralisée. Dès lors, la culpabilité apparaît comme le versant féminin de la loi

(son pendant masculin étant le pouvoir et l'autorité). En cela, la culpabilité, associée à la

vulnérabilité du féminin participe des logiques qui placent des femmes sous l'autorité des

membres masculins de leur groupe d'appartenance, opérant le maintien de l'ordre sexué.

La loi n'est donc pas toujours une ressource. Figée, elle semble toujours en retard par

rapports aux transformations sociales – ainsi, et comme nous le verrons dans les chapitres

suivants, les femmes divorcées sont de plus en plus nombreuses. Il y a cependant des innovations

sociales, reliées à des usages plus pragmatiques du droit, comme la création de lieux de transit

qui, nous le verrons à la fin de cette partie, opèrent la bifurcation de vies malmenées par

l'autorité et la brutalité masculines. La fuite devient alors un moyen d'échapper aux lignes les

plus dures du partage entre les sexes – « Fuir, ce n'est pas du tout renoncer aux actions, rien de

plus actif qu'une fuite. C'est le contraire de l'imaginaire. C'est aussi bien faire fuir, pas forcément

les autres, mais faire fuir quelque chose, faire fuir un système comme on crève un tuyau »

(Deleuze, Parnet, 1977 : 47).