Partie II Cartographies
Chapitre 7 Ancrages et déplacements
7. a. Si loin... si proche
Analysant les témoignages de femmes ayant brusquement quitté leurs maisons lors des
violences communalistes de la Partition de l’Inde, Veena Das (1991) a finement décrit le rapport,
émotionnel et paradoxal, de personnes migrantes à l'espace. Elle a ainsi pu analyser la
construction des modèles spatiaux qui fragmentent l'espace entre intérieur et extérieur.
« Normalement », écrit-elle, « c'est l'intérieur qui est considéré comme ordonné et l'extérieur qui
est chaotique ; mais dans le cas d'une expulsion violente, l'extérieur va avoir un semblant d'ordre
alors que l'intérieur devient désordonné et chaotique » (Das, 1991 : 40). Certes, comme elle
l’ajoute, le pays d'origine, bien que physiquement loin, peut être proche sur un plan émotionnel,
et vice-et-versa pour le pays d'installation. Mais dans le cas d'un départ qui fait suite au refus des
assignations d'un ordre sexué, il ne s'agit pas tant d'un renversement entre ordre et désordre que
d'une forme particulière d’indifférenciation produite par la fugacité de la rupture. Une fugacité
qui vient brouiller les délimitations mêmes entre intérieur et extérieur. D'ordinaire, ces catégories
s'inscrivent dans la conduite des gestes les plus ordinaires pour spécifier les relations des
individus à l’espace-temps ; dans la fuite et bien après, elles entrent les unes dans les autres.
Depuis que Yamina vit en France, une amie lui fait régulièrement parvenir cigarettes,
habits, produits de beauté et autres médicaments que l'on peut, là-bas, se procurer sans
ordonnance. Munie d'une procuration, son amie retire sur le compte bancaire de Yamina la
somme nécessaire aux achats. Puis, elle remet aux personnes de passage (la fille de Yamina ou
des ami.e.s de cette dernière). À chacun de leurs voyages, une sensation de vide envahit Yamina.
Ayant obtenu le statut de réfugiée en France, il lui est impossible de retourner en Algérie. Par
ailleurs, elle-même ne veut plus y revivre. Mais l'atmosphère de son pays lui manque. Ce pays ne
lui inspire plus confiance, il est vrai, mais comme elle le dit : « j'ai toute ma vie là-bas. Et c'est
dur de se déraciner ». Alors que je m'apprêtais à me rendre en Algérie, munie d'une liste de
choses à lui rapporter, elle me demanda d'embrasser le ciel, la terre et même l'air de son pays
natal.
Dans le courant de l'été 2011, Yamina était de passage sur Paris – sa fille étant en
Algérie, elle en profitait pour occuper son studio, situé non loin de la capitale. C'était le ramadan.
Et si son diabète lui a toujours permis de ne pas se plier aux strictes règles du carême, elle n'en
apprécie pas moins ce mois particulier, ses repas partagés, ses débordements et les sorties
nocturnes, pour l'occasion, autorisées aux femmes. Elle aspirait donc à retrouver cette ambiance
dans les rues de l'est parisien – je lui avais décrit les foules se pressant autour d’étals installés à
même le trottoir pour vendre pain, galettes et autres pâtisseries. Je lui proposai alors d'aller
manger des brochettes dans un restaurant du vingtième arrondissement. L'idée lui plut, mais à la
seule idée d'entrer dans un lieu empli d'une présence masculine, elle angoissait. Elle avait peur
de renoncer, de ne pas pouvoir entrer – nous y sommes finalement allées : la présence de femmes
dans la salle incita Yamina à franchir le pas de la porte. Cette anecdote fait écho aux paroles de
Samia : « depuis que je suis ici, c'est dingue, mais je ne me sens toujours pas libre. Dans un café,
encore plus en terrasse, je me mets dans un coin. Pourtant, j'aime regarder les gens ; voir sans
être vue ». Souvent, elle ne peut s'empêcher de faire des commentaires sur les groupes de jeunes
hommes qui lui rappellent ceux qui, à Alger, passent leur journée à tenir les murs – quand ils
n'ont pas l'air patibulaire, ces jeunes hommes, aussi charmants peuvent-ils être, ont le regard
noir, voire haineux. Karima, quant à elle, a souvent l'impression de ressentir le poids de regards
qui pèsent sur elle. Elle hésite souvent à prendre place à la terrasse d'un café – chose qu'elle
n'aurait jamais faite en Algérie. Assise, elle vérifie sans cesse autour d'elle qu'aucune personne ne
lui est familière. Ayant la sensation de ne pas être à leur place, elles éprouvent alors ce malaise
qui opère comme un effacement du contexte. Ce n'est plus un ''ici et maintenant'' qui informe leur
perception du monde qui les entoure, mais une expérience passée, une habitude qui resurgit dans
l'espace-temps du présent. Indépendamment du lieu et du moment où elles se trouvent, une
présence masculine semble toujours être en train de surveiller le moindre de leurs faits et gestes.
Elles restent donc toujours en alerte, ce bien après la fuite, comme si elles ne pouvaient échapper
à la culpabilité du féminin. La contrainte sexuée semble alors échapper à toute localisation,
comme si elle venait toujours de nulle part. Dès lors, les distances géographiques se rétractent ;
la fuite semble avoir été vaine.
« Avec T., ça a été plus que l’enfer ! », m'avait confié Yamina à son arrivée en France.
« Plus que l’enfer ! J'avais envie de changer de planète, pas seulement de continent. Là, je ne me
sens pas très, très loin de lui ». Progressivement, elle put tout de même ressentir un sentiment
d'apaisement, dû au fait d'être éloignée de lui. Mais ce sentiment ne dure jamais bien longtemps.
Depuis qu'elle a quitté le CADA pour le petit appartement qu'elle habite désormais, elle sursaute
à chaque fois que la voisine du dessus martèle le plancher de coups de balai. Elle le fait sans
arrêt. Au cours de ses conversations téléphoniques, Yamina veille alors à ne pas parler trop fort,
juste pour ne pas entendre les frappes du balai voisin. Ce bruit lui rappelle instantanément sa vie
d'avant, quand T. frappait à la porte de sa chambre juste pour la déranger, juste pour
« l'emmerder » – son cœur, comme il le fait dès que sa voisine attrape son balai, commençait à
s'emballer.
Samia, quant à elle, a noué un rapport à l'espace plus complexe – elle vit en France
depuis une dizaine d'années ; aussi, ces délimitations entre intérieur et extérieur sont-elles encore
un peu plus poreuses. Elle garde un rapport très émotionnel à l'Algérie. Elle se tient au courant
de la vie quotidienne là-bas, des prix des denrées alimentaires, leur constante augmentation – elle
répète avoir connu « la misère en Algérie ». Quand elle tombe sur une prise de vue d'Alger ;
quand elle regarde un film où apparaissent soudainement les rues de cette capitale, elle ne peut
s'empêcher de s'approcher de l'image, de la toucher et de détailler, aux personnes alentour, la
topographie des lieux. « Là, il y a l'école où ma fille allait, petite. Par là, je descends une petite
ruelle et je vais faire mes courses. De ma fenêtre, je vois la mer... ». Elle parle souvent de la vie
et de la ville qu'elle a quittées au présent. Pourtant, elle s'imagine difficilement revenir dans la
maison où elle vécut, pendant une trentaine d'années, une vie de « misère ». Quant à la France,
elle n'en connaît rien d'autres que les préfectures et les hôpitaux. Il n'y a que quelques personnes
auxquelles elle s'est attachée et dont elle se sent proche (une Algérienne, entre autre, qu'elle a
rencontrée dans le foyer où elle vit et qui est devenue son amie). L'une des rares fois où elle s'est
sentie heureuse, elle était en bord de mer, lors d'un séjour organisé par la structure qui l'héberge.
« Oui, j'étais bien. J'ai retrouvé la mer. À Alger, je la voyais tous les jours de ma cuisine. C'était
mon échappatoire ». Mais la plupart du temps, elle traverse la vie sans intérêt. Seule la
souffrance des autres (et non plus la sienne) la touche, encore et toujours. En arpentant les rues
parisiennes, elle cherche du regard les signes de réussite et d'épanouissement sur le visage de
jeunes femmes. Une nuit, elle suivit longuement du regard une jeune femme parcourant les rues
de la capitale en vélo – outre son sourire, Samia avait remarqué ses longues jambes dénudées. À
chaque fois, c'est à ses deux filles qu'elle pense ; c'est pour elles qu'elle se fait du souci – elle
aimerait tant qu'elles puissent se balader aussi librement en Algérie.
La fuite, à elle seule, ne suffit donc pas à se défaire de l'emprise de la contrainte sexuée
ni à redonner un sens à son existence. Encore faut-il recréer un nouvel ancrage dans le monde, à
partir duquel se remettre en mouvement.
Dans le document
Le refus de la violence. Vies de femmes, entre l'Algérie et la France
(Page 160-163)