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Partie I Temporalités

Chapitre 1 L'éducation des filles dans l'Algérie post-coloniale

1. c. Simulacre et protection

Pour légitimer la forme de surveillance qui épie les déplacements de ses membres

féminins, le groupe en appelle à la protection. « Avoir un homme "dans son épaule" ou même

"comme paravent" est un facteur essentiel, fondamental pour les femmes : un homme qui les

protège du monde extérieur. Cette nécessité s'accompagne inévitablement de l'apprentissage de

la soumission pour les petites filles et de l'exercice de l'autorité pour les petits garçons »

(Djerbal, 2003). L’honorabilité des femmes algériennes se définit ainsi à l’aune du contrôle

sexuel que la famille, et plus particulièrement ses membres masculins sont censés assurer.

Samia expliqua les difficultés éprouvées, en tant que femme, au cours de sa vie, en ces

termes : « c'était difficile, parce qu'il y avait cette éducation et surtout parce qu'il n'y avait pas de

présence masculine ». Le père travaillait en France. C'était donc « très dur, très difficile au

quotidien. Ça a été infernal. Même financièrement, ça a été dur ». On proposa à sa mère un

emploi dans une maternité. Elle demanda l'autorisation à son frère qui la lui refusa. Ne pouvant

sortir, elle dut « se résoudre à travailler à la maison, à faire de la couture ». Samia l'aidait,

comme ses autres sœurs. Elle cousait des boutons pour des magasins, pour la famille, pour des

voisines... Sa mère fit cela toute sa vie – aujourd'hui, Samia ne supporte plus les bruits des

machines à coudre. À l'âge de dix-sept ans, elle rencontra celui dont elle tomba amoureuse et qui

allait devenir le père de ses trois enfants. Elle était en classe de première, lui en terminale. Elle

ne savait pas qu'il était « sous l'emprise de son père », ni qu'il avait « des idées bien arrêtées. Il

faisait des études », ce qui, pour la jeune fille, « induisait forcément une intelligence et une

ouverture d'esprit ». Elle ne s'est donc pas méfiée. Elle révisait son bac quand le jeune homme

lui envoya la lettre qu'un oncle intercepta. Il la gifla pour avoir reçu une lettre écrite de la main

d'un garçon. Ses oncles étaient « très sévères, mais ouverts ; leurs filles faisaient des études ». Sa

mère se pliait « au bon vouloir de ses frères, parce qu'il fallait des représentants masculins ; il

fallait avoir une famille. Elle entretenait les liens, elle respectait beaucoup ses frères, ses oncles,

ses beaux-frères ». Et si, pour faire une chose, « une fille normale ne demandait qu'à son père »,

Samia demandait à « quarante oncles ».

Qui plus est, Samia voulait faire plaisir à sa mère. Celle-ci lui fit comprendre qu'elle ne

pouvait fréquenter un garçon sans être mariée. Alors Samia céda : les cours du lycée s'achevèrent

en juin ; en décembre, elle était mariée. Elle avait à peine dix-huit ans. Petite, elle ne voulait

pourtant pas se marier. À neuf ou dix ans déjà, elle était « terrorisée à l'idée qu'une femme puisse

la réserver » pour la marier plus tard à son fils. Elle croyait que « c'était obligé », qu'elle allait

« y passer ». Le mariage de ses parents avait été atroce. Régulièrement, elle appelait la police

« quand il rentrait et qu'il commençait à tout casser et à tabasser » sa mère. C'est pourquoi la

petite fille demandait à dieu de la faire mourir avant ses dix-huit ans, pour pouvoir échapper au

mariage.

Au cours des trois premières années de leur union, l'époux de Samia était service

militaire. Samia entreprit des études universitaires d'anglais. Quand il termina son service, le

couple s'installa dans un quartier longeant la baie d'Alger. Samia découvrit que son mari la

trompait. Émotions et désirs laissèrent place aux chagrins et aux désillusions. Fatiguée, elle

n'avait plus goût à rien. Ses études ne l'intéressaient plus ; elle les arrêta. Elle restait chez elle, à

ne rien faire, jusqu'au jour où un ami vint lui proposer un emploi

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. Une conférence du commerce

se tenait dans la capitale ; il y avait besoin d'interprètes et Samia avait fait des études d'anglais.

Elle demanda à son époux l'autorisation d'y travailler. Comme elle dit : « avant, je ne voulais pas

rentrer dans le moule. Je ne voulais pas être la femme qu'il voulait que je sois. Je voyais ses

copains qui avaient épousé des femmes de maison. Elles ne sortaient pas, écoutaient leurs

belles-mères, ne travaillaient pas. Moi, quand je me suis mariée, il m'avait dit : ''je connais telle famille

dans le quartier, la femme est directrice d'école, tu pourras enseigner à côté de la maison, pour ne

pas travailler trop loin de la maison, pour ne pas travailler avec des mecs dans une

administration''. J'ai dit d'accord... ». Elle réussit tout de même à lui faire accepter l'idée de

travailler en tant qu'interprète. Samia n'y voyait que le « côté argent », car elle voulait aider sa

mère. Elle se souvint d'avoir été « très heureuse. Ça a duré quinze jours ». Les problèmes

commencèrent rapidement. Elle se faisait constamment draguer. « Et si tu n'es pas protégée par

X ou Y, c'est un véritable harcèlement sexuel ». N'ayant pas appris à se défendre, elle éprouvait

un sentiment d'insécurité totale. Elle n'était pas « armée pour ça » ; elle avait « idéalisé le

monde ». Depuis, elle comprend ces femmes qui se résignent en acceptant leur condition : « c'est

vrai que si tu n'as pas de protecteurs, de pères, de maris, de fils ou de frères, tu es la proie des

hommes. C'était infernal. Si on protège autant les filles, c'est parce que ce sont de vrais

salopards. La souffrance des filles est infinie. Infinie ! Soit tu travailles [là] où il n'y a que des

femmes, sinon tu es fichue, sauf si tu es très forte ». Pour autant, elle critique cette forme de

surveillance qui pèse sur ses deux filles. Elle répète ne pas aimer ce que son fils est devenu. De

France, où il vit, il continue à surveiller ses deux sœurs et à s'assurer auprès d'amis restés au pays

qu'elles se tiennent correctement.

Rym appartient à la même génération que les filles de Samia. Elle s'estime chanceuse.

Avoir été inscrite dans une école privée lui a permis d'obtenir un bac français et de poursuivre

des études universitaires à Paris – elle y vit depuis septembre 2007. Ses parents l'ont toujours

laissée s'exprimer. « C'est vrai qu'il y avait des limites », précisa-t-elle. Par limites, elle fit

référence à « cet accord tacite, implicite » entre elle et ses parents. Elle savait qu'il y avait des

choses qu'elle ne devait pas faire : ni son comportement, ni sa manière de se tenir dans la rue ne

devaient faire rougir ses parents. Il fallait « avoir de la pudeur devant ses parents, dans la rue.

Pas forcément porter le voile, mais... être sage ». Sortir la nuit, pour elle, comme pour les filles

de son âge, était inimaginable. Et puis, « comme on dit là-bas, Kalaich, c'est un sport national.

Kala, c'est une bouteille : remplir les bouteilles, c'est un sport national. En Algérie, les gens sont

jaloux les uns des autres, et ils passent leur temps à épier pour pouvoir critiquer et avoir le beau

rôle ». Elle aurait pu se dire : « Qu'est-ce que j'en ai à foutre ? Pourquoi essayer de les

contenter ? Je fais ma vie et c'est bon. Mais... tu n'as pas envie que les gens te montrent du doigt

et qu'ils disent, regardez leur fille, elle fait ci et ça. Tu ne peux rien faire sans que les gens soient

au courant. C'est pour ça que tu te dois d'être irréprochable. Mais quand tu as vécu comme ça, ça

fait partie de la normalité, ça fait partie du quotidien et tu t'en fous ». Ainsi, entre ce que l'on

montre et ce que l'on cache, entre ce que l'on dit et ce que l'on tait pour ne pas troubler l'ordre

social, le cadre de la contrainte sexuée apparaît comme une formulation de l'acceptable. Une

formulation progressive qui s'élabore à la jonction d'une expérience individuelle et des cadres

sociaux dans lesquels elle s'inscrit.

Adolescente, Flidja se devait elle aussi d'adopter un comportement irréprochable. Née

en Algérie à la fin des années 1960, dans l'ouest du pays, elle grandit en France. Son père,

ouvrier, y fit venir son épouse, ses deux filles et son fils au milieu des années 1970 – Flidja,

l'aînée, avait alors sept ans. Adolescente, elle voulait s'amuser, sortir avec des filles de son âge.

Mais son père, autoritaire, lui interdisait toute sortie. Elle acceptait. Quand elle avait des petits

amis, elle restait distante : « dès que tu t'attaches à un mec, ce qu'il veut, c'est coucher avec toi.

Et moi, il ne fallait pas. Ça ne me gênait pas de ne pas avoir de rapports sexuels ; j'étais

d'accord... Mais ensuite, j'ai eu le mal de vivre. Je n'arrivais pas à vivre comme les filles que je

fréquentais. Je ne pouvais pas faire comme elles, et ça me gênait ».

L'année de ses dix-sept ans, elle rencontra un jeune homme qui lui plut. Ils se

fréquentèrent à l'abri des regards, flirtèrent, mais Flidja refusa de faire l'amour avec lui. La jeune

fille passait de longs moments en sa compagnie ; il lui arrivait parfois de sécher les cours. Un

mois après leur rencontre, elle prit le train pour le rejoindre dans la discothèque d'une ville

voisine. Pour ne pas trop désobéir à son père, elle lui demanda de la déposer chez elle vers 1h du

matin. Mais à quelques rues de son domicile, elle croisa un groupe d'amies. Elle resta avec elles

jusqu'à 3h, alors qu'elle avait pour consigne de rentrer à minuit. Sa mère lui demanda : « où

est-ce que tu étais ? Ton père attend ». Flidja pensait qu'il allait s'endormir. Elle se souvient encore

de cette nuit-là : « je suis rentrée, je suis montée et là, il s'est mis à me frapper ; il m'a frappée

fort pour que ça me serve de leçon et pour que je ne recommence plus. Et moi, j'ai piqué une

crise de nerf. Ma mère s'est couchée avec moi pour me calmer. Je pleurais, je chialais, j'étais

malade ; le lendemain, j'ai réfléchi, je me suis dit, ça y est, je vais me tailler de cette maison ».

Cette fois-ci, les brimades furent de trop. Amoureuse, la jeune fille estimait ne rien faire de mal.

Elle alla retrouver le jeune homme, passa la nuit chez lui. « Mais il n'y a pas eu de rapport

intime » entre eux. Inquiet, le père appela la gendarmerie. Entre-temps, la mère avait trouvé dans

la chambre de sa fille le répertoire renfermant le numéro du jeune homme. Contacté par des

gendarmes, il y déposa lui-même Flidja. On ouvrit une enquête et un juge pour enfants fut

alerté ; on pensait la jeune fille maltraitée par son père qui fut convoqué le jour même. Mais « je

n'étais pas maltraitée », précisa Flidja. « On m'empêchait de faire ma vie comme je voulais,

c'était différent ». Le père décida alors de retourner en Algérie afin d'éloigner sa fille aînée du

jeune homme – la maison que la famille y faisait construire était encore en travaux. L'honneur de

la famille avait été mis à mal.

Pour comprendre ce brusque retour au pays, rappelons la distinction entre honneur

social (sharaf) et honneur sexuel (card) : alors que la première part de l'honneur affecte aussi

bien hommes et femmes, la seconde concerne plus particulièrement les femmes. Cette dernière

est la plus fragile et peut facilement se briser, en ce qu'elle est reliée à l'intégrité sexuelle des

femmes qui doivent, pour préserver les liens qui font et unissent un groupe, circonscrire leur

sexualité au strict cadre du mariage (Latte Abdallah, 2006a). Et c'est bien en apprenant à contenir

son corps qu'une petite fille incorpore l'idée que la sexualité hors mariage est proscrite.

Aujourd'hui encore, Yamina ne peut s'empêcher de penser qu'une fille qui couche avant le

mariage est une « pute ». Elle-même s'en désole ; mais on lui a tellement rabâché cette idée

qu'elle ne peut plus s'en défaire. Relever cette partition de l'honneur permet de dépasser les

écueils des approches matérialistes qui réduisent la sexualité à un lieu de reproduction de la

sujétion des femmes

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. En appréhendant « le corps des femmes [comme] un lieu où peut être

mise en danger l’identité familiale, et au-delà celle de la communauté » (Latte Abdallah, 2006 :

182), Stéphanie Latte Abdallah replace les éléments participant de l'avènement et du maintien

des liens sociaux au cœur de la réflexion.

Face au risque de délitement des liens familiaux, des femmes sont donc placées devant

des choix souvent difficiles et douloureux : être mises à l'écart du groupe pour le préserver de la

honte ou se plier à ses règles, ce que fit Flidja. Elle se souvint : « Maman m'a dit, viens, on rentre

en Algérie, tu vas terminer tes études là-bas. Je ne savais pas quoi faire : retourner avec lui ou

mes parents. Mais, je ne pouvais pas me défaire de ma famille. Le juge pour mineurs m'a

demandé : est-ce que vous voulez retourner avec vos parents ou rester au foyer jusqu'à ce vos

dix-huit ans ? Ça s'est passé en juin 1986 et j'allais avoir mes dix-huit ans en février 1987. Mais

j'ai décidé de revenir avec mes parents ; j'étais encore mineure et j'ai signé ». Ne voulant être

séparée ni de son frère et de sa sœur ni de ses parents, Flidja décida de les suivre en Algérie.

Pour ne pas se retrouver seule, la jeune fille refusa donc une forme de protection judiciaire, lui

préférant une forme plus coutumière de protection familiale. Mais là-bas, les promesses du père

s'évanouirent rapidement : mariée à un cousin, elle ne poursuivit pas ses études.

Les mécanismes mis en place pour surveiller la conduite des femmes d'un groupe ou

d'une société donnée vise donc, en les mesurant, à réguler leurs déplacements. Via la

répétition-reproduction d'un ensemble de gestes, de postures et de tâches particulières, l'incorporation du

féminin assigne les femmes à un espace-temps circonscrit par les besoins de la sphère familiale.

46Paula Tabet (1985) a ainsi appréhendé le contrôle de la sexualité féminine dans une perspective matérialiste, en l'inscrivant dans des rapports de reproduction dont les hommes sont, de manière générale, les bénéficiaires. Elle souligne le « contrôle global et d'étouffement de la sexualité des femmes » (Tabet, 2004 : 149) que l'on retrouve dans toute société.

Et s'il est toujours possible de refuser de se plier à cette assignation, il est bien plus difficile de

laisser se déliter le lien contraignant que cette assignation suppose, quand bien même il est lien

de dépendance vis-à-vis des hommes du groupe. Dans une économie des bonnes manières et des

affects, se tisse ainsi progressivement le cadre de la contrainte sexuée comme formulation de

l'acceptable.

Pour ce faire, l'ordre sexué puise dans une argumentation essentialiste qui réifie la

distinction du féminin et du masculin. Flidja formula clairement ce type d'argumentation : « Tu

ne verras pas une femme se promener dans une grande ville à 3h du matin, mais un homme, oui.

Même s'il n'est pas armé, il n'aura pas peur. Parce que dieu a créé l'homme de cette nature-là,

mais la femme, elle aura peur ; même armée, elle aura peur. Elle aura peur d'être menacée du

viol, par exemple – on a peur des viols. Mais l'homme ne connaît pas ça. Comme on dit chez

nous, l'homme a le cœur froid. Ce n'est pas qu'il n'a pas de cœur, mais il a le cœur froid ». Et

quand je lui demandai si elle ressentait cette peur-là, elle répondit : « j'essaie de ne pas me

retrouver dans des situations pareilles ». Dès lors, il faut interroger la peur, cette émotion

particulière, en ce qu'elle participe tout à la fois de la fabrique de la contrainte sexuée et de son

incorporation.