• Aucun résultat trouvé

c. « Mon histoire commence là »

Partie I Temporalités

Chapitre 3 Fugacité de la rupture

3. c. « Mon histoire commence là »

Alger, mai 2008 : alors qu'elle prenait la conduite d'un premier entretien, Flidja était

69 À titre comparatif, voir l'article de Stéphanie Latte Abdallah (2006c) sur l'émergence de la violence dite privée en Jordanie. Elle y montre comment les pratiques et les points divergents de divers acteurs (structures proches de l’État, associations féminines des camps de réfugiés, ONG...) l'ont progressivement constitué en problème politique.

assise sur le bord de l'un des deux lits de la chambre du centre d'hébergement de la capitale

algérienne où elle avait trouvé refuge suite à son divorce – il avait été prononcé deux ans

auparavant. Son histoire commençait donc là ; recommençait là, devrait-on dire.

Flidja était tombée enceinte deux mois après que son mariage fût célébré, en 1988 – elle

avait choisit, « sans contrainte, de [son] propre gré » d’épouser son cousin. Elle était

malheureuse ; elle trouvait que sans amour et sans étude, sa vie « n’avait plus aucun sens ». Et

elle le crut quand il promit de l’emmener à Alger, là où elle aurait pu travailler et sortir, sans

avoir à porter de voile. Au cours de son deuxième mois de grossesse, le couple s'installa dans une

ville où lui, gendarme, prit son poste. Une petite ville qui ne ressemblait en rien à Alger.

Rapidement, Flidja apprit que son époux la trompait. Après l’accouchement, elle prit alors la

pilule pendant trois ans et demi puis l’arrêta. Elle venait à peine d’accoucher de son deuxième

garçon que déjà son mari « ramenait d’autres femmes à la maison ». Elle passa un mois chez sa

mère – seul le père était retourné vivre en France alors que le premier fils de Flidja avait à peine

six mois. Elle retourna ensuite vers l'homme qui n’arrêta pas pour autant de la tromper. Elle en

était « folle » et décida d’avoir un troisième enfant – elle pensait qu’il lui était impossible de le

retenir avec seulement deux enfants. Mais avant même d’avoir accouché, elle découvrit que son

mari la trompait toujours. Son fils aîné avait alors cinq ans ; le plus jeune un an et demi. Elle

pensa un instant se jeter par la fenêtre ; puis, elle avala deux boîtes de comprimés – elle ne

l’avait plus fait depuis l'adolescence. Elle ne sait toujours pas dire si « c’était pour tuer l’enfant

ou pour [se] tuer [elle-même] ». Elle voulait se « débarrasser de tout ça ». Pendant un mois, elle

n'adressa pas la parole à son époux. C’était la première fois qu’elle lui tint « tête aussi

longtemps ». Il rentra un jour du marché, précisant que son cousin arrivait : elle devait préparer

le repas. C’est ainsi qu’ils se parlèrent à nouveau. Peu de temps après, ils firent circoncire leur

premier fils. Mais Flidja n’avait pas la tête à faire la fête. À l’intérieur d’elle, « c'était comme un

décès ». Par ailleurs, aucun membre de sa famille n'assista à la célébration.

Au cours de cette même année, en 1993, elle sortit un soir avec sa fille à peine née dans

les bras. Elle se perdit et se retrouva au commissariat, entourée des collègues de son mari. Il ne

tarda pas à venir la récupérer. Il la brutalisa « devant ses collègues » avant de la ramener à leur

domicile. Là, il la déshabilla et se mit à la frapper ; « à [la] frapper, avec ses grosses mains ».

Elle évoqua cette-nuit-là en ces termes : « Il m’a jetée par terre. Il a commencé à crier, il parlait

et après il m’a attachée. Je suis restée deux nuits comme ça, sans qu’il m’ait lâchée. Il serrait les

fils… Trois jours après, j’étais presque morte, détruite. Il a appelé ma mère. Elle est venue me

chercher. Elle a voulu prendre ma fille. Il a dit non, tu ne la prends pas, tu la laisses. Elle a juste

prit mes affaires personnelles et mes vêtements ». Au bout d'un mois, sa mère décida de la faire

hospitaliser. « C’était du temps du terrorisme et c’était un internement ». Flidja sait bien que s'il

s'était agi d'une hospitalisation, elle aurait pu sortir. Elle s’est donc « tapée trois mois à l’hôpital

psychiatrique ». Et pendant les six années qui suivirent, « ce fut la merde ; la porte était fermée à

clef ». Elle ne pouvait recevoir personne. Elle passait « des nuits entières à être ligotée » ; « des

journées entières à ne pas manger ». Ne pesant plus que quarante kilos, elle était « devenue un

squelette ». Pendant une année entière, elle ne parla ni n'adressa « la parole à personne ».

Après son internement, elle avait passé deux ans et demi chez sa mère, laissant ses trois

enfants avec leur père. Ce dernier ne cessait de lui demander de revenir ; elle finit par céder, pour

les enfants. « Mektoubi » (c’est mon destin, c’est écrit). Elle pensait pourtant être « déterminée ».

Mais, comme elle dit, elle n'avait à supporter ni beaux-parents, ni belles-sœurs. « Et c'est très

rare de voir un couple vivre sans sa belle-famille ». Huit autres années passèrent. Entre temps,

Flidja fut de nouveau internée trois mois, en 2003, l’année où son mari prit sa retraite anticipée.

Elle voulut une fois de plus « arrêter », mais sa mère l'incita à retourner auprès de lui. Ce n'est

donc qu'en 2006 qu'elle se dit : « Il faut que je fasse un truc ». Et pour « prendre [sa] vie en

main », elle ébouillanta son mari. Elle voulait le défigurer pour qu’il ne pût plus s’intéresser à

d'autres femmes. C’était peu après l’Aïd. Alors que les autres familles faisaient la fête, que « les

maris achetaient les habits pour leurs familles, et qu’ils rendaient leurs femmes heureuses »,

Flidja n’eut rien de tout cela. Elle ne recevait ni famille ni ami. Ou si elle le faisait, « il faisait la

gueule ». Et bien qu’il eût touché quarante mille dinars d’un rappel de retraite, il ne lui acheta

rien. Il préférait passer son temps avec ses maîtresses. Tout cela s'est donc « accumulé,

accumulé », jusqu’au fameux soir, celui où elle l’ébouillanta. Parce que la peau de son père

cramait, le fils aîné l’emmena à l’hôpital. Avant de partir, il avait prit soin de lui laisser un petit

calepin noirci de noms et de numéros de femmes. « Pour m’emmerder, toujours pour

m’emmerder ! », comme dit Flija. « Alors, la bataille, elle n’était pas possible ». Un psychiatre

affirma que le divorce n’était certes pas la meilleure solution mais que si les choses ne

s’arrangeaient pas, Flidja et son époux auraient fini par s’entre-tuer. Dès lors, ce dernier accepta

de divorcer. Mais pour cela, Flidja dût accepter de lui laisser la garde des enfants.

Suite au divorce, le père de Flidja voulut la « laisser chez [des] oncles, dans les

montagnes ». Flidja n’aurait pas tenu ; elle aurait souffert, dit-elle. Heureusement, sa mère

rencontra en France une cousine de la présidente du centre, l'un des premiers créés en Algérie.

Elle fit tout son possible pour y obtenir une place pour sa fille. En juillet 2007, Flidja s'y installa

– elle était alors âgée de quarante-et-un ans. Régulièrement, Flidja se retirait dans sa chambre. Il

lui arrivait de claquer bruyamment la porte derrière elle. Les autres savaient alors qu'il ne fallait

plus la déranger. Son traitement médicamenteux avait tendance à lui embrouiller l'esprit ; aussi

éprouvait-elle le besoin « de prendre du temps, de [se] sentir seule pour bien réfléchir » et mettre

de « l’ordre dans [sa] tête ». Elle réfléchissait à la manière dont elle reconstruirait sa vie après

avoir transité par ce centre – toutes savent en y entrant que leur présence en ce lieu ne peut être

que temporaire.

Pour Flidja, être divorcée signifiait avoir « repris sa liberté ». Néanmoins, elle savait

« qu'en retrouvant cette liberté, ce ne serait plus le même bonheur qu'avec [ses] enfants ». Elle

tentait donc de vivre à présent pour elle. De ses dix-huit à ses trente-neuf ans, elle avait toujours

eu l'impression de vivre dans une prison. Mais maintenant, c'était « décidé », elle allait penser à

elle. Et, précisa-t-elle, « si je fais une erreur, je pense que j’ai l’âge d’assumer. Mes parents

peuvent donner leur avis mais, ils n’ont pas à décider pour moi ». Et ce qui comptait avant tout,

c'était sa « carrière professionnelle ». Elle travaillait alors comme femme de ménage dans un

restaurant mais projetait d'ouvrir une micro-entreprise de couture. En France, où elle avait passé

une partie de son adolescence, elle avait entamé une formation de couturière dont elle conservait,

dans une valise posée à même le sol de sa chambre, les cours notés sur de petits cahiers

d'écolière. Contrairement à elle, son frère et sa sœur avaient poursuivi leur scolarité en Algérie.

Sa jeune sœur « était même dans un lycée privé où elle était interne » et s'inscrit ensuite à

l'université. On comprendra donc la joie qui fut la sienne à son arrivée au centre : dès le

lendemain, elle entreprit une formation de couture. Le ton de sa voix s'égaya à l'évocation des

premiers jours : « C’était une opportunité ! Toute ma vie j’ai attendu de terminer mes études. La

couture, c’était mon seul but et je trouve la formation à l’endroit où je vis ! C’est un coup de

chance. Je me suis mise à la formation toute l’année ». Elle obtint sa « carte d’artisan, la machine

et le diplôme » en janvier 2008. Elle avait également suivi une formation de trois mois pour

apprendre les mécanismes du micro-crédit. Elle fut employée quelques semaines dans un atelier

de couture mais n'arriva pas à suivre la cadence du travail demandé. En plus de son emploi au

restaurant, elle faisait des ménages chez des particulières – il arrivait que des femmes à la

recherche d'employées de maison se présentent au centre. Elle pouvait ainsi mettre de l'argent de

côté – elle devait envisager son départ du centre.

Le 4 mars 2009, Flidja quitta Alger – date qui restera pour elle celle du jour où elle est

« rentrée la mort dans l’âme » dans sa région natale. Ne possédant pas les revenus suffisants pour

loger dans la capitale, elle n’avait trouvé d’autres solutions. Elle avait quitté le centre avec un

seul cabas et un petit espoir, encore, de pouvoir revenir sur Alger. Elle y avait donc laissé une

partie de ses affaires, ainsi que les machines-à-coudre acquises lors de la formation. Elle

s'installa dans la maison que ses parents, émigrés en France, ont fait construire – elle y vit

toujours. Des cousines lui suggérèrent de retourner chez son mari. Mais elles avaient beau parler,

comme dit Flidja, elle n’allait « certainement pas faire attention à ça. Ça rentrait par une oreille

et ça sortait par l'autre ». Elle savait « ce qu'il en était » et préférait « souffrir que de retourner

avec lui ». Il lui avait fait « trop de mal, trop de crasses. Ça n'empirerait plus que ça ne

s'arrangerait ».

Depuis la séparation, elle se souciait de l'avenir de ses enfants. Elle craignait que leur

père ne leur laissât pas la maison. Qu'il se remariât, en soit, elle s'en fichait. Mais qu'il eût un

autre enfant aurait pu poser problème, car automatiquement la mère aurait demandé « sa part » et

les enfants de Flidja auraient pu se retrouver à la porte. Elle avait quand même « bataillé pendant

dix-huit ans » ; elle n'allait donc pas laisser ses enfants « sortir comme ça » ! Alors, pour aller de

l'avant, et continuer à se battre, elle devait ne plus trop penser au passé et se consacrer au

« moment présent ». Au centre, elle avait rencontré une femme qui devint son amie. Elle avait eu

trois enfants et « les mêmes problèmes » que Flidja. Elle aussi avait « fui son mari » en laissant

ses enfants avec leur père, alors que l'aînée n'avait que cinq ans. Elle n'avait pas vu ses enfants

depuis quinze ans. Et « si elle, elle a eu cette force-là », Flidja pensait pouvoir trouver en elle

cette même force et avait bien l'intention de continuer à se battre. Elle voulait à présent reprendre

« place dans la société ».

La bifurcation des vies, bien que toujours singulière, est un point de connexion

d'expériences communes et partageables. Les lieux de refuge vers lesquels se tournent,

temporairement et successivement, des femmes exposées à la violence conjugale, sont ceux d'un

possible échange autour d'expériences communes. La remise en cause de la contrainte sexuée ne

peut donc s'effectuer que par mutations et rencontres successives. Et si les lenteurs qui ont

précédé la rupture expriment un rapport sans cesse renégocié à la puissante figure de la bonne

''mère-épouse'', les fêlures qui persistent bien après la rupture apparaîtront, dans le chapitre à

venir, comme le prolongement de ce rapport. Autrement dit, le départ hâtif de la sphère

conjugale, en ce qu'il marque une césure entre un avant et après, n'est que la manifestation d'un

devenir.