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La vie privée des assistantes sous l’œil des directeurs

Section III. S’impliquer dans le travail de ligne arrière

B. La vie privée des assistantes sous l’œil des directeurs

Comme nous l’avons vu, certains des membres les plus anciens ont bénéficié de la connaissance préalable d’un des directeurs pour accéder à l’organisation. Mais ce n’est pas cette antériorité des relations qui explique que les directeurs puissent avoir avec une partie de leurs employés des relations qui vont bien au-delà de la relation professionnelle. En effet, Micheline Rozan et Stéphane Lissner ont établi, tous deux, des relations privilégiées avec certains membres du personnel de ligne arrière qui prennent la forme de relations maternelles ou paternelles. Nicole Dinard souligne ainsi la manière dont Micheline Rozan s’est arrogée un droit de regard sur sa vie privée. En autorisant la directrice à s’immiscer dans sa vie personnelle, Nicole a vu sa vie professionnelle changer.

Quand je dis que Micheline tenait tout le monde de main de maître, j’étais complètement à part. J’ai partagé la vie de Micheline avec un statut oh combien privilégié. C’est quelqu’un qui s’investit tellement dans la vie des gens, elle veut tout savoir. Elle m’a connue, j’étais pas mariée. Quand je me suis mariée, elle m’a demandé, « mais est-ce que vous allez avoir des enfants ? » je lui ait dit bien sûr. Il a fallu que je la prévienne de quand j’allais faire mon premier enfant. Quand j’ai eu Nadia, elle m’a dit : « Bon, là, vous avez un enfant, ça va aller… » je lui ai dit non, j’en veux deux. Elle m’a dit dans combien de temps. Il a fallu que je lui dise que j’attendrais deux ans, trois ans. Quand j’étais enceinte de Nadia, j’avais dit à Micheline, je ne veux plus travailler. Ça faisait 4-5 ans qu’on travaillait ensemble, « je vous laisse. Il hors de question que je laisse mon enfant pour aller quelque part. je m’occupe de mon enfant. » Elle a respecté ça et elle m’a dit : « je vais prendre quelqu’un et vous allez la former afin qu’elle fasse tout comme vous ». Elle a effectivement pris quelqu’un, que j’ai formé pendant 4 mois et qui a pris ma place. Je me suis arrêtée pour m’occuper de mon bébé. J’étais folle de joie mais en même temps, quand on a eu une vie active professionnelle, c’est difficile de se retrouver tous

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les jours. J’avais un manque. Ça a duré 18 mois. J’ai dit à mon mari qu’i fallait que je trouve quelque chose. Je voulais pas quelque chose qui me prenne trop. Je téléphone à Micheline pour lui demander de me faire un certificat de travail pour la période où j’ai travaillé chez vous. Elle me demande ce que je voulais faire et elle me dit que la jeune femme qui était à ma place ça ne marchait pas du tout. Il faut que vous reveniez. Mais je voulais pas parce que travailler avec elle c’est un investissement total. Elle m’a offert un pont d’or. Elle m’a dit vous prenez quelqu’un chez vous pour votre bébé, le soir vous rentrez, vous retrouvez votre bébé. Donc,je suis revenue. Il y avait toujours le côté suspensif du deuxième enfant. Quand j’ai eu [Claire], j’avais eu tellement de problèmes pour faire garder [Diane] que j’ai dit que sincèrement je laissais tomber. J’étais sa secrétaire bilingue. J’avais appris la sténo anglaise. On travaillait comme ça. Elle m’a appris à aimer les chiffres. Elle a demandé au comptable qu’il vous montre. Il m’a appris tout de A à Z. J’arrivais quand même à gérer les finances de cette société. Donc elle m’a proposé de le faire de chez moi. J’ai été, une des premières à travailler à distance. J’avais tout le matériel qu’il fallait pris en charge par al société et j’allais une fois par semaine au bureau. Et j’ai travaillé comme ça, jusqu’à la naissance de [Claire].

Les efforts fournis par la directrice administrative pour conserver une employée qu’elle apprécie conduisent Nicole Dinard à se sentir indispensable à l’organisation ce qui est, pour elle hautement valorisant. Les solutions proposées par Micheline Rozan sont donc toujours définies comme une amélioration de ses conditions de travail et conduisent Nicole Dinard à renouveler son implication au Théâtre des Bouffes du Nord.

La vie privée de Weronika a également été modifiée par l’intercession de la directrice administratrice. Préoccupée de l’amélioration de son statut au regard de l’administration française, celle-ci avait déjà permis à Weronika d’obtenir une carte de résidente en procédant elle-même aux démarches nécessaires. Par ce biais Weronika avait alors redéfini sa présence en France et sa participation au Théâtre des Bouffes du Nord. Grâce à cette intervention, Weronika ne voyait plus son séjour en France et son travail au C.I.C.T. comme quelque chose de provisoire mais comme son avenir professionnel. L’implication de Weronika dans l’organisation a été ultérieurement renouvelée à nouveau grâce à l’intercession de la directrice administrative dans sa vie privée. Weronika liant la reconnaissance d’un meilleur statut au regard de l’administration française à son emploi au sein du Théâtre des Bouffes du Nord et étant, en quelque sorte redevable à Micheline Rozan de son nouveau statut.

Donc en 88, j’ai passé un mois de vacances en Pologne. Pour obtenir ce passeport consulaire, il a fallu que j’obtienne d’abord la carte de résident. Une carte pour 10 ans.

Avant, j’avais une carte que je renouvelais tous les ans et donc je ne pouvais pas vraiment voyager. C’est pour ça que je suis restée sept ans en France sans pouvoir partir. À l ‘époque de François Mitterand, ils ont voulu régulariser certaines situations, surtout les Polonais, les gens qui venaient d’Europe de l’Est. Là, je me suis dit et c’est aussi Micheline Rozan qui m’a poussée un peu : «Wéronika, c’est le moment. » J’ai déposé ma demande et en 92, j’ai eu ma nationalité française et j’ai gardé ma nationalité polonaise. J’ai la double nationalité.

Micheline Rozan n’est pas la seule à développer une relation avec un membre du personnel de ligne arrière qui déborde du cadre professionnel. Stéphane Lissner et Peter Brook ont eux aussi manifesté un intérêt pour certains membres. Comme nous l’avons vu plus haut, Beatriz est arrivée au sein de l’organisation par le biais du nouveau directeur administratif des Bouffes du Nord. Alors qu’elle n’envisageait sa participation que de façon provisoire, le comportement de Stéphane Lissner et de Peter Brook lors d’un événement extra professionnel l’a conduite à redéfinir les modalités de sa participation.

La mort de ma mère, ça a été hyper dur. Je venais d’arrivé à Barbès et ma mère est tombée gravement malade. II a fallu que je parte un mois et demi en Argentine et là-bas, j’ai reçu le soutien à 100% de Peter. C’était un moment hyper délicat parce qu’il y avait déjà le départ de tout le monde qu’on envisageait. Hamlet, il fallait préparer toute la tournée et c’était une grosse production, plus le Costume. J’ai tout arrêté et c’est [Mathilde] qui a repris. On a fait une réunion avant mon départ [Mathilde], Stéphane et moi. Elle m’appelait régulièrement. Très précis. Et quand ma mère est morte, je ne voulais pas rentrer tout de suite parce que si c’était pour pleurer ici… ils m’ont dit, tu prends ton temps. Un mois, trois mois, tu le prends, mais on assume sans toi. Pour moi, ça, ça m’a donné un choix de vie. De savoir qu’il y a quelqu’un qui t’attends ici, qu’il y a de l’amour. Pas la pression. Parce qu’il y avait un boulot ! C’était du délire. Des grosses productions, tout en anglais et en français, des villes partout. On était hyper chargés et qu’on me dise au téléphone, tu prends ton temps…Deux semaines après je suis rentrée et je me suis remise au boulot, ravie d’avoir du travail. Je ne suis pas arrivée avec du stress. J’ai dit maintenant, je suis prête et je rentre. Ça c’était très important.

L’immixtion vie privée – vie professionnelle, si elle est acceptée de part et d’autre par les assistants autant que les patrons est, cependant, une forme d’interaction sur laquelle les parties prenantes entendent gardé un contrôle vis-à-vis de toute personne extérieure. Directeurs et secrétaires veillent à garder secrète les formes les plus personnelles de leur relation de

diverses façons. Pour Natalia, la nécessité de maintenir cachés ses liens familiaux avec Peter Brook s’est très vite faite ressentir.

Quand je me suis installée à Paris, j’avais des coups de fil incessants, la nuit, d’acteurs qui voulaient rencontrer Peter à la maison. Comme j’étais divorcée, à l’époque, j’ai décidé de reprendre mon nom de jeune fille… Parce que je n’ai jamais voulu que les gens connaissent le lien entre moi et Peter. Ça ne rentre pas dans notre travail. C’était juste entre nous. Donc, j’ai gardé le nom [Riga] qui est introuvable sur le minitel et dans le bottin.

En complément de l’analyse dressée par Josiane Pinto et principalement axée sur la dépendance de la secrétaire à l’égard de son patron, on peut donc conclure, ici, que la relation secrétaire – patron repose sur l’existence d’un jeu entre les deux parties au sens de Michaël Burawoy260. Jeu qui consiste pour chacune des parties à accepter le fait que l’autre engage dans la relation des intérêts très éloignés de ceux de l’entreprise. Les intérêts annexes développés par les secrétaires et acceptés par le patron devenant un moyen pour le personnel subalterne de rééquilibrer une situation de dépendance et donc de revaloriser leur statut.C’est d’ailleurs cette recherche permanente de valorisation qui constitue le second ressort de l’implication du personnel de ligne arrière dans l’organisation.

II. La valorisation du statut

La valorisation du statut du personnel de ligne arrière recouvre différents éléments qui, bien qu’ils ne soient pas tous mis en avant simultanément par les divers membres du groupe existent souvent en parallèle. Ceux-ci sont principalement, les avantages financiers, l’ouverture à d’autres postes valorisés ainsi que l’attrait de l’activité artistique.