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Section II. L’esthétique des Bouffes du Nord

B. Un théâtre de comédiens

Pour Peter Brook, l’acte théâtral repose sur l’événement créé par les comédiens pour lequel il utilise le terme d’acteur. C’est donc sur le travail de ceux-ci que les explorations du C.I.R.T.-C.I.C.T. portent toute leur attention et ce, à travers le travail de préparation puis à travers le travail de représentation sur la scène. L’axe autour duquel se fait la préparation reste les improvisations. Cela implique d’explorer le choix des situations, la place du metteur en scène dans la direction des comédiens et le passage d’une improvisation à la représentation d’une scène issue d’un texte écrit. Enfin, le Centre explore également la partie visible du travail des comédiens à savoir, la vie que le comédien peut insuffler dans la représentation sur scène alors que la scène est écrite et que les éléments visuels sont fixés. À cette fin Peter Brook travaille avec un petit « noyau »145 de comédiens qui l’accompagnent depuis la création du Centre, ou presque, mais aussi avec des comédiens différents selon les spectacles. Comme nous l’avons vu plus haut, les comédiens disposent d’un long temps de répétition à huit clos dont l’objectif affiché est d’être placé en confiance et de mieux se connaître les uns les autres. Afin d’enrichir la pratique professionnelle des acteurs du Centre et de faire partager leur expérience, des rencontres sont organisées au Théâtre des Bouffes du Nord (atelier Anton Douvias, Shigekuni Honda en 1977, rencontres animées par Peter Brook en 1984, rencontres de jeunes metteurs en scène et ateliers à destination des lycéens des sections « théâtre » en 1995). D’autre part, comme lieu de convergence des pratiques dans le cadre de la préparation du travail de création théâtrale (stage animé par une personnalité invitée, stage intensif, en novembre 1982, dirigé par Peter Brook et réunissant des interprètes indiens, indonésiens et d’autres pays pour un travail en commun avec un petit groupe de comédiens du Centre ou stages spécifiques animés par une multitude de spécialistes étrangers tels que ceux organisés en 1984 autour de l’éveil de l’acteur, des percussions indiennes, des harmoniques et rythmes du Tibet et de la Mongolie, de la musique du Rajasthan, de la musique Carnatique, du Kyudo - art du tir à l’arc - et du Wu Shu - art martial chinois).

L’espace qu’offrent les Bouffes du Nord est également mis à profit pour établir des relations avec un public varié dans des situations autres que la représentation. Le public du quartier est invité à des concerts et spectacles gratuits qui sont présentés comme des fêtes organisées à son attention (lors des représentations de l’opéra Carmen en 1981, 1982 et 1983, lors de la

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venue en France de comédiens et musiciens du monde entier pour les répétitions du spectacle

le Mahabharata, en 1984, des animations suivies de goûters sont offertes aux enfants, puis

aux personnes âgées du 10° arrondissement). Les enfants sont également accueillis dans le théâtre par le biais d’un atelier animé par Sarah Glizenstein en 1978 à leur destination.

La recherche du contact avec l’extérieur se manifeste aussi par la conduite d’expériences hors les murs du théâtre lui-même dont la fonction est toujours la recherche à travers le partage et l’échange. Entre les représentations, le Centre poursuit son travail d’animation146 initié au Mobilier National. Peter Brook croît en la vertu de l’improvisation car, selon lui, elle seule peut rendre réel et vivant le dialogue entre des personnes qui ne se connaissent pas du fait de la nécessité de s’adapter à la situation de rencontre. Il considère que l’improvisation est une technique qui requiert une grande maîtrise de la part des comédiens (ils doivent stimuler le public puis réagir à ses manifestations). Elle se fonde sur le choix de situations dramatiques évocatrices pour le public auquel elle s’adresse et doit intégrer le respect de celui-ci. Partant de la constatation que « les improvisations sont plus efficaces lorsqu’elles sont tenues sur les lieux mêmes où vivent quotidiennement les spectateurs concernés », la troupe quitte fréquemment les Bouffes du Nord pour se rendre sur les lieux de vies de différentes communautés. Privilégiant les publics qui, d’ordinaire, ne vont pas au théâtre, les animations du Centre ont ainsi lieu, à Paris et en île de France, dans des établissements scolaires, centres de loisirs du 18° arrondissement, instituts pour sourds et muets, école de jeunes aveugles, instituts médicaux, hôpitaux, foyers de migrants, maisons de quartier. Des contrats avec les villes nouvelles de St Quentin en Yvelines et Cergy-Pontoise permettent d’organiser de nombreuses séances d’animations auprès de communautés qui d’ordinaire n’entretiennent pas de rapport avec le théâtre. Ces sessions d’animation réalisées par la troupe du Centre ont parfois fait l’objet de comptes-rendus rédigés par des observateurs extérieurs enthousiastes et repris comme preuve de l’efficacité de ces méthodes dans les rapports d’activité147

- 148. Ces

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« ‘animation’ pour le C.I.R.T. a un sens très précis. Il s’agit de choisir un lieu – un café, un arrêt de bus, un terrain de basket dans un grand ensemble – et d’y faire naître le théâtre – c’est-à-dire un contact, un rapport, le plus souvent improvisé, entre les habituels occupants de ce lieu et les visiteurs d’un moment. » in ROZAN, M.,

Rapport d’activité du C.I.R.T.- C.I.C.T. 1976, p. 2.

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C’est le cas pour le compte-rendu rédigé par T. Fournier (France Soir) des animations effectuées au Clos de Vauréal (Institut Médico-pédagogique pour enfants caractériels) et au Foyer Migrants à Cergy-Pontoise le 14 avril 1975, reproduit dans le Rapport d’activité du Centre 1974-75, pp. 31-34 : « Pendant le repas dans le self-service du foyer, Brook a l’air inquiet. Vont-ils venir ? Où jouer ? Il se lève brusquement, commence à débarrasser les tables, emmène salières, moutarde, assiettes, il pousse range avec les comédiens, créant sous les néons du réfectoire un cercle, une scène, une salle. Un acteur, Anton, entre dans le cercle en dansant lourdement (…). Comme par magie, par deux, par quatre, les Portugais, les Marocains, les Algériens sont arrivés. Ils s’interpellent, changent de place, arrêtés dans leur plaisanteries, par ces être bizarres qu’on nomme acteurs, assis

animations sont parfois suivies d’invitations à assister à un spectacle au théâtre et créent ainsi un lien particulier entre les comédiens et le public lors de la représentation (cf. infra p. 91, dessins envoyés à la troupe par les enfants d’un centre de réadaptation après la participation à une animation au centre et une représentation au théâtre). Elles sont souvent construites sur des sujets explorés par la troupe qui donnent par la suite lieu à des créations dramatiques. La démarche du Centre à l’égard des publics hors des circuits traditionnels de représentation des pièces de théâtre s’étend au-delà des animations et donne lieu, en 1980, à une expérience de représentation suscitée par le service éducatif du centre pénitentiaire de Fleury-Mérogis.

L’Os est joué devant 170 détenus. En 1982, la troupe donne deux représentations de la Conférence des oiseaux. Parmi les projets de création du Centre, certains sont de longue

haleine et nécessitent une préparation approfondie tant pour l’adaptation que pour le travail des acteurs. Le spectacle Le Mahabharata. aura ainsi nécessité neuf ans de préparation. Commencé en 1976 avec l’écriture d’une trame en français (et grâce à l’aide d’un professeur de sanscrit), le travail se poursuit par plusieurs voyages d’étude dont certains sont assortis d’animations (lors du premier voyage, P. Brook anime un atelier à Bhopal à l’attention de 200 artistes ; en 1984, Ray Burgess anime des stages dans plusieurs villes de l’Inde). Enfin le Centre maintient ces contacts avec l’étranger en développant le principe des tournées pour les spectacles créés aux Bouffes du Nord. Celles-ci sont l’occasion de faire connaître les différents aspects de la démarche artistique de P. Brook et de son Centre.

par terre. Commence le tam-tam et les voix se taisent (…). Le Japonais entre dans le cercle à son tour faisant le geste de balayer très vite, affolé, puis vient l’actrice libanaise qui danse, appelle un spectateur marocain, le Japonais se gonfle les seins, fait la femme, le Marocain fuit, honteux. En fait les comédiens à tour de rôle sont en train de chercher quelque chose, un lien, un thème que l’on pourrait développer. C’est le Japonais qui trouve. Paris (prononcer Parisse), Paris la ville lumière, la ville liberté, la ville du bonheur. Le thème du diamant, de l’argent, vient presque en même temps. Tout se paie, le couscous, l’école, le flic… Paris, ville de malheur, le canevas se construit devant nous, satirique. À mourir de rire. La parodie de bagarre entre le samouraï et Cassius Clay (Japonais-Malien), l’accouchement de Sarah, l’Américaine noire (c’est un acteur roux qui joue l’enfant). Tout est drôle. On en pleure. Brook le premier. »

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Il en est de même pour le compte-rendu d’animation à l’I.M.E. (institut médical pour enfants) La Ravinière, à Osny, le 16 juin 1978 qui met l’accent sur le fort degré de participation de ces enfants aux animations qui leur sont proposées par les comédiens. in ROZAN, M., « Compte rendu d’animations du Centre », Rapports

Dessins d’enfants ayant pris part à une animation à la Fondation A. Méquignon (Centre d’observation et de réadaptation des enfants inadaptés) le 27 avril 1978 à Élancourt. Ces dessins ont été utilisés par Micheline Rozan

afin d’illustrer l’impact des activités menées par les acteurs dans le cadre d’animations hors du théâtre, in ROZAN, M., « comptes-rendus des animations effectuées au cours du deuxième semestre 1978 », Rapports

d’activité du C.I.R.T. – C.I.C.T. 1978.

III. Politique de gestion et esthétique

La volonté de faire des Bouffes du Nord « un lieu de rencontre par la production de pièces de qualité qui permette d’établir une véritable communication avec un public varié » s’assortit d’une politique spécifique d’exploitation de la salle. Cette politique s’inscrit dans la continuité du travail effectué auparavant par Micheline Rozan et Peter Brook. On y retrouve certains principes de gestion du Théâtre National Populaire initiés par Jean Vilar, tels que la volonté de toucher un public moins argenté avec des places peu chères ainsi que la mise en place d’avant-premières pour les collectivités et les groupes dont le but était de constituer un public structuré149. En revanche, la liberté d’action dont le C.I.C.T. disposait associée à la dimension

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Directeur du TNP de 1951 à 1963, Jean Vilar a structuré son public de deux manières. Tout d’abord en créant une association, ensuite en organisant des « avant-premières » réservées aux organisations ouvrières. L’ association des « Amis du Théâtre Populaire », est conçue comme une organisation de défense du T.N.P. qui comprend 9 000 membres en 1955 dont la moyenne d’âge est de 25 ans (près de 5 000 jeunes entre 15 et 20 ans presque tous élèves d’établissements scolaires). La proportion d’ouvriers étant réduite à 1-2% durant toute la période d’existence de l’association. Les « ‘avant-premières’ permettent ainsi de trouver un public avant que la critique ait exercé son contrôle et délibéré. D’après les chiffres fournis par le T.N.P., 93 organisations, en 1955, participent à ces ‘avant-premières’. Il est intéressant de les dénombrer , car elles montrent que le T.N.P., au lieu d’intégrer ses spectateurs à une structure abstraite et idéologique, a préféré ouvrir le théâtre au libre choix des

expérimentale du C.I.R.T. sont très novatrices. Jusqu’en 1992, les places sont vendues à un prix unique (et très peu cher pendant les quinze premières années de fonctionnement - moins de 3,05 ! —20 FRF— jusqu’en 1980, cf. infra, le spécimen de billet), des séances gratuites sont offertes au public du quartier. Selon la directrice administrative, l’organisation interne repose sur le travail accompli « par une très petite équipe soudée » et sur « la cohésion entre l’artistique et l’administratif, la création et la gestion »150.

Spécimen de billet vendu au Théâtre des Bouffes du Nord pour la représentation du spectacle Ubu aux Bouffes. Le tarif est alors unique et le placement libre. In ROZAN, M., Rapport d’activité du C.I.R.T. – C.I.C.T. 1977, p.

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