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Le producteur, le chef de famille et l’artiste

Section III. Les enjeux secondaires des cadres de l’organisation

II. Le producteur, le chef de famille et l’artiste

En tant que producteurs, les deux directeurs administratifs successifs, Micheline Rozan et Stéphane Lissner, ont la possibilité de s’assurer d’une activité régulière en prenant la tête d’une entreprise de création théâtrale et musicale. Au-delà de cet aspect qui peut constituer en soi un moteur d’implication dans le fonctionnement du Théâtre des Bouffes du Nord – C.I.C.T.., tous deux ont développé des « enjeux secondaires » qui ressortissent également à la valorisation de statut. Comme la montré E.C. Hughes, tout statut, implique des traits offrant une définition spécifique (une reconnaissance formelle et des compétences techniques) ainsi que d’un ensemble complexe de caractéristiques annexes (sexe, couleur, appartenance religieuse, par exemple). Toutefois, il arrive que certaines de ces caractéristiques secondaires deviennent plus importantes Dans le cas du métier de producteur, la compétence réside à la fois dans le fait de savoir convaincre des artistes de procéder à la réalisation d’un projet, de convaincre également des financiers d’investir leur argent dans un projet artistique afin de permettre la réalisation future de celui-ci puis dans la gestion de l’argent collecté. De ce

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Le journaliste utilise l’appellation dans le titre de sa critique de l’ouvrage autobiographique de Peter Brook

Threads of Time (publié en français sous le titre Oublier le Temps) In O’TOOLE, F., « Mystic Scientist », The

New York Review of Books, 19 novembre 1998,

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BURAWOY, M., Manufacturing Consent, op. cit.

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In FREIDSON, E., « Pourquoi l’art ne peut pas être une profession », in L’Art de la recherche, dir. MENGER, P.-M., et PASSERON, J.-C., La documentation française, Paris, 1994, pp. 117 – 135. Je reviendrai plus en détail sur cette définition dans la seconde partie de mon étude.

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travail, les producteurs tirent une rémunération qui est un pourcentage des sommes investies dans la création artistique. Dans le monde du spectacle vivant français, marqué par une tradition de théâtre « service public », cette dernière caractéristique est assimilée à une aptitude à faire fructifier de l’argent à savoir, à la compétence stigmatisée du créancier. En prenant le pas sur les autres compétences nécessaires à l’exercice du métier (la négociation, la gestion), cette caractéristique devient le « trait principal de détermination du statut »224 du métier de producteur. Micheline Rozan et Stéphane Lissner ont tous deux tenté de revaloriser ce statut déprécié en devenant directeurs administratifs du Théâtre des Bouffes du Nord – C.I.C.T. Ils l’ont, cependant, fait de façon différente.

Socialisée au monde du théâtre à travers l’expérience du Théâtre national populaire de Jean Vilar, Micheline Rozan a, dès le départ, défini le théâtre comme un service public. En devenant directrice administrative d’un théâtre aux côtés d’un metteur en scène qui veut rendre le théâtre nécessaire et accessible à chacun, elle peut redéfinir le rôle de productrice qu’elle a occupé entre temps et qu’elle continue de tenir comme étant un élément nécessaire à l’accomplissement d’une mission de service public et non plus comme une fin en soi. Les choix de politique d’exploitation du théâtre qu’elle met en pratique en tant que directrice administrative (prix bas, séances et animations gratuites) lui permettent de perdre l’étiquette stigmatisante de « créancier » et de valoriser celle de gestionnaire au service d’un public populaire et de la création225 au point que le public en oublie que le Théâtre des Bouffes du Nord est une entreprise de statut privé et qu’il l’associe à un théâtre public. Micheline Rozan a, par ailleurs, acquis un statut de famille de substitution parmi certains membres du personnel du Théâtre des Bouffes du Nord – C.I.C.T. isolés de leur famille naturelle226. Cette femme restée célibataire toute sa vie en raison de ses amours homosexuelles, est devenue le chef d’une nombreuse famille composée d’employées ou d’anciennes employées dont le meilleur moyen, pour suivre de près leur évolution personnelle était de maintenir son implication professionnelle auprès de Peter Brook. Aujourd’hui encore, ces employées lui rendent

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A partir de l’exemple des Noirs qui obtiennent une reconnaissance formelle dans une profession comme la médecine ou la magistrature, Hughes dégage la notion de « master status-determining trait » pour décrire le poids de certains éléments de caractérisation annexes dans la définition du statut. La couleur de peau prenant, pour les médecins noirs, le dessus sur toute autre caractéristique qui tendrait à la contrebalancer. In HUGHES, E.C. « Dilemmas and Contradictions of Status » The American Journal of Sociology, Vol. L, N°5, March 1945, pp. 353-359.

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L’ensemble des rapports d’activité du C.I.C.T. souligne cette préoccupation constante de présentation.

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Le mélange entre relation professionnelles et relations personnelles est développé plus avant en seconde partie.

régulièrement visite dans sa maison de Provence et lui portent les soins que l’on porterait à une mère.

À l’instar de Micheline Rozan , Stéphane Lissner, a cherché la revalorisation de son statut de producteur par le biais de l’acquisition d’une nouvelle étiquette. Ce chef de multiples entreprises qui a atteint les plus hauts statuts professionnels en tant que producteur et directeur d’entreprises théâtrales ou musicales est motivé par l’obtention d’une reconnaissance de ses compétences artistiques. Bien qu’il ait débuté dans le monde du théâtre en se faisant connaître au travers de la mise en scène de pièces montées dans son propre théâtre lui valant des critiques favorables, la faible durée d’existence de cette entreprise ne lui a pas permis de se voir reconnaître un statut d’artiste de renom par ses pairs. Sa carrière professionnelle se construit dans l’administration et la production qui, comme il le souligne, ne bénéficie pas de la même honorabilité que le métier de metteur en scène ou directeur artistique.

Je suis un producteur. Les gens détestent ça en France. C’est-à-dire que je mets ensemble des êtres pour travailler sur un spectacle de théâtre ou un spectacle de musique, c’est pareil. Je produis. Je cherche artistiquement. Pour les Français, un producteur, c’est un mec qui gagne du fric. Pour moi, un producteur, c’est quelqu’un qui met en place des capacités de personnes à créer un objet d’art, un objet artistique, ensemble à partir d’une base qui peut être une œuvre… Je peux choisir un artiste, un décorateur… Il y a plein de spectacles qui sont partis de pleins de choses différentes. Janacek, c’est moi qui l’ai imposé en France. Mais je l’ai imposé comme compositeur parce que j’y croyais dur comme fer. Parfois, je suis parti d’un chanteur, Dom Carlos, je l’ai fait avec Thomas Hanson. Je suis parti avec Thomas Hanson. La Flûte

enchantée, je suis parti de Braunchweig.

Au travers de cette tâche de faiseur d’artiste, Stéphane Lissner cherche une valorisation de son statut stigmatisé. Comme nous l’avons vu dans le paragraphe sur la répartition des tâches, sa participation au Théâtre des Bouffes du Nord – C.I.C.T. répondait à son souhait de travailler avec l’un des rares metteurs en scène qu’il admire artistiquement et intellectuellement. Son implication dans une entreprise qui avait construit sa réputation sur le caractère non commercial de sa politique d’exploitation vise à modifier l’étiquette conventionnellement méprisante de « vendeur » ou de « manager » dans le monde de l’art lyrique que certains lui accolent227. En devenant surintendant, mais surtout, directeur artistique de la Scala de Milan, Stéphane Lissner obtient une forme de valorisation de ses compétences artistiques. Consulté

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C’est le cas du directeur de l’Opéra de Vienne Ioan Holender In « le monde lyrique face au cas Stéphane Lissner », op. cit.

sur les grandes lignes de son projet artistique pour la Scala, Stéphane Lissner, après avoir mentionné son objectif de faire revenir les grands chefs d’orchestre Ricardo Muti et Claudio Abbado, souligne :

J’aimerais plus de musique française, qui a eu une part importante dans l’histoire de la Scala. Idem pour la musique baroque, actuellement sous représentée, et pour la création contemporaine. Je voudrais aussi renouer avec la tradition des grandes voix, tout en renforçant le pôle de l’Académie des jeunes chanteurs. Valoriser l’artistique – l’orchestre, le ballet, les chœurs – amènera sans doute des modifications d’organisation, qui se feront, bien sûr dans la concertation. Quant aux conflits d’intérêts entre le surintendant et le directeur artistique, je serai bien placé pour les régler ! Mon objectif suprême est que la Scala redevienne ce qu’elle a été, c’est-à-dire, le plus grand opéra du monde.228

Cet extrait permet de percevoir également, que l’implication dans l’organisation Théâtre des Bouffes du Nord-C.I.C.T. a agi comme un tremplin en permettant à Stéphane Lissner de maintenir une mobilité ascendante au travers de sa participation à des institutions toujours plus prestigieuses dans le monde du spectacle vivant tout en acquérant une étiquette positive qui valorise ces compétences artistiques.

Les exemples que constituent les parcours professionnels de Micheline Rozan et de Stéphane Lissner vers une revalorisation de leur statut et au travers d’une redéfinition du trait principal de détermination de leur statut de producteur nous permettent de comprendre également, un autre aspect de l’organisation du travail au sein d’un théâtre. Alors que, lorsqu’ils dirigent une compagnie, les metteurs en scène sont obligés de prendre en charge les tâches de collecte et de gestion des fonds pour la réalisation de leurs projets artistiques à savoir, la production, Celles-ci sont toujours déléguées par les metteurs en scène devenus directeurs de théâtre. Peter Brook raconte ainsi qu’il a cherché le plus tôt possible à se défaire du « sale boulot » de démarcher les potentiels investisseurs. Il a d’abord trouvé dans le contact avec des fondations engagées dans le mécénat artistique une solution à la tâche ingrate de demander de l’argent avant de trouver quelqu’un qui le fasse pour lui229

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In « La Scala doit conserver son âme. Je n’imposerai pas la méthode Lissner », op. cit.

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Conclusion

La pérennité du Théâtre des Bouffes du Nord dans le paysage théâtrale parisien a été dépendante de l’imbrication de plusieurs éléments. La spécificité de son architecture et de son implantation ont toujours été des caractéristiques majeures de l’esthétique du théâtre. Cependant, celles-ci n’ont pu suffire à garantir la continuité de son fonctionnement. Afin de jouer un rôle favorable dans l’inscription de cette organisation théâtrale dans l’offre théâtrale parisienne, elles ont dû être associées à une structuration du public qui repose à la fois sur une prise en compte de la constitution sociale du quartier, par le biais d’une tarification contenue, et d’une programmation distinctive qui puisse constituer un pôle d’attraction théâtrale et/ou musicale pour un public moins local et de plus en plus mobile dans ses pratiques culturelles. Les modes de gestion de l’entreprise ont dû également s’appuyer sur les orientations de l’action publique en faveur du soutien à l’activité créatrice.

L’esthétique du Théâtre des Bouffes du Nord à partir de sa réouverture en tant qu’entreprise dirigée par Peter Brook et Micheline Rozan, puis par Peter Brook et Stéphane Lissner et enfin, seulement par Peter Brook est marquée par un rapport spécifique des acteurs, de la scénographie et du public au lieu qui a été érigé en modèle esthétique à travers le monde grâce à sa large exportation. Nous avons vu que le fonctionnement de cette entreprise, du point de vue de la répartition des tâches entre les dirigeants, ne différait pas de celle d’une autre entreprise théâtrale. Nous avons vu également, que pour maintenir leur implication dans le fonctionnement de l’organisation, les cadres de l’entreprise ont développé des « enjeux secondaires » qui leur permettent d’accepter la contrainte de leur comportement au sein de l’organisation et de ne pas chercher à quitter celle-ci. En dépit du fait que les directeurs du Théâtre des Bouffes du Nord occupent déjà des statuts professionnels très prisés (ils sont chacun dans leurs domaines respectifs reconnus pour être parmi les meilleurs), ils ont tous trois cherché à obtenir un statut qui concilie statut social et statut professionnel valorisé. Le Théâtre des Bouffes du Nord n’est, cependant, pas une entreprise dont le fonctionnement est assuré uniquement par ses directeurs. Elle repose sur la coopération de différents groupes de personnes qui effectuent un « ensemble d’activités compatibles » afin d’aboutir à la réalisation d’un objectif commun : la création et la diffusion d’une oeuvre théâtrale. Nous allons donc entrer, à présent, dans la description et l’analyse des personnes et de leurs activités au sein du Théâtre des Bouffes du Nord – C.I.C.T.