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Le temps de l’expérimentation théâtrale

Section II. L’esthétique des Bouffes du Nord

A. Le temps de l’expérimentation théâtrale

Si P. Brook présente son installation en France comme ayant été motivée par la reconnaissance de la liberté laissée aux artistes, l’installation de la troupe au Théâtre des Bouffes du Nord répond à d’autres besoins. En associant recherche à création dans un « nouveau » lieu de production et de diffusion artistique, M. Rozan et P. Brook peuvent à présent solliciter une subvention de l’Etat français. La nécessité d’une salle propre au Centre est justifiée par l’impératif de la représentation. Dans leurs discours à destination des institutions financières, l’emphase sur le rapport fécond entre recherche et représentation leur permet à la fois de souligner la spécificité du groupe et de sortir du cadre traditionnel de la subvention à la production.

Il est impossible de séparer la recherche de la création. La recherche doit forcément aboutir à la création sinon il s’agit seulement d’un travail en vase clos, privé de son véritable révélateur : une réalisation qui permette la confrontation avec le public. La création doit forcément être le résultat d’une période de recherche – sinon il s’agit d’un travail incomplet, partiel, soumis à la représentation seule, et exposé ainsi au risque du dessèchement. Ce double mouvement – repli du groupe sur lui-même, puis ouverture du groupe au public – est le principe de base du travail de Brook.188

Comme le souligne Liz Henderson dans un article sur les relations entre les théâtres et les communautés théâtrales, la pression des bailleurs de fonds sur les groupes d’artistes qui utilisent un espace subventionné va toujours dans le sens de la création de spectacles qui soient représentés au public189. Si l’occupation d’un lieu de représentation qui offre l’avantage d’être également utilisé pour la recherche est présentée comme une nécessité Peter Brook et le C.I.R.T., elle est également étroitement liée à la possibilité de recevoir des subventions. Par ailleurs, outre les proportions et le dénuement duThéâtre des Bouffes du Nord, l’architecture

188 In Rapport d’activité du Centre 1977, p. 1.

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« The space we use is heavily subsidized, which is why we can afford to rent it. But the funders all want to give money to emerging artists or professional producing organizations. So they’re pressuring the people who manage that spaceto become a producing organization. And that would be disastrous for all of us… It just shows how out of touch the funders are with the needs of the artists in the community. » In BECKER, H., S., MCCALL, M., M., MORRIS, L., V., « Theatres and Communities : Three Scenes », op. cit., p. 109.

du lieu en font l’espace idéal pour unir l’expérimentation à la présentation du travail du Centre. En effet, non seulement ces caractéristiques sont interprétées par le metteur en scène comme correspondant à l’aboutissement de ses recherches sur la relation de l’acte théâtral à son espace, mais elles portent aussi en elles les critères qui définissent alors le théâtre expérimental. Comme l’indique Liz Henderson, le caractère expérimental de certains lieux tient au fait que le public ne se retrouve pas dans un environnement conventionnel. Ceci suscite à la fois à une certaine excitation liée à l’idée de prendre des risques en sortant des sentiers battus et à une satisfaction à dédaigner des lieux huppés et traditionnels. Howard Becker, Michal McCall et Lori Morris ont également montré que l’utilisation de lieux non conventionnels comme une salle de théâtre doit s’inscrire dans une tradition théâtrale 190. Comme nous l’avons vu, la communauté théâtrale parisienne a, depuis les années 1920 mais surtout au début des années 60 développé une culture de la rénovation théâtrale qui reçoit le soutien de l’État, de la ville et des municipalités avoisinantes. Celle-ci concerne aussi bien le type de jeu des acteurs, que les supports dramatiques et les lieux de représentations.

C’est au moment où le groupe vient s’installer aux Bouffes du Nord, en 1974, qu’à partir du C.I.R.T. (Centre international de recherche théâtrale) est créé le C.I.C.T. (centre international de créations théâtrales). Les deux organismes sont présentés comme complémentaires l’un de l’autre puisque le principe du Centre de recherche était de ne « jamais considérer la représentation comme une fin en soi, se suffisant à elle-même, mais d’essayer de lui ajouter d’autres éléments, de la préparer et de la prolonger par toute une série de contacts avec les gens en dehors du lieu fixé pour les représentations ». Parallèlement, le C.I.C.T. est un lieu de production puisqu’il a pour tâche la gestion d’un lieu de représentation mais aussi la création de spectacles pour faire vivre ce lieu. C’est une société commerciale de type SARL. Ce statut juridique est une particularité dans le paysage théâtral français puisque la plupart des compagnies sont des Associations loi 1901 et que lorsqu’elles font le choix d’une structure commerciale, les compagnies choisissent en général la Société Coopérative Ouvrière de Production (SCOP). Il se justifie par le fait que la SARL ne concerne pas uniquement la compagnie mais également le lieu de création et de diffusion à savoir, le Théâtre des Bouffes du Nord191. Le dépôt des statuts auprès de la Chambre de Commerce et d’Industrie permet d’obtenir un numéro d’immatriculation INSEE et de prétendre à l’obtention d’une licence

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In Idem, pp. 93-116.

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Le Centre national du Théâtre précise en effet que « les structures de production, les lieux de création ou de diffusion peuvent envisager ce type de structure » et que « le capital dont dispose l’entrepreneur et le nombre de futurs associés et d’actionnaires déterminent pour une large part le choix d’un type de société commerciale ». in

d’entrepreneur de spectacle192. Celle-ci est une « autorisation administrative permettant l’exercice d’une activité de spectacle, l’emploi d’artistes professionnels et par là même, l’octroi de subventions publiques »193. Le fonctionnement de la SARL Centre international

de créations théâtrales - Théâtre des Bouffes du Nord est confié à deux co-gérants, P. Brook

et M. Rozan. Au titre de titulaires d’une « compagnie avec lieu d’accueil » et de producteurs de spectacles, les co-gérants doivent être titulaires des trois licences existantes (catégorie 1 : exploitants de salles et de lieux, catégorie 2 : producteurs de spectacles ou entrepreneurs de tournées, catégorie 3 : diffuseurs de spectacles)194. En accord avec les idées que Peter Brook revendiquait dès 1959, le principe d’une petite structure qui ne soit pas obligée de « couvrir les dépenses » est maintenu mais avec, cette fois-ci, des créations qui assurent le fonctionnement d’un théâtre à petit budget et permettent de poursuivre les expériences théâtrales. Pour Peter Brook, la subvention publique est, en outre, perçue comme le mode de financement le plus confortable après l’aide de fondations privées à vocation culturelle car elle lui évite un démarchage auprès d’une catégorie sociale dont il ne partage pas les habitudes culturelles195. En dehors du soutien financier des fondations, le C.I.C.T., devenu une compagnie avec lieu d’accueil, peut prétendre à des subventions de l’Etat français. Guy Brajot précise ainsi que la subvention octroyée à Peter Brook pour la création de sa compagnie et l’installation de celle-ci au Théâtre des Bouffes du Nord dépend, à l’origine, intégralement du FIC196. Or le FIC a des priorités d’action fixées par la Commission culturelle du VI e Plan

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« Est entrepreneur de spectacles vivants toute personne qui exerce une activité d’exploitation de lieux de spectacles, seul ou dans le cadre de contrats conclu avec d’autres entrepreneurs de spectacles vivants, quel que soit le mode de gestion, public, privé, à but lucratif ou non de ces activités. » Ordonnance du 13 octobre 1945, modifiée par la loi du 18 mars 1999.

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Idem p. 38. Le texte précise « qu’aucune subvention ne peut-être accordée aux entreprises de spectacle qui ne respectent pas la réglementation applicable aux entrepreneurs de spectacles, ainsi que les lois et règlements relatifs au contrat de travail, obligations de l’employeur en matière de protection sociale et à la propriété littéraire et artistique. »

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Les exploitants de salles et de lieux de spectacles sont les personnes « qui pourvoient à l’aménagement et à l’entretien des salles et lieux pour les louer à un diffuseur ou à un producteur / diffuseur. Ils doivent en outre détenir les titres d’occupation (propriété, bail, contrat de gérance). Les directeurs de théâtre et salles de concerts ont la responsabilité du respect de la sécurité et de la réglementation applicable aux salles de spectacles ». Les entrepreneurs de spectacles qui relèvent de la catégorie des producteurs de spectacles ou entrepreneurs de tournées « est celui qui reprend un spectacle déjà créé, rémunère les artistes et fait tourner ce spectacle dans différents lieux ». « Les entrepreneurs de spectacles classés dans la catégorie des diffuseurs sont ceux qui, dans le cadre d’un contrat, fournissent au producteur un lieu ou une salle de spectacles en ordre de marche pour y accueillir son spectacle. Les diffuseurs assument notamment l’organisation des représentations, la promotion des spectacles, la billetterie et la sécurité ». In Guide-annuaire du spectacle vivant,, 2002-2003, Centre national du Théâtre, Paris, 2002, pp. 40 à 41.

195 BROOK, P., Oublier le temps, Éd. du Seuil, Paris 2003 (1998), pp. 191 – 200.

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C’est également le cas pour l’exposition organisée par la Compagnie Renaud-Barrault dans la gare d’Orsay, pour le Festival d’Automne de Paris créé en 1972 par Michel Guy, pour le projet Lang pour les enfants à Vincennes, pour la création du Théâtre des Jeunes Années, du Théâtre noir et de l’Office national de diffusion artistique (ONDA). D’après, GIRARD, A., « Le Fonds d’intervention culturelle, un instrument encore mal évalué », op. cit. p. 151.

(1970-1975)197. Comme nous l’avons vu, la politique mis en place au Théâtre des Bouffes du Nord- C.I.C.T. (prix bas à destination d’un public « populaire » et non exclusivement parisien, approche et sensibilisation du public scolaire ainsi qu’animations et spectacles auprès de communautés non habituées à la pratique culturelle du théâtre), s’inscrivent pleinement dans certaines de ces priorités et ont permis au C.I.C.T. de s’assurer le bénéfice de cette subvention.

En 1974, le Théâtre des Bouffes du Nord - C.I.C.T. entre donc sur un marché théâtral français florissant devenu, depuis quelques années et grâce l’invitation de troupes étrangères198, un carrefour de rencontres internationales et donc ouvert aux auteurs et metteurs en scène étrangers. Bien que le théâtre privé (exclusivement parisien) soit aidé par l’Association de soutien pour le théâtre privé (alimenté par des subventions de l’Etat et les collectivités locales, ainsi qu’une taxe parafiscale sur les recettes du théâtre) il n’est plus, comme nous l’avons vu, le lieu de l’innovation et de l’expérimentation théâtrale. Grâce à un vaste réseau d’aide à la création et de financement de la production et de la diffusion, les expérimentations sont désormais dans les théâtres publics de banlieue et de province. Le statut particulier du C.I.C.T. fait de ce théâtre privé un lieu de recherche théâtrale subventionnée qui apporte au cœur de Paris un pôle de création innovant qui lui faisait défaut. Auprès d’un public que la nouvelle géographie théâtrale a rendu mobile, l’implantation particulière du théâtre, autrefois si problématique dans la structuration d’un public, devient un atout patent. (cf. P. 118, le plan d’implantation des salles de théâtre à Paris).

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Ces priorités étaient au nombre de cinq : action culturelle en milieu scolaire et périscolaire ; action culturelle sur le cadre de vie, action culturelle dans les milieux de résidence, de travail, ou de loisir en suscitant la mobilité sur ces lieux des troupes et des équipements théâtraux ; action d’information culturelle ; action d’élaboration de politiques culturelles globales et concertées au niveau local. In Ibidem, pp. 148-149.

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Plan de la répartition des théâtres à Paris en 1975, in L’Atlas des Parisiens, Atelier parisien d’urbanisme, Paris, 1979

Par un travail dans de multiples directions (travail des acteurs, contacts avec des publics variés, supports textuels distinctifs, choix esthétiques d’aménagement de l’espace, recherche et accueil du public), le Théâtre des Bouffes du Nord – C.I.C.T s’est constitué une esthétique propre soutenue à la fois par les pouvoirs publics qui lui permet de rayonner bien au-delà de la capitale. L’esthétique qui accompagne l’exportation des spectacles de Peter Brook à l’étranger trouve un écho d’autant plus favorable qu’elle s’appuie sur la notion, alors en vogue, de proximité relationnelle entre le public et les acteurs et sur la propension à sortir des salles de représentation conventionnelles pour obtenir ce type de relation. Ce mouvement s’associe également à l’émergence d’un nombre de troupes et compagnies théâtrales bien supérieur à la quantité de salles de spectacle disponibles et obligées de se tourner vers

d’autres lieux de répétition et de représentation199. Il correspond, par ailleurs, au besoin pour les acteurs du C.I.C.T. amenés à jouer tout au long de longues tournées à l’étranger dans un très grand nombre de lieux différents, de retrouver un minimum de données spatiales permettant de reproduire certains aspects de la représentation qui ne pourront être remis en question du fait du peu de temps disponible pour s’adapter au nouvel espace. En plus du soutien des pouvoirs publics, l’esthétique du Théâtre des Bouffes du Nord – C.I.C.T. est donc solidement étayée par ce qui constitue désormais la tradition théâtrale parisienne, française et internationale.