• Aucun résultat trouvé

Le temps de l’intimité musicale et du mécénat

Section II. L’esthétique des Bouffes du Nord

B. Le temps de l’intimité musicale et du mécénat

En 1998, la question des subventions théâtrales est au centre des débats sur l’intervention de l’État dans le développement artistique200. Confronté à une augmentation exponentielle des projets et des structures artistiques dont il ne peut financer seul, même aidé des collectivités territoriales et locales les créations et le fonctionnement, l’État se lance dans des actions en faveur du développement du mécénat. Cette orientation aboutit, au début de l’année 2003 à une loi permettant à des mécènes privés, particuliers et entreprises, de bénéficier de déductions fiscales accrues, sur un montant plafond relevé et avec la possibilité d’étaler sur cinq ans les sommes excédentaires. Parallèlement, la fiscalité des fondations est allégée grâce au relèvement du plafond de sommes ouvrant droit à exonération. La loi s’accompagne d’une simplification et d’une accélération des procédures nécessaires à la création de fondations d’utilité publique. Le mécénat s’étend principalement dans les structures de création et de diffusion musicales qui ont toujours bénéficié d’un moindre soutien financier de l’État et des collectivités publiques (en nombre de structures subventionnées). Bien que Micheline Rozan aient déjà innové en matière de financement d’un théâtre en instaurant le recours au mécénat en parallèle à l’obtention d’une subvention publique, Stéphane Lissner, dès son arrivée, ouvre plus amplement le théâtre au soutien de mécènes, précédant ainsi une forme de financement que l’État soutiendra par la suite. Le CCF, la fondation France Télécom et la fondation Accenture sont aujourd’hui des partenaires de la saison musicale et théâtrale du Théâtre des

199

La capacité limitée des villes à offrir des lieux d’accueil théâtral contraint un nombre toujours croissant de compagnies dramatiques à trouver des espaces en-dehors des salles conventionnelles et agit fortement sur la définition du type de théâtre qu’elles proposent

200

Bouffes du Nord – C.I.C.T.201 Par ailleurs, la direction par un même homme de quatre structures musicales (Théâtre des Bouffes du Nord, Festival d’Aix-en-Provence, Académie européenne de musique, Wiener Festwochen) permet à Stéphane Lissner, comme il le souligne ici, d’établir des liens de programmation entre celles-ci.

Je crois beaucoup en la circulation naturelle entre les différents lieux. Mais si j’ai un académicien ou un jeune type qui chante mal, je ne vais pas le prendre. Je ferais circuler si je crois dans le projet, si je crois dans la personne. Je pense que Keersmaker est une personnalité très aimée en Autriche. Elle est considérée par les Autrichiens comme la plus grande chorégraphe en ce moment. Je fais Anjo à Aix, je l’invite parce que c’est juste. Grüber va faire le journal d’un disparu et un spectacle dont je vous parlais tout à l’heure à Vienne, je l’inviterai pas à Aix, je pense que ça n’a rien à faire à Aix. Les cantates de Bach reproduit, recréé par Peter Sellars, je les invite à Vienne, je les inviterai pas à Aix. Je pourrais faire les deux. Je ne travaille pas comme ça. C’est des lieux. Le théâtre, le pays, la ville. C’est pas du tout pareil.

Stéphane Lissner n’envisage pas la circulation des interprètes comme un élément de gestion comptable. Elle ne sert, selon lui, que des principes artistiques. Il ne fait, cependant, aucun doute que le directeur, offrant à un même artiste, la possibilité de se produire dans différents lieux de diffusion est à même d’imposer des conditions de production plus avantageuse pour lui202. Si Stéphane Lissner souligne que la participation de jeunes membres de l’Académie à des spectacles et a pour but de favoriser leur insertion professionnelle celle-ci se fait par le biais de l’achat de spectacles par des théâtres européens203.

Outre l’adéquation des options de gestion du Théâtre des bouffes du Nord – C.I.C.T. avec les évolutions de l’action publique, la programmation musicale vient également compléter une

201

En généralisant le recours au mécénat dans les entreprises artistiques qu’il dirige, Stéphane Lissner réussit à obtenir l’équilibre financier de celles-ci. Pour une entreprise de type festival, comme le Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, c’est là un fait rare qui fait de lui un directeur réputé pour sa réussite en matière de gestion financière de par sa capacité à redresser les comptes de ses entreprises. Entre 1998 et 2003, les ressources du festival en provenance du mécénat ont été augmentées de 70%. D’après, VULSER, N., « Les festivals peinent à équilibrer leurs budgets », Le Monde, 31 août 2002 , BOZONNET, J.-J., « l’arrivée de Stéphane Lissner à la Scala est favorablement accueillie », le Monde, 23 avril 2005, ROUX, M.-A., « La Scala doit conserver son âme. Je n’imposerai pas la méthode Lissner », Le Monde, 5 mai 2005, MACHART, R., STOLZ, J., BOZONNET, J.-J., « Le monde Lyrique face au cas Stéphane Lissner », Le Monde, 8 juillet 2005.

202

Parlant de Stéphane Lissner, le critique autrichien Peter Schneeberger dit ainsi : « Toutes ses productions sont excellentes, mais il est gênant de voir que Luc Bondy qui a engagé Lissner, met en scène à Aix, que Vienne invite systématiquement Peter Brook, qui travaille avec Lissner aux Bouffes du Nord, etc.On retrouve dans la culture une concentration des pouvoirs comparable à celle du capitalisme international. » Cité in « Le monde lyrique face au cas Stéphane Lissner », op. cit.

203

Informations tirées de l’entretien accordé par Stéphane Lissner à l’occasion du 53ème

Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, in ROUX, M.-A., « Combattre l’élitisme sans tomber dans la démagogie » Le Monde, 22 juin 2001.

offre parisienne limitée en lieux de diffusion et de création. Les formations de musique de chambre, par exemple, disposent de peu de lieux qui garantissent le caractère intime qui sied au genre tout en ayant les conditions acoustiques adéquates. À Paris, ces salles sont plutôt des auditoriums comme celui du Louvre ou du musée d’Orsay. La musique connaît un mouvement de rapprochement de l’interprète avec l’auditoire tel qu’a pu le connaître le théâtre dans les années 60-70. Enfin, les ensembles vocaux cherchent à sortir du circuit stigmatisant des églises car lié à l’étiquette d’amateurisme qui rejaillit sur les formations qui ne se produisent pas dans le circuit professionnel des salles de concert privées.

Dans ce contexte artistique sommairement esquissé, l’exploitation des qualités acoustiques du Théâtre des Bouffes du Nord et de la configuration particulière de la salle offrent une ouverture inespérée pour ces genres musicaux en pleine croissance. La programmation donne, dès lors, une part très importante aux concerts et récitals puisque le théâtre en accueille en moyenne une trentaine pour chaque saison. Cela en assurant ne pas porter atteinte à la place prédominante qu’occupe Peter Brook et à ses choix de création. Avec une programmation plus dense, le nombre de jours d’ouverture du théâtre est bien supérieur à ce qu’il était avant l’arrivée de Stéphane Lissner. Les capacités d’accueil de spectacle et de spectateurs de ce théâtre sont utilisées à plein.

En résumé, on peut dire que l’esthétique du Théâtre des Bouffes du Nord – C.I.C.T. est marquée par un rapport prégnant au lieu, une programmation artistique construite autour des spectacles de Peter Brook puis, de concerts, l’existence d’un public structuré grâce à son insertion dans l’offre théâtrale et musicale et la convergence des politiques d’exploitation avec les évolutions suivies par les politiques publiques de soutien à l’action artistique. Cette esthétique solidement étayée a pu assurer l’existence et la croissance (en termes de capacité d’accueil de public sur la saison et de budget) de ce lieu dirigé par un binôme entre lequel les tâches sont relativement réparties. Au-delà du maintien et du développement d’une structure qui leur appartient et qui leur assure les moyens de leur subsistance, on peut se demander ce qui peut conduire les cadres de l’organisation à se lancer dans une coopération et à maintenir celle-ci sans chercher d’autres alternatives, c’est-à-dire, à s’impliquer dans l’organisation.