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Section II. Travailler à l’arrière aux Bouffes du Nord

D. L’organisation du travail

D. L’organisation du travail

Les affiches ne sont pas la seule manifestation extérieure de l’absence de hiérarchie complexe au sein du théâtre. Le discours du personnel est empreint de cette notion. Nicole Dinard, définissant le fonctionnement du service administratif, souligne que l’ancienne directrice administrative aimait à dire «on est toutes des administratrices mais il n’y a qu’une directrice ». Corine Rodriguez, elle aussi employée au Théâtre des Bouffes du Nord depuis la fondation du C.I.C.T., étend cette notion de structure hiérarchique non pyramidale à l’ensemble de l’organisation.

Il y avait la tête, Peter Brook, Micheline Rozan et [Gabrielle, l’Administratrice], et tous les autres étaient à peu près à égalité.

Le discours est quelque peu différent dans la bouche des nouvelles recrues qui ajoutent Éliane Marossian, la collaboratrice de Peter Brook , à la liste des responsables de l’organisation que sont effectivement les deux directeurs et l’administrateur. Tous apprécient des modalités d’interaction qu’ils jugent informelles et non normatives : tutoiement, absence d’horaires

fixes et de règles de fonctionnement établies. Seule Sarah, qui s’est volontairement placée en position d’employée provisoire (en ne souhaitant pas renouveler sa participation), se montre critique à l’égard de ce qu’elle perçoit comme une façon de masquer d’autres normes non affichées et en particulier, la disponibilité totale des employés aux besoins des responsables et de certains membres de l’organisation auxquels ils offrent des services (en particulier, les acteurs).

Il ne faut pas oublier qu’au Théâtre des Bouffes du Nord, les horaires, c’est quand même très extensible. Bon, [Mathilde] m’avait dit, tu peux arriver à 10h00. Moi, ça me convenait parce que c’est mon rythme. Les premiers temps, effectivement, le soir, c’était 19h00. Au fur et à mesure, toi aussi tu rentres dans le jeu, et tu sais pertinemment que le seul moyen d’en sortir, c’est de partir. Quand tu imposes tes règles, tu te fais fait virer. C’est aussi, simple que ça. Quand tu dis non, on te dit : OK, vous n’êtes pas d’accord, donc vous partez. Mais, ça j’ai fait une erreur mais c’était ma première expérience professionnelle. J’aurais dû leur dire dès le départ : OK, j’arrive à 10h00 mais après, je pars à 19h00 et ça sera ni 19h30 ni 20h00. Je sais que la prochaine fois, ça sera très clair. C’est vrai et je le sens bien, que moi, dans ce théâtre, j’ai des libertés et je prends des libertés. Hier, je suis partie à 18h30. J’ai déjeuné à mon bureau avec un sandwich, mais le simple fait de prendre cette liberté, sans demander l’autorisation. Ça les fout en l’air. J’imaginais que [Mathieu] me dise quelque chose ce matin et je lui répondrai OK, vous voulez jouer au grand patron, je vais jouer à l’employée syndiquée.

Cette disponibilité du personnel d’arrière ligne se manifeste de la même façon mais en relation à des personnes distinctes. D’une part, les secrétaires et assistantes sont placées dans une relation de dépendance à l’égard des responsables qui dictent ce qu’elles doivent faire et quand elles doivent le faire. Natalia, assistante personnelle de Peter Brook dit ainsi « quand Peter Brook est là, il faut que je sois complètement disponible parce que je ne sais jamais ce qu’il va vouloir faire » et refuse tout autre rendez-vous. Weronika, assistante personnelle de Mathieu Oïli, attend d’avoir l’agrément de son responsable pour savoir quand utiliser ses journées de récupération afin que cela ne perturbe pas le travail de celui-ci. Comme le souligne, Josiane Pinto, l’imprévisibilité étant le fond du comportement des responsables, « la disponibilité se manifeste à la fois dans l’usage du temps et dans le rapport au contenu des tâches », celles-ci se situant toujours, comme nous le verrons plus loin, entre professionnel et privé. Quant à Mathilde, Beatriz, Goran et Sarah leur temps et leurs tâches sont totalement

dépendants des comédiens qu’ils accompagnent en tournée. Beatriz n’éteint jamais son téléphone portable afin d’être toujours joignable à toute heure du jour et de la nuit et de pouvoir résoudre un problème rencontré par un acteur. Sarah, alors seule au Théâtre des Bouffes du Nord pendant l’absence de Mathilde et Beatriz devra revenir un week-end travailler au théâtre afin de résoudre un problème d’autorisation administrative pour une comédienne qui devait partir à l’étranger et qui n’avait pas fait les démarches nécessaires auprès de la préfecture en regard de son statut de résidente. On peut donc dire que l’ensemble de ce personnel est placé dans une relation de service avec des personnes qui, bien que n’ayant pas toujours un statut hiérarchique supérieur (les acteurs) disposent d’un pouvoir de prescription de tâches à l’égard d’un personnel qui, de fait, se trouve dans une position subalterne. Toutefois, comme nous pourrons le voir, le personnel de ligne arrière dispose de certains moyens afin de rééquilibrer une relation dissymétrique à son désavantage.

À l’instar des autres groupes professionnels qui participent au fonctionnement de l’organisation, le personnel de ligne arrière est également contraint de respecter la scission forte entre travail artistique et autres activités. Ce qui sous-entend qu’aucun membre de ce personnel n’assiste à des répétitions de spectacles de Peter Brook. Si l’ensemble du personnel accepte d’être tenu à l’écart, Sarah habituée à d’autres pratiques ne peut s’expliquer une telle contrainte.

Moi, je me disais, je veux voir comment fonctionne l’administration mais aussi, je veux pouvoir côtoyer Peter Brook : je vais pouvoir assister aux répétitions, je vais pouvoir parler de son travail parce que c’est vrai que les différents bouquins qu’il a écrits m’ont servi pour mes travaux de recherche. Et ça, je l’ai dit tout de suite d’emblée à [Mathilde] et à [Beatriz]. Et [Mathilde], tout de suite m’a répondu : « Mais, tu sais, ici, c’est particulier. Peter est un artisan et Peter refuse qu’on le dérange dans son travail. « Et moi : Ah oui ! Pourquoi ? Les portes du théâtre sont fermées quand on veut assister à une répétition en demandant l’autorisation ? » « Peter, veut garder une sorte d’intimité » Et ça, moi, j’y crois pas du tout. Tout le monde porte ce discours. Un jour, j’ai posé la question à [Éliane] : « Pourquoi est-ce qu’un travail avec un acteur est différent d’un travail avec un danseur ? » Elle m’a dit : « mais, oui. C’est radicalement différent. » Elle a commencé à m’en parler, mais elle est partie ailleurs et donc elle n’a pas répondu à ma question. Je n’ai jamais eu aucun problème, avec aucun chorégraphe, quand on le demande, très poliment, très humblement et surtout en disant « si mon regard vous gêne, tout de suite, je sors » Donc en étant vraiment à la disposition et des danseurs et des chorégraphes. Je n’ai jamais eu aucun

problème pour assister à des répétitions. C’est vrai que je me suis dit, le texte est présent… mais, je n’y crois pas.

Le travail du personnel de ligne arrière s’effectue dans un contexte défini par deux critères majeurs. Le premier critère est la notoriété du metteur en scène et de ses spectacles. Celle-ci rejaillit favorablement sur toute nouvelle création avant même qu’elle n’ait vu le jour. Elle place le personnel de ligne arrière, prestataire de service, dans une relation de service favorable à l’égard des bénéficiaires et facilite le travail de recherche de financements (coproduction) et de structures d’accueil pour les tournées (diffusion). Ensuite, elle permet à l’organisation que constitue le C.I.C.T. d’exporter certaines des conventions esthétiques et de fonctionnement développées au Théâtre des Bouffes du Nord sans avoir à négocier les fondements de ces conventions. Le deuxième critère est la prééminence du pôle défini comme « artistique ». Le statut supérieur et « hors d’atteinte » des personnes bénéficiant de cette étiquette positive détermine le type d’interactions entre les personnes et les tâches effectuées par le personnel de ligne arrière en instituant une hiérarchie entre eux-mêmes et les acteurs qui n’existe d’ordinaire pas dans les structures théâtrales. Voyons à présent le travail du personnel de ligne arrière d’un peu plus près afin de déterminer comment se fait la répartition des tâches qui lui sont confiées ainsi que les conflits susceptibles d’émerger au sein de ce groupe.

III. Tâches, délégation et conflits

Mis à part la rédaction de contrats qui nécessite des compétences juridiques spécifiques et qui fait à présent l’objet de modèles applicables tels que, l’ensemble des tâches liées à la production et à la diffusion des spectacles ne fait pas l’objet d’une division du travail établie. En effet, la petite structure initiale composée de 4 ou 5 personnes gérant une production et une tournée annuelles suscitait la participation de toutes les employées à des tâches de rédaction de courrier, de sollicitations téléphoniques. Seules les tâches de comptabilité et d’accompagnement sont peu à peu revenues à des personnes en particulier, respectivement Nicole et Corinne. Avec l’extension de la programmation et surtout l’intensification des tournées, le besoin s’est fait sentir d’un personnel supplémentaire, plus spécifiquement attaché à l’exécution des tâches d’organisation et d’accompagnement de la tournée. Ces

modifications ont agi sur la répartition des tâches entre les personnes ainsi que sur l’origine des conflits.