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Le territoire flou de la direction artistique

Section I. Les cadres de l’organisation

C. Le territoire flou de la direction artistique

La direction artistique d’un théâtre consiste principalement dans les choix de programmation de certains spectacles pour chaque saison. Comme nous l’avons vu, Peter Brook dispose du pouvoir de décision initial puisque la représentation de ses spectacles constitue le pivot autour duquel viennent s’assembler les autres spectacles. Le calendrier étant, en effet, construit autour des longues périodes de représentation des pièces du metteur en scène. Lorsqu’elle était codirectrice, Micheline Rozan choisissait quelques spectacles par an pour compléter la saison128. Lorsque Stéphane Lissner arrive, son passé de directeur du Châtelet et sa situation de directeur du Festival d’Aix-en-Provence le conduisent tout naturellement à programmer des concerts de musique classique.

Je me suis attelé à la programmation théâtrale et musicale… C’est-à-dire que j’ai introduit la musique, qui n’existait pas. Voilà ! J’ai fait la programmation du théâtre. Je me souviens, j’ai commencé avec trois week-end musicaux. Bach, Beethoven et Mozart. J’avais fait trois week-end, j’avais invité tous mes amis. Il y avait Gustav Leonhart, Brigitte Engerer… Il y avait tous ces musiciens qui étaient là pendant trois week-end, c’est là que j’ai commencé.

Ce faisant, le directeur revendique une décision artistique puisqu’il est seul maître de ces choix. La présence d’un administrateur également producteur modifie quelque peu ce monopole. L’initiative des choix de concerts que Mathieu Oïli coproduit devenant son apanage.

Sur ce qui est de la programmation aux Bouffes en coproduction, je prépare et j’en parle bien sûr à Lissner et à Brook. Sur la location, bien sûr, on en parle. Eux-mêmes proposent des choses, même en musique. Ça circule beaucoup. C’est leur théâtre. Le fait de participer ne suffit pas à imposer. Et puis, ça ne m’intéresserait pas du tout. C’est leur outil, et c’est normal. Mais, dans les faits, ils me laissent beaucoup…

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Avec des compagnies telles que le Skarabaus de Munich pour L’Opéra de quatre sous de B.Brecht, la Compagnie Jérôme Deschamps pour La famille Deschiens, la Royal Shakespeare Company avec Titus

Andronicus, la compagnie Cheek by Jowl avec As You Like it puis Le Cid, ou des metteurs en scène (Hortense Guillemard et François Marthouret avec Hamlet, Gabriel Garran pour Le bal de N’dinga, Raoul Chénabi avec

Dom Juan et Histoire de Marie, Stéphane Braunschweig pour Le Marchand de Venise, par exemple. La programmation a parfois également compté des spectacles de danse (La Compagnie Carolyn Carlson, Le Four Solaire, entre autres), des récitals (Jean Guidoni, Zizi Jeanmaire, Hélène Delavault, Angélique Ionatos, Ute Lemper, Régine, Herbie Hancok, des concerts de musique classique Marius Constant, Patrice Fontanarosa, l’Ircam), ou de chants et musiques du monde (Ben Zimet, les Aborigènes d’Australie, musiques traditionnelles d’Afrique du Sud, Sarafina, musique traditionnelle persane).

La programmation des Bouffes du Nord s’enrichit donc d’une quarantaine de concerts. Tout particulièrement, des récitals de piano, de la musique de chambre et des ensembles vocaux dont l’administrateur assume en partie la responsabilité financière en tant que coproducteur. Celui-ci nous apprend qu’en l’absence d’implications financières pour la société Théâtre des Bouffes du Nord – C.I.C.T., la décision artistique en matière de programmation fait l’objet d’une concertation. Comme à l’époque de Micheline Rozan, Stéphane Lissner dispose également, aux côtés du directeur artistique en titre, d’un pouvoir de décision artistique en matière de choix théâtraux.

[Donc, l’objectif pour vous, d’emblée, c’était d’introduire la musique dans ce théâtre ?]

Non, non. L’objectif, c’était de travailler avec Brook. Pour préparer les spectacles avec lui, produire les spectacles avec lui. J’en ai fait pas mal depuis. Donc produire les spectacles, c’est le conseiller en fonction de ce qu’il me demande. Moi, je suis là pour répondre en fonction des demandes, je ne suis pas là pour lui dire ce qu’il faut faire. La grande programmation théâtrale et musicale, c’est moi qui la fait. Je lui suggère les choses. Lui, parfois, il a des envies. Par exemple le Dibbouk, là, qui arrive, c’est lui qui a voulu le faire. C’est lui qui le voulait. Le Roberto Zucco ou le Misanthrope, c’est moi. Si l’on peut dire c’est lui ou c’est moi…

La prise de décision en matière de programmation se fait, cependant, dans un cadre spécifique et en fonctions de certaines contraintes. C’est ce qu’indique Mathieu Oïli en citant une situation d’accueil de spectacle spécifique et qui n’engage pas la responsabilité financière de l’établissement.

Quand c’est de la location, c’est le cas pour Carla Bruni, on n’est pas coproducteurs. C’est elle qui loue. Il se trouve qu’en tant qu’administrateur, je peux être amené à louer le théâtre et à essayer de préserver l’image, en accord avec Brook et Lissner, du théâtre. Donc, c’est sûr que même à la location, il faut faire attention à ce qu’on fait. On a développé là, l’image plus chanson, mais il ne faut pas le faire n’importe comment. Entre Les Têtes Raides, Arthur H. et Carla Bruni, on est avec des artistes, pas marginaux… Carla Bruni, c’est son premier concert, elle a eu énormément de succès en disque, c’est très risqué. C’est des concerts fragiles. C’est une semaine fragile. Les Têtes Raides, c’est des artistes qui remplissent un mois et demi les Bouffes, 500 sièges par soir, en plein de mois de juillet quand il n’y a, soit disant, plus personne, et qu’on ne voit jamais nulle part dans les médias. Et ils ont fait des choses qui étaient totalement en respect avec le Théâtre, avec l’espace. Un imaginaire qui correspond aux Bouffes.

La définition du lieu soulignée par l’administrateur comme un des critères majeurs de choix, ne s’applique pas uniquement à la situation de location décrite ici mais également à tout spectacle coproduit, qu’il soit musical ou théâtral. Fort de son expérience aux Bouffes du Nord, Stéphane Lissner en tire une règle générale en matière de décision artistique.

La grande faillite de beaucoup de festivals et de théâtres, c’est de ne pas comprendre que le lieu est aussi important que l’artiste. Que la personnalité du lieu, l’influence du lieu est déterminante sur le spectacle. Les Bouffes c’est un théâtre que j’appellerai… qui sublime et qui assassine. C’est un théâtre qui a un double comportement, c’est-à-dire que si le spectacle est vraiment bien, le théâtre va sublimer le spectacle. Si le spectacle est pas mal ou moyen, il va le flinguer. C’est un théâtre qui ne supporte pas beaucoup la médiocrité. C’est un théâtre qui est très en phase avec la salle. Il y a une connexion naturelle et violente qui fait que la musique passe très bien et que l’acoustique est bonne en plus. Il y a des décors, des espaces et tout ça, dont le théâtre ne veut pas. C’est un théâtre qui est très fort. C’est un théâtre qui a une vrai personnalité d’autodéfense. Donc il y a un répertoire et une façon de faire du théâtre dans ce théâtre sui ne conviennent pas et d’autres voies qui conviennent. Par exemple,

Zucco, indépendamment du fait que j’avais commencé ma collaboration avec

Galvario, je pense que Roberto Zucco, je pense que cette pièce, c’est vraiment une pièce pour les Bouffes du Nord. Je pense que le sujet, l’état du théâtre, la violence et la tendresse du théâtre, le côté délabré, fin d’une histoire et même densité de personnalité, tout ça… Je pense que pour Roberto Zucco, c’est juste. Je ne me suis pas trompé. On aime ou n’aime pas, mais je ne me suis pas trompé sur la relation entre la pièce et le théâtre. C’est vrai pour Shakespeare, aussi. Ça marche. Il y a quelque chose qui fait que des personnages peuvent surgir, des scènes peuvent se succéder, il y a quelque chose dans la… c’est des intuitions.

La définition du lieu que nous offre Stéphane Lissner rejoint celle établie par Howard Becker. Celui-ci considère qu’un lieu est « avant tout, un lieu physique : un bâtiment (ou l’une de ses parties), ou un espace délimité à ciel ouvert. Mais c’est aussi, un lieu physique qui a été socialement défini. Défini en termes des usages sociaux qu’on en attend, du type de personne dont on pense qu’il le fréquentera et prendra part à ses activités, et de par les accords financiers qui sous tendent l’ensemble. Défini également par un contexte social plus large qui fourni à la fois des occasions et des limites à ce qui peut se passer »129. Cette vision du

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Théâtre des Bouffes du Nord en tant que lieu définissant une esthétique spécifique et donc un critère dans la prise de décision des responsables est totalement endossée par l’administrateur.

En ce moment, je refuse beaucoup de projets Théâtre-Musique. Parce que beaucoup de musiciens, que ça soit en baroque… viennent avec des comédiens et c’est le piège complet, ici. Un projet musical théâtralisé sur une scène permet beaucoup plus d’imperfections qu’une pièce. A priori tous les musiciens ont envie de faire des projets comme ça et sauf grande exception, ils passent toujours à côté. Ça ne marche pas artistiquement, ça marche peut-être au niveau du public mais, c’est pas des réussites comme les ensemble en question qui font quelque chose de sublime. Je pense que la grande force de ce théâtre, c’est de mettre en scène la musique. De mettre en scène le concert. Il est peut-être intéressant de se mettre en scène théâtralement dans une salle de concert, parce que du coup, il y a une distorsion entre le cadre strictement musical, le récital qui a tout un usage de traditions, la queue de pie, la disposition de l’orchestre, le salut et quand on apporte quelque chose de différent dans ce cérémonial, forcément, ça prend du sens et la simple différence est déjà un gage de qualité. Vous faites l’acteur dans un théâtre, il y a quelques traces sur les murs. C’est pas évident. À moins d’être très, très bon. D’être un comédien mais pas un musicien qui joue la comédie. Ça, ça fait partie du type de projet qu’on peut refuser, pour des raisons purement artistiques. Des choses que moi je jugeais pas très modernes parce que un peu passées, pas très intéressantes parce que rien de neuf. Un projet qu’on a vu 50 fois et qu’on retrouve aux Bouffes, ce n’est pas très intéressant. Ça ne veut pas dire qu’un groupe ou un ensemble qui passe ailleurs ne puisse pas passer aux Bouffes. Si il y a une véritable légitimité à passer aux Bouffes. Si c’est un projet qui épouse totalement les formes du théâtre, pourquoi pas. Ce n’est pas le fait qu’il ait été joué ailleurs. Voilà, il y a une question de rapport au lieu. On nous propose Migenes Johnson pour faire un tango ou des choses comme ça, non. Bien sûr, c’est un spectacle qui va attirer 3000 personnes. Mais, il vaut mieux le mettre dans des salles où l’on fait de l’argent. Ce n’est pas quelque chose qui s’adapte aux Bouffes.

En résumé, on peut donc dire que pour Stéphane Lissner et Mathieu Oïli, pour être programmé aux Bouffes du Nord, un spectacle doit être la création d’un artiste dont la notoriété ne repose pas sur des circuits commerciaux, s’adresser à un public restreint (en quantité et en qualité), comporter une scénographie qui valorise le lieu et soit valorisée par lui. Les critères de jugement artistique dont se revendiquent les différents directeurs reposent en fait sur la construction progressive d’une esthétique propre au Théâtre des Bouffes du Nord.