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Un théâtre d’exploration et d’ouverture

Section II. L’esthétique des Bouffes du Nord

II. Un théâtre d’exploration et d’ouverture

L’inauguration du Théâtre des Bouffes du Nord a eu lieu le 15 octobre 1974 avec la pièce méconnue de Shakespeare Timon d’Athènes, mise en scène par Peter Brook et représentée par son groupe de comédiens internationaux. Avec cette pièce, dont le metteur en scène dit qu’elle était d’actualité pour le public français compte tenu des sujets abordés (l’argent, l’ingratitude et l’amertume), Peter Brook revendique de faire du théâtre une relation « vraie » et de confronter le travail de recherche à la nécessité de jouer pour un vaste public. Un théâtre qui, comme dans le théâtre élisabéthain « rassemble la communauté, dans toute sa diversité,

au sein de la même expérience »138. La scénographie affiche une économie de moyens. La pièce est présentée sans aucun décor. Les comédiens sont vêtus de costumes contemporains comme on peut en trouve sur les étals des fripiers. C’est un succès, la moyenne de fréquentation est de 100% pour une salle qui comporte alors 514 places réparties en 274 place de parterre, 36 places de galerie, 112 places en corbeille de premier étage et 92 en corbeille de deuxième étage.

La recherche de « véritables situations de partage dans l’acte théâtral » conduit P. Brook à faire travailler la troupe dans de multiples directions en cultivant le mouvement de va-et-vient entre recherche et création. Le Centre revendique l’interpénétration entre le monde extérieur et la vie à l’intérieur du théâtre. Il affirme que celle-ci est obtenue grâce à l’imbrication constante entre le travail de production et de représentation du Centre de créations et le travail de recherche et d’animation du Centre de recherche (elle justifiera d’ailleurs la fusion, en 1990, des deux entités juridiquement séparées, en une seule qui portera le nom de Centre international de créations théâtrales).

Entre 1974 et 2005, Peter Brook et les différents comédiens qui l’accompagnent présentent une trentaine de créations théâtrales ou lyriques au Théâtre des Bouffes du Nord. Par son travail de création le Centre explore plusieurs axes liés à la représentation : l’utilisation de l’espace, des éléments de décor et des costumes ; le texte ; la musique ; le travail de préparation des comédiens et le jeu des comédiens sur scène.

A. « L’espace vide »

Comme le souligne Eleanor Lyon l’organisation de la scène au sein de la salle agit sur la visibilité des acteurs et la manière d’orienter le regard du spectateur139. L’espace spécifique qu’offre un plateau de plain-pied avançant au milieu du parterre implique une proximité spatiale accrue entre spectateurs et acteurs. Pour être réussi, le spectacle doit exploiter au

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BROOK, P., « Lettre à une étudiante anglaise », Timon d’Athènes, coll. Créations Théâtrales, C.I.C.T., 1974, p. 7.

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Dans sa thèse non publiée de doctorat de sociologie, l’auteur présente le point de vue des comédiens sur les 3 principaux types de scènes alors en usage à Chicago (proscenium, trois-quart de cercle et en arène) et la visibilité du jeu des acteurs qu’elles offrent aux spectateurs. Le travail empirique fait ressortir les spécificités des scènes en trois-quart de cercle et en arène. Ces deux types de scène favorisent la proximité avec le public mais rendent difficile la tâche de focaliser l’attention des spectateurs sur une partie de l’action. Des stratégies doivent alors être mises en place en ce qui concerne les mouvements des acteurs afin de resserrer le regard du spectateur tout en préservant le caractère multidimensionnel du jeu qu’offrent ces scènes centrales. In LYON, E., J., Behind the

mieux cette relation avec son espace. Aux Bouffes du Nord, le lieu est utilisé dans toutes ses potentialités sans pour autant devenir une reproduction réaliste du milieu qui est souvent réduit à un simple élément qui permette de délimiter l’espace (terre, tapis persan, natte de plastique tissé, dhurrie indien) 140. Les accessoires scéniques sont très peu nombreux, parfois repris d’un spectacle à l’autre et utilisés pour leur fonction initiale mais aussi détournée (table et chaise blanche de L’homme qui transformées en lit; le portant à vêtements du Costume, à la fois placard et fenêtre ; les coussins d’Hamlet tour à tour tombe ou coussins de sol). La situation est évoquée et non illustrée par les artifices d’un décor afin de laisser chaque spectateur construire un contexte.

Le travail de création théâtrale du C.I.C.T. se fait à partir de supports textuels variés qui permettent d’explorer l’évolution de l’écriture par rapport au jeu et au public. Les spectacles présentés n’ont pas de prétention politique affichée. Il faut dire à cet égard, que 6 ans après 1968, cette notion rebute un peu le public141. Les supports textuels évoquent avant tout des problèmes humains et leur portée est universelle. Des textes classiques (Ubu d’A. Jarry,

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Les couloirs d’accès sont utilisés dans La Cerisaie pour faire raisonner les coups de hache lors de l’abattage des arbres ; les marchepieds métalliques rivés dans les parois du cadre de scène servent aux comédiens de s’asseoir à la verticale du mur surplombant ainsi l’ère de jeu de La Tempête, par exemple.

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Une enquête conduite en 1971, par une équipe du CNRS auprès du public du T.N.P. et du Théâtre du Soleil, fait ressortir le théâtre populaire doit répondre à certaines exigences : « faire réfléchir, tenir au courant de l’actualité sous tous ses aspects, informer le spectateur des questions sociales, économiques, politiques, scientifiques même. Mais ce n’est pas parce que sa vocation est de former et d’informer le public que le théâtre populaire doit présenter des spectacles arides et austères ». Ainsi, au T.N.P., 63% des personnes interrogées estiment qu’il doit avant tout être éducatif et divertissant contre 28% qui pensent qu’il doit être politique et divertissant, 23% simplement éducatif, 15% simplement politique et 9% simplement divertissant (contre 77% à la Comédie Française). Plus les spectateurs sont âgés, plus ils demandent un théâtre éducatif et divertissant. En revanche, 18% des spectateurs appartenant à la classe d’âge comprise entre 25-34 ans estiment que la vocation d’un théâtre populaire est d’être purement politique, (6%) seulement chez les plus de 65 ans. L’appartenance socio-professionnelle détermine également cette perception puisque 82% des inactifs et retraités pensent que le théâtre doit être éducatif et divertissant ; 19% des artistes et 18% des ouvriers pensent que le théâtre doit être théâtre exclusivement politique. « conviennent à un théâtre populaire : des sujets d’actualité engagés politiquement, qui se placent dans l’optique du peuple, c’est-à-dire des travailleurs et les aident dans leurs lutte sociale et politique. En second lieu les moyens mis en œuvre dans les spectacles contribuent à faire du théâtre du Soleil un théâtre populaire. Par leur simplicité, ils peuvent être compris de tous : ‘l’écriture est populaire’, ‘c’est accessible, le langage est populaire’. (…) On lui reproche toutefois d’être d’avant-garde. Il reste que dans l’ensemble on considère que le Théâtre du Soleil a atteint, par son style, la vocation d’un théâtre populaire : présenter des sujets complexes, en s’exprimant de façon simple et non ‘simpliste’, ne pas mépriser le spectateur en lui parlant un langage qu’il ne comprend pas. « C’est la nature du public, pense une grande partie des spectateurs , qui permet de qualifier un théâtre de ‘populaire’, à théâtre populaire, public populaire. » « Public populaire signifie donc ‘diversité’ du public. Mais à l’idée de diversité s’ajoute celle de jeunesse, d’actualité et de spontanéité. Il n’est pas rare que l’on assimile ‘jeune’ et ‘populaire’ tandis que l’embourgeoisement du public irait de pair avec son vieillissement. Quand à la spontanéité, elle serait révélatrice du populaire, car le peuple estime-t-on, est ‘naturel’, spontané’, il n’est ni ‘sophistiqué’, ni ‘guindé’. (…)Mais la majorité des spectateurs affirme que le public du Théâtre du Soleil n’est pas un public populaire. (…) L’idée qui domine est que, comme dans tous les autres théâtres, il y a surtout des étudiants et des intellectuels et que la classe ouvrière est peu représentée. L’enquête a cependant révélé qu’elle l’est un peu plus que dans les autres théâtres considérés comme populaires. En outre, il y a beaucoup plus de jeunes, ils ne sont pas tous étudiants, comme semblent le croire les spectateurs interviewés. Enfin, la notion de public populaire représente dans l’esprit du spectateur soit un échantillon représentatif des différentes couches de la société, soit un public essentiellement ouvrier. » In, GOURDON, A.M., Théâtre, Public, Perception, op. cit., pp. 95 – 101

Mesure pour Mesure, La Tempête et Hamlet de Shakespeare, La Cerisaie d’A. Tchekhov)

alternent avec des textes contemporains (Woza Albert de Percy Mtwa, Mbongeni Ngema et Barney Simon, Oh les beaux jours de Samuel Beckett, Le Costume, de Mothobi Mutloatse,

Far Away de Caryl Churchill, Ta main dans la mienne de Carol Roccamora,, Tierno Bokar

d’Amadou Hampaté Bâ). Des textes écrits pour le théâtre avec des adaptations d’essais, de poèmes ou de contes (Les Iks d’après un texte de l’ethnologue Colin Turnbull, L’homme Qui d’après le livre du neurologue O. Sacks, Je suis un phénomène à partir du livre d’A. Luria, Le

Mahâbhârata d’après le poème épique indien éponyme, L’Os d’après le conte éponyme de

Birago Diop).

Le rôle de la musique dans les pièces de théâtre est également exploré. À travers le choix des musiciens, leur participation aux exercices et aux improvisations, la musique est partie intégrante du travail de préparation des acteurs. Dans les pièces, la musique est conçue comme un moyen de valoriser certains éléments de jeu (comme lors de l’apparition du spectre ou le combat entre Hamlet et Laertes), ou comme élément de rupture (Bach et Schubert dans

Far Away). Le chant est un élément du jeu des comédiens (chanson du fossoyeur dans Hamlet, « récital » de Tilly et air de Bossa Nova siffloté par Philémon dans Le Costume). Ce

rapport à la musique donne naissance à de longues collaborations avec des musiciens.

Dans ses créations aux Bouffes du Nord, P. Brook s’attaque également aux conventions qui régissent le monde du théâtre lyrique142. Il met à profit non seulement la liberté d’action dont il jouit à présent mais aussi l’acoustique de la salle pour créer deux spectacles lyriques en collaboration avec le compositeur Marius Constant, La Tragédie de Carmen, d’après l’œuvre de Bizet, Mérimée, Meilhac et Halévy et Impressions de Pelléas, d’après Pelléas et Mélisande de C. Debussy et M. Maeterlink. Le temps de répétition est allongé, les contraintes liées au repos de la voix des interprètes sont contournées par le recours à trois distributions qui se produisent en alternance assurant des représentations six jours par semaine sur une période de cinq mois. La petitesse de l’équipe permet de maintenir un prix de places identique à celui pratiqué pour les pièces de théâtre143. Soit, comme le souligne Micheline Rozan « un ouvrage lyrique représenté dans les conditions normales du théâtre »144.

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Dans un article, Bernard Dort relève que, depuis les années 70, « la mise en scène théâtrale s’est étendue à un domaine qui lui était longtemps demeuré fermé : le théâtre lyrique. Aujourd’hui, tous les réalisateurs de renom (à l’exception de R. Planchon et A. Mnouchkine) font le détour par l’opéra. » Il module les effets positifs de cette interaction en ajoutant que depuis, « le théâtre s’est trouvé contaminé, ou confirmé, dans sa tentation de ‘grand spectacle’, par certaines pratiques opératiques – de la pléthore scénographique à l’impérialisme des stars. » DORT, B., « L’âge de la représentation », Le Théâtre en France, De JOMARON, J., dir., Encyclopédies d’aujourd’hui, La Pochothèque, Paris 1992, pp 1043-1044.

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BROOK, P., Points de suspension, op. cit. , pp. 254-255.

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