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La vie étudiante : l'autogestion des stroyotryads et le souffle de démocratie

faiblesses de la gouvernance totalitaire de l’enseignement supérieur 1.1 La nécessité d’une révision des missions de l’enseignement supérieur :

2. Le Dégel : le début du printemps pour l’enseignement supérieur 1 Les réformes de Khrouchtchev pour la vie politique et la vie

2.2. La vie étudiante : l'autogestion des stroyotryads et le souffle de démocratie

L’inscription de la politique universitaire dans la politique agricole durant la deuxième moitié des années 1950 a contribué à la baisse de qualité du cursus, mais elle a généré un élément important de la vie universitaire pour des décennies à venir et elle a engendré un certain niveau de réveil de conscience sociale chez les étudiants,

301 AVROUS Anatoli, op.cit., p. 63.

302 Ibidem.

303 KHANIN Grigori, « Vyschee obrazovanie i rossiïskoe obchtchestvo » / « L'enseignement supérieur et la

société russe », EСO, 2008, n° 8, p. 75-92.

AGRANOVSKI Anatoli, « Rastrata obrazovania » / « L’éducation perdue », Izvestia, 17 janvier 1963, n° 19. DROUJILOV Serguei, Sotsial’no-psikhologitcheskie problemy ouniversitetskoï intelligentsii vo

vremena reform : vzglyad prepodavatelia / Les problèmes socio-psycologiques de l’intelligentsia universitaire lors du temps des reformes : le regard d’un enseignant, Montreal: Accent Graphics

Communications [édition éléctronique], 2015, 390 p., p. 100. Disponible sur le site de l’auteur : http://druzhilov.ru/news/социально-психологические-проблемы, consulté le 10.10.2016.

selon certains historiens analysant le dégel304. Dans le cadre de la Campagne des

terres vierges lancée par l’URSS en 1954 afin de résoudre le problème agricole, à savoir le manque de blé pour la production du pain, l’État a fait appel aux étudiants pour travailler dans les champs pendant les vacances d'été pour la récolte305.

La première sortie en masse des étudiants vers les terres vierges a été effectuée en 1956 par les étudiants de la faculté de physique de l'Université de Moscou pour aider aux groupements agricoles d'exploitation en commun (sovkhozes) sur place, puis la campagne a été renouvelée chaque année. En 1958, l'un des activistes des groupes d'étudiants de l’Université d’État de Moscou a eu l'idée d'avoir recours aux étudiants plutôt pour les missions de construction sur les terres vierges, car le manque d'infrastructure diminuait les bons résultats en récoltes306. Les étudiants s'organisaient

alors dans les groupes appelés stroyotryads (détachements d'étudiants-bâtisseurs) dotés d'un organe central, d'une hiérarchie de sous-organisations, d'un uniforme et même d'un langage spécifique (des slogans et autres expressions symboliques)307.

Les caractéristiques principales des stroyotryads étaient l'auto-gouvernance, la discipline, la distribution des rôles lors de la mission (dirigeant stratégique, organisateur, chef de cuisine, etc.). La participation dans les stroyotryads a fait naître

304 EGOROV Vladislav, STOIAKINA Tatiana, « Protsessy sotsializatsii i mobilizatsii molodeji v

sovetskom gosoudarstve » / « Les processus de solialisation et de mobilisation de la jeunesse à l’Etat

soviétique » : actes du colloque Kooperativny sektor v innovatsii razvitia rossiïskogo obchtchestva /

Le secteur coopératif de l’économie et l’évolution de la société russe, le 19 mai 2016, Volgograd :

Ed. Volgogradskoe naoutchnoe izdatel’stvo, 2016, 236 p., p. 56-62. Disponible sur le site officiel de la bibliothéque numérique des ouvrages scintifiques https://elibrary.ru/item.asp?id=27220841, consulté le 11.10.2016.

305 La campagne des « Terres vierges » (Osvoenie tseliny) est un plan lancé en 1953 par Nikita

Khrouchtchev pour augmenter la production agricole de l'URSS afin de lutter contre la sous- alimentation de la population soviétique. Le projet consistait en mise en culture des steppes du Kazakhstan (ainsi que de la Sibérie, du sud de la région de l'Oural et du nord du Caucase). Malgré l'argumentation assez forte lors des discussions au sein du Parti pour le développement intensif de l'agriculture à la place d’un développement extensive, le groupe dirigeant sous Khrouchtchev a choisi la voie extensive, qui s'est soldée par un échec (dépense des ressources, manque d’outils, de méthodes de gestion et de ressources humaines pour les récoltes, l’érosion des sols, inefficacité du système entièrement public dans l'exploration, l'absence de secteur privé).

Voir à ce propos : MARIE Jean-Jacques, Khrouchtchev : La réforme impossible, Paris, Payot, coll. « Biographie Payot », 2010, 605 p., chap. 13 « L'épopée ratée des Terres vierges ».

306 LIASKIN Vladimir et alii, SSO : stroïka, stoudenty, otriad / Les SSO : construction, étudiants,

union, Moscou : Molodaia gvardia, 1978.

KHOVRIN Andreï, Stroudentcheskie otriady kak soub’ekt realizatsii gosoudarsvennoï molodejnoï

politiki : sotsiologo-oupravlentcheski analiz / Les stroïotriads comme étant le sujet de la réalisation de la politique étatique pour la jeunesse : l’analyse sociologique de gestion, thèse de doctorat

(kandidat naouk) en sociologie, Moscou : MATI, 2003, 199 p.

307 Polojenie o stoudentcheskom otriade / Le réglement des stroyotryads adopté par le ministère de

l’Enseignement supérieur et post-sécondaire de l’URSS le 28 avril 1977 n° 468.

Source : Le receuil des documents réplementairaires de la vie économique et financière des stroyotryads, Moscou : MGCh SO MGK VLKSM, 1988, p. 9.

une production culturelle riche en chansons et en poèmes, ainsi que des « chefs » officieux parmi les étudiants. Les stroyotryads étaient, note Svetlana Kovaleva dans sa monographie, « le mélange du romantique et de l'entrepreneuriat308 ».

La stratégie politique d'exploration des terres vierges était finalement une erreur qui a coûté sa carrière à Khrouchtchev : sa popularité baissait auprès du peuple et auprès de ses collègues au sein du Parti, soucieux de leur avenir professionnel aux côtés d’un dirigeant largement critiqué à travers la société. En revanche, les stroyotryads sont devenus très populaires chez les étudiants. Cette initiative politique a eu pour conséquence le développement d’une forme d’enthousiasme chez les jeunes pour l'exploration des terres du grand pays et le travail pour le bien des peuples. Cet enthousiasme sincère des jeunes est comparable à un certain degré à celui de la Révolution ou de la participation dans la Grande Guerre patriotique, comme le souligne l'historien Vladimir Tolts309. La tradition des stroyotryads est devenue la

marque de la génération d'étudiants des années 1960, « les soixantaines » ou « les soixantards » (en russe chestidesiatniki). Parmi les « soixantards », il se trouvaient notamment les futurs représentants du mouvement démocratique en Russie des années 1980-1990.

L'enthousiasme des stroyotryads ne s’explique pas uniquement par l'altruisme et l'idéalisme des jeunes. Selon Svetlana Kovaleva, les stroyotryads symbolisaient le changement d’époque politique. C'était une première tentative, certes timide, de se sentir libre, d'exprimer ses ambitions, de se réaliser en quelque sorte. La chercheuse insiste sur le fait que les stroyotryads constituaient une réaction des étudiants contre le système totalitaire, les interdictions et la pression sur les individus310.

La participation des étudiants dans les campagnes pour atteindre des objectifs économiques nationaux prenait souvent sur leur temps d'études et perturbait le

308 KOVALEVA Svetlana (éd.), Ty pomnich fizfak ? K 70-letiou fizitcheskogo fakoulteta MGU / Tu te

souvien de la fac ? Pour 70ème anniveraire de la faculté de la fisique de l’Université d’Etat de

Moscou, Moscou : Ed. Pomatour, 2003, 415 p., chapitre II : « Tselina rodnaia, vot ved’ ty kakaia ! » /

« Terre vierge, la voici-toi ! » Disponible sur le site de l’association des anciens étudiants de la faculté de physique de l’Université d’Etat de Moscou : http://guker.info/kovaleva/kov21.html. Consulté le 13.01.2016.

309 TOLTS Vladimir, « Maloizvestnaia tselina : polouvekovoï ioubileï » / « Terre vierge inconnue : le

jubilée de demi-siècle », publié sur le site de la radio Svoboda le 29.02.2004 : http://www.svoboda.org/content/transcript/24204157.html. Consulté 13.01.2016.

processus d’apprentissage dans les EES. Ce n'était pas pour rien qu'au début de la campagne des terres vierges, il y avait des universitaires contre la participation des étudiants avec comme devise « Nos terres vierges sont à l'Université et elles s'appellent la Science ! ». Nombreux recteurs des universités exprimaient leur désapprobation311. Malgré les protestations, l’existence des stroyotryads n’a pas été

entravée. Au milieu des années 1980, on comptait 12,758 millions d'étudiants qui ont participé aux stroyotryads312. Parmi eux, il y avait de futurs dirigeants politiques tels

que Vladimir Poutine (président de la Russie de 2000 à 2008 et depuis 2012), Dimitri Medvedev (président de la Russie de 2008 à 2012 ; Premier ministre, chef du gouvernement de la Russie depuis 2012), Sergueï Lavrov (ministre des Affaires étrangères depuis 2004), Youri Loujkov (maire de Moscou de 1992 à 2010), Noursoultan Nazarbayev (président de Kazakhstan depuis 1990).

Le sentiment de liberté chez les étudiants n'a pas été entièrement apprécié par le pouvoir public. Dans les documents de la Cour Suprême et du Parquet de l'URSS, l’État estimait que les mouvements étudiants durant cette période présentaient un caractère oppositionnel. Le recueil des documents déclassifiés La Cabale : la dissidence d'opinion en URSS sous Khrouchtchev et Brejnev (1953 – 1982) et le catalogue des condamnés en vertu de l'article 58-10313 du Code pénal de la RSFSR

démontrèrent le mécanisme d'actions de l'État pour mettre en « bonne route » la conscience des étudiants. Ces documents permettent de voir également l'évolution du cadre juridique vis-à-vis des avis politiquement « inconfortables » 314.

Dans ce nouveau contexte politique, les méthodes staliniennes n'étaient plus possibles à mettre en œuvre contre les manifestations des étudiants ; il a fallu trouver d'autres moyens pour influencer les jeunes. La réflexion s'est accélérée après les événements en Hongrie et en Pologne, et s'est soldée par une lettre du Comité central

311 Ibidem.

312 Ces données sont publiées sur le site de l’Université d’Etat de construction de Moscou :

http://www101.mgsu.ru/index.php?option=content&task=view&id=4906, consulté le 08.10.2017.

313 La propagande ou l'agitation avec un appel à la déposition, à la destruction ou à l’affaiblissent du

pouvoir soviétique, ainsi qu'à la commission des crimes contre-révolutionnaires, la diffusion, la production et le dépôt de la littérature d'un tel contenu entraînent l’emprisonnement de 6 mois.

314 KOZLOV Vladimir, « Kramola : inakomyslie v SSSR pri Khroochtcheve i Brejneve, 1953-1982

gody. Po rassekretchenym dokoumentam Verkhovnogo souda i Prokouratoury SSSR » / « La Cabale :

la dissidence/l'hétérodoxie/le non-conformisme/le délit d'opinion en l'URSS sous Khrouchtchev et Brejnev. 1953 – 1982. Les documents déclassifiés de la Cour Suprême et du Parquet de l'URSS»,

Otetchestvennaia istoria/L’histoire russe, 2003(n°4), p. 93-111.

du PCUS du 19 décembre 1956 sur « Le renforcement de la lutte politique des organisations du Parti envers les masses afin d'éliminer des sorties offensives des éléments antisoviétiques ». La poursuite non-justifiée n’était plus d'actualité, les objets de la poursuite devenaient désormais des efforts des pouvoirs publics de définir clairement ce qui était une « sortie offensive » ou des « manifestations malfaisantes », des « opinions incorrectes », etc. Un rôle spécifique a été attribué au Komsomol pour soutenir la ligne du Parti dans les universités. A cette fin, le Komsomol organisait des discussions publiques à propos des «opinions incorrectes » avec les études de cas, les avertissements et même les expulsions de l'université315.

L'historienne Olga Gerasimova, en analysant toutes formes de manifestations étudiantes de l'Université de Moscou dans la période du dégel, a conclu que les étudiants qui avaient participé aux activités jugées politiques et antisoviétiques n’exprimaient pas vraiment un appel au renversement du régime et du système politique, mais à leur amélioration et aux réformes. Les étudiants exprimaient plutôt leur manque de satisfaction du niveau de l'enseignement dans certaines disciplines, des conditions d'habitat, le manque de communication avec l'administration universitaire, ou d'information sur la vie politique nationale et internationale. L'historienne Konokhova exprime la même idée : la voie des étudiants s'éleva souvent pour discuter du niveau de vie et du quotidien et pour appeler à l'amélioration des conditions de vie316.

Les étudiants, en effet, ont commencé à poser des questions à l’État, mais aussi à leurs professeurs dans les universités. Dans les propositions du Komsomol au projet du décret du Comité central du PCUS sur « Les mesures de l'amélioration du travail idéologues-politiques parmi les étudiants » du 10 juin 1957, on trouve le constat que « les professeurs des universités admettent qu'il est difficile de travailler » dans les conditions où au niveau officiel il n'y avait aucun changement dans le contenu des

315 Postanovlenie Prezidiouma TsK KPSS ob ousilenii polititcheskoï raboty partiïnykh organizatsiï v

massakh i presetchenii vylazok antisovetskikh, vrajdebnykh elementov / L’arrêté du Présidium du Comité central du PCUS du 19 décembre 1956 sur le renforcement de travail des organisations du Partie pour éradiquer des manifestations des éléments antisoviétiques et hostiles.

Source : Doklad Khrouchtcheva o koul’te litchnosti Stalina na XX s’ezde KPSS : dokoumenty / Le rapport de Khrouchtchev au XX Congés du PCUS : les documents, Moscou, ROSPEN, 2002.

316 GERASIMOVA Olga, op.cit.

cours après le XXe congrès du Parti, mais les étudiants posaient des questions sur les

réformes politiques. Parallèlement, l’absence de satisfaction des jeunes augmentait317.

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