• Aucun résultat trouvé

Les réformes dans les années 1920 – 1930 : spécialisation, diversification et rôle de l'Université

faiblesses de la gouvernance totalitaire de l’enseignement supérieur 1.1 La nécessité d’une révision des missions de l’enseignement supérieur :

L’ ENSEIGNEMENT SUPERIEUR SOVIETIQUE DANS LE CONTEXTE INTERNATIONAL

1. L’enseignement supérieur russe dans l’espace européen avant et après la Révolution

1.4. Les réformes dans les années 1920 – 1930 : spécialisation, diversification et rôle de l'Université

L’industrialisation qui a commencé plutôt en Europe qu’en Russie a influencé les politiques de l’enseignement supérieur des pays occidentaux pour favoriser le développement des formations d'ingénieurs. Le développement de ces formations a débuté en Russie encore lors du tsarisme - à la fin de XIXe et au début du XXe siècle,

mais le changement après l'arrivée des bolcheviks au pouvoir se trouvait dans la croissance considérable du nombre de ces formations, ainsi que l'augmentation des établissements d'enseignement supérieur spécialisés.

Les bolcheviks ont suivi l'exemple de l’Europe dans leur politique de développement des écoles spécialisées, et notamment d’ingénieurs, et ils ont établi à ces fins « des centres professionnels » aux dépens des universités classiques. Dans la même logique, les facultés des universités ont été réorganisées : les facultés de médecine et les facultés pédagogiques sont devenues des instituts indépendants. Avec

384 ROUTKEVITCH Alexei, Evolioutsia ouniversiteta / L'évolution de l'université, conférence du

philosophe est publiée le 12.10.2012 sur le site Postnauka, l’ONG dédiée à la diffusion des recherches fondamentales: https://postnauka.ru/video/3603, consulté le 12.07.2015.

la création d'un grand nombre de nouveaux EES mono-disciplinaires, le paysage l'enseignement supérieur soviétique s'est diversifié. Selon les auteurs de l'ouvrage fondamental, A History of the University in Europe, l’enseignement supérieur en Union soviétique était le plus différencié de tout l'Europe385.

La différenciation des établissements d’enseignement supérieur est la caractéristique principale du système, et un grand nombre des EES spécialisés ou les EES sectoriels (otraslevye vouzy) constitue un élément principal du « design soviétique de l'enseignement supérieur », notent Kouzminov, Froumin et Semenov. Ces établissements se trouvaient sous la tutelle des ministères de l'Agriculture, de Médecine, du Transport, de la Défense, ils recevaient le financement de ces ministères. La séparation disciplinaire des établissements correspondit en URSS à la gouvernance des EES par le biais des ministères compétents, mais aussi au principe de la gestion planifiée des ressources humaines. L’incorporation de l’enseignement supérieur dans l’économie du système administratif et autoritaire a abouti en Union soviétique à l’apparition d'un grand nombre de nouvelles spécialités et sous- spécialités386.

La planification s'appliqua aussi à l'enseignement supérieur et privilégia les études techniques et appliquées. La nouvelle intelligentsia soviétique sera technicienne et soumise politiquement même si, à l'inverse de l'intelligentsia tsariste, elle peut se prévaloir d'origines populaires. Avec 4,3% de la classe d'âge inscrits dans des études supérieures, la Russie soviétique aurait ainsi rattrapé en 1939 le niveau de formation supérieure des pays occidentaux tout en modifiant les origines des élites du régime387.

En Occident dans les années 1930, l’idée de la transformation des universités en centres d’éducation professionnelle était populaire. José Ortega y Gasset stipulait dans son ouvrage La mission de l'Université qu’on devrait choisir les professeurs parmi les pédagogues, et non pas parmi les chercheurs, puisque selon lui on n’avait

385 RUEGG Walter (ed.), A History of the University in Europe, Vol. IV, Universities Since 1945,

Cambridge University Press, 2011, p. 36.

386 RUEGG Walter (ed.), op.cit., p. 36.

Voir également :

AVIS G., « The Soviet Higher Education Reform: Proposals and Reactions », Comparative Education, Vol. 26, n° 1, 1990, p. 5-12.

387 CHARLE Christophe, « La seconde transformation: recherche ou ouverture sociale ? (1860-

1940) » in CHARLE Christophe, VERGER Jaques, Histoire des universités, Presses Universitaires de

pas forcément besoin de faire de la recherche dans les établissements d'enseignement supérieur388. Les gouvernements des états acceptèrent progressivement cette tendance

en créant des établissements ou des filières liés aux nouveaux besoins de la société industrielle. En 1939, en Europe il y avait 201 universités et 301 établissements spécialisés d'enseignement supérieur. Dans les années 1940-1950, on note encore la croissance du nombre d'écoles supérieures spécialisées389.

Cette tendance et la réorganisation des universités en URSS ont influencé la position centrale de l'Université dans le système des EES en Union soviétique et aussi sa valeur. La séparation de l'enseignement et de la recherche, effectuée dans les années 1930 en URSS, a également ébranlé l'équilibre de l'Université. Nous pourrions dire qu'à partir de cette séparation le modèle universitaire en Russie a rompu avec l'Université humboldtienne, et l'Université soviétique a été créée.

Alexandre Dmitriev soutient l'idée que la politique en l'URSS dans les années 1930 avait pour objectif de séparer les étudiants et les chercheurs parce que ces derniers étaient très utiles en tant que « producteurs » de connaissances et susceptibles d'être dangereux pour le Parti communiste en tant que transmetteurs d'idées politiques d'opposition. L'objectif était d'éviter la possibilité d’influence de ces chercheurs sur les étudiants. Or, les chercheurs dans les laboratoires ont eu la liberté, sauf dans certains cas, à faire de la recherche. Mais les enseignants ont subi un poids considérable du contrôle idéologique390. Cette dichotomie, selon l’historien

Krementsov, de l’autonomie relative dans la recherche avec un contrôle strict de l'enseignement, a créé une dichotomie entre les activités d'enseignement et les activités de recherche, ce qui est devenu une autre particularité du système soviétique de l'enseignement supérieur391. Selon Khanin, les avantages de ce changement étaient

la spécialisation, et le point négatif était le développement moins important de la

388 ORTEGA Y GASSET José, Missia ouniversiteta/ La mission de l'université (1930), traduit de

l’espagnole en russe par GOLOUBEVA Marina et KORBOUTA Andreï, Moscou : GU-VCHE, 2010, 144 p.

389 RUEGG Walter (ed.), op.cit., p. 12.

390 DMITRIEV Alexandre, Evolioutsia rossiïskogo ouniversiteta pervoï treti XX veka / L'évolution de

l’Université russe au première tiers du XXe siècle, La conférence de l’historien est publiée le 25 juin 2014 sur le site Postnauka, l’ONG dédiée à la diffusion des recherches fondamentales :

https://postnauka.ru/video/26601. Consulté 06.05.2015.

recherche dans les universités et l’accès limité des chercheurs aux étudiants pour sélectionner les talents pour de futures recherches392.

La question de la séparation de l'enseignement et de la recherche requiert ici quelques précisions. L’idée de séparer l’enseignement et la recherche n’a pas été inventée par les bolcheviks. Les structures de recherche alternatives aux universités étaient déjà un fait aux XVIIe - XVIIIe siècles en Europe en réponse à la crise des

universités, rappelle Khanin393. L’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg a été

fondée en Russie en 1724, lors du règne du tsar Pierre Le Grand, à l’image de l’Académie de Paris. En revanche, dans la documentation du projet de l’Académie russe nous trouvons la nette distinction entre l’université et l’académie. Il fut également précisé que la volonté du tsar Pierre Le Grand était d’éviter la séparation entre les deux mondes avec comme justification que cette séparation dans le contexte russe sera inutile. Ainsi, même la première Académie russe était une structure à part, les chercheurs de l’Académie étaient également les enseignants de l’Université académique de Saint-Pétersbourg fondée la même année avec pour objectif de former les jeunes394.

Malgré les réformes chaotiques et destructives du début du nouveau régime politique, ainsi que la séparation de l'enseignement et de la recherche, les grandes universités russes continuaient à transmettre leur qualité grâce aux enseignants de la « veille école ». Même avec une certaine baisse de qualité en vue de l’organisation de la recherche dans la structure alternative – l’Académie des sciences de l’URSS - la recherche soviétique continuait à exister dans l’enseignement supérieur. Selon les ouvrages qui abordent la question de l’organisation de la recherche en Union soviétique, il devient clair qu’il ne faut pas soutenir l’idée que la recherche scientifique n’existait pas dans les EES soviétiques, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que les universités-phares (Université d’État de Moscou, Université d’État de Saint-Pétersbourg et puis l’Université d’État de Novossibirsk) depuis leur

392 KHANIN, op.cit.

393 Ibidem.

394 OSTROVITIANOV Konstantin (éd.), Istoria Akademii naouk SSSR / L'histoire de l'Académie des

sciences de l'URSS, t.1, (1724-1803), Moscou – Leningrad : Ed. Naouka, 1958, 483 p., p. 45.

Voir également :

PEKARSKI Piotr, Istoria Imperatorskoï akademii naouk v Peterbourge / L'histoire de l'académie

création n'ont jamais cessé d'avoir des laboratoires équipées et soutenues par l’État. Les EES spécialisés avaient également les équipements de recherche correspondants à leurs profils. L’un des exemples est l’Université technique d’État de Moscou – Bauman, à l’époque de l’URSS nommé l’Institut mécanique de Moscou – Bauman (1930-1943) puis l’École technique supérieur de Bauman (1943-1989). Le cursus pédagogique dans les EES soviétiques de différents types prévoyait de la recherche, ce qui a été fixé dans les documents officiels de l’État. Le droit d’attribution du grade de Candidat des sciences (kandidat naouk, équivalent doctorat du système LMD français selon l'accord entre les gouvernements français et russe le 12 mai 2003395) après trois ans minimum d’études, et souvent plus, en doctorat (aspirantoura) appartenait aux instituts de l’Académie des sciences, mais aussi aux EES qui avaient des conseils scientifiques en leur sein. C’était valable également pour l’attribution du grade d’assistant (chercheur junior), de docent (chercheur senior). L’attribution du grade de docteur en sciences (doktor naouk, équivalent au post-doctorat en France) et de professeur (membre permanent d’un établissement de recherche), effectuée par la Commission suprême d’attestation (Vyschaia attestatsionnaia komissia, VAK) sur la base des recommandations des conseils scientifiques des EES comme des instituts de l’Académie396.

En outre, l’existence en URSS de sociétés scientifiques étudiantes (stoudentcheskie naouchnye obchtchestva) assurait la continuité des activités de recherche au sein des EES soviétiques. C’était une sorte d'associations des étudiants passionnés par une science ou par un domaine qui ont été organisés sous la tutelle d’un enseignant- chercheur pour suivre des cours et des travaux dirigés facultatifs. Ces sociétés scientifiques, apparues en Russie impériale durant les années 1880-1890 dans les universités, se sont développées davantage dans les années 1930-1970. Il s'agit donc

395 Décret n° 2003-744 du 1er août 2003 portant publication de l'accord entre le gouvernement de la

République française et le gouvernement de la Fédération de Russie sur la reconnaissance mutuelle des documents sur les grades et titres universitaires, signé à Saint-Pétersbourg le 12 mai 2003. Disponible sur le site officiel du service public de la diffusion du droit avec Legifrance :

https://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2003/8/1/MAEJ0330066D/jo/texte. Consulté le 12.10.2017.

396 Polojenie o naoutchno-issledovatel'skoï rabote stoudentov vyschykh outchebnykh zavedeniï

outverjdeno prikazom ministra vyschego i srednego spetsial'nogo obrazovania SSSR / L'ordre du

ministre de l'Enseignement supérieur et l'enseignement professionnel post-secondaire de l'URSS du 7 février 1974 n° 124 adoptant le Réglement de l'activité de recherche des étudiants des établissements d'enseignement supérieur.

Postanovlenie Sovnarkoma SSSR ob outchenykh stepeniakh i zvaniakh / L'arrêté de Sovnarkom de

d'une tradition ancienne, mais également d'une forme d'autogestion et d'initiative étudiante. Depuis 1940, les sociétés scientifiques étudiantes participent au travail scientifique des chaires et des laboratoires universitaires, et plus tard aux expéditions scientifiques. En 1950, deux cents EES soviétiques avaient des sociétés scientifiques étudiantes en leur sein, et dans les années 1960, tous les EES en avaient. Pour la coordination de l’activité scientifique étudiante, des structures étatiques ont été créées – des conseils (sovietï) républicains, régionaux et dans les EES. En 1974, 1,3 millions d’étudiants participaient aux activités scientifiques sous l’administration de 185 mille d’enseignants. En 1970-1972 les étudiants étaient co-auteurs de 3,5 mille inventions et de 49 mille travaux utilisés par l’industrie. Les travaux de recherche des étudiants soviétiques ont été présentés lors des expositions internationales en Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Allemagne de l’Est, en Inde, au Canada, aux États-Unis397.

Enfin, la majorité des EES avait des liens étroits avec les instituts de l’Académie ; la coopération entre eux se présentait sous forme d’échange, de participation des enseignants et des étudiants dans les colloques scientifiques, participation des chercheurs aux travaux dirigés, l’accès aux matériaux des laboratoires des instituts de recherche, co-organisation des expéditions scientifiques etc.

En revanche, il est justifié de dire que les EES ne représentaient pas le centre de la recherche soviétique. Le centre de cette recherche était le réseau des instituts de recherche de l’Académie des sciences et de VASKHNIL, ainsi que les instituts des ministères sectoriels. Ce changement du centre de gravité de la recherche a été effectué dans les années 1930. Le système demeurait ainsi jusqu’aux réformes de l’Académie des sciences dans les années 2000, malgré plusieurs tentatives des décideurs publics d’impulser les activités scientifiques dans les universités durant les années post-Seconde Guerre mondiale et plus tard, dans les années 1990.

Après la Seconde Guerre mondiale, les problèmes de développement ultérieur des universités, leur rôle dans le système d’enseignement et dans la vie de la société, ont été revus dans tous les pays occidentaux. Les idées de Karl Jaspers exposées dans

397 NAMESTNIKOV Boris, NEFEDOV Pavel, « Stoudentcheskie naoutchnye obchtchestva » / « Les

sociétés scientifiques étudiantes », Bol'chaia sovetskaia entsiklopedia / La grande encyclopédie

soviétique, Moscou : Sovétskaia entsiklopedia, 1969-1978. Disponible sur : http://bse.sci-

l’ouvrage De l’Universitéont prévalu. Jaspers considérait nécessaire de poursuivre les traditions de l’université humboldtienne, où les professeurs et les étudiants avaient pour vocation de rechercher « la vérité absolue ». « La vérité absolue » se cache dans le processus de recherche scientifique, donc la recherche scientifique est la mission principale de l’Université. La deuxième mission était l’apprentissage parce qu’il fallait transmettre la connaissance. Aussi, l’Université devait infuser un individu avec une culture générale de haut niveau – l'éduquer, le former et le civiliser. Cela constitua la troisième mission de l’Université. Les trois missions étaient liées. Se séparer d’une mission, selon Jaspers, revenait à perdre l’esprit de la formation universitaire. Pour mener à bien ces trois missions, l’Université devait maintenir et assurer la liberté académique398.

Les idées de Jaspers influençaient les dirigeants soviétiques. L'historien russe Dmitriev et le philosophe Routkevitch insistèrent que le pouvoir public fasse des efforts au début des années 1950 pour renforcer la place de l’Université dans la recherche nationale et augmenter son potentiel scientifique. Or, le système n’a pas réussi à faire des universités des centres de recherche399.

Dans les conditions du régime totalitaire et sans autonomie universitaire, accomplir les trois missions était une tâche difficile, voire impossible. L’enseignement supérieur se trouvait toujours sous le contrôle idéologique du Parti communiste. La recherche de « la vérité absolue » se passait dans le cadre prédéterminé de l’idéologie officielle qui subordonnait les sciences humaines et sociales, et, dans certains cas, les sciences naturelles. Après la session du VASKHNIL de 1948, le développement des disciplines comme la génétique et la cybernétique a été gravement étouffé. La transmission des connaissances était limitée également à ce qui était autorisé à enseigner. Un moindre pas de côté du programme agréé par l’État pouvait coûter au professeur sa carrière. L’éducation était centrée sur la formation des spécialistes « fidèles à la tâche du Parti communiste », capables d’effectuer ses directives sans avoir de doutes ni de critiques.

398 JASPERS Karl, De l’Université, titre original « L’Idée d’Université» (1946), traduit de l’allemand

par LACHAUSSEE Ingeburg, Lyon, réédition Parangon, 2008, 172 p., collection « Situations et critiques ».

399 DMITRIEV Alexandre, op.cit.

Le poids de l'idéologisation auquel les universités ont été soumis en URSS et la séparation de l'enseignement et la recherche étaient deux caractéristiques du système soviétique, résultat de la stratégie politique des dirigeants, ainsi que les raisons principales du manque d'innovation au sein des universités, le tout contribuant à la faiblesse du système entier de l'enseignement supérieur russe dans le dernier quart du

XXe siècle.

2. Le modèle soviétique de l'enseignement supérieur dans un

Outline

Documents relatifs