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La politique de l’enseignement supérieur de l’État en cours de construction : premiers changements sociaux et organisationnels

La politique universitaire soviétique : évolution du cadre des relations État – universités durant l'époque soviétique

2. L’État en cours de construction : chantier politique et chantier universitaire

2.2. La politique de l’enseignement supérieur de l’État en cours de construction : premiers changements sociaux et organisationnels

132 DONTCHENKO Alexandre, SAMOLOVA Tatiana, « Reformirovanie vyscheï chkoly sovetskogo

gosoudarstva v dekretakh i postanovleniiakh partii i pravitelstva (1917-1938) » / « Les reformes de

l'école supérieur de l’État soviétique au vu des décrets et des arrêtés du Parti et du Gouvernement (1917-1938)», Vestnik KrasGAU / Moniteur de l'Université d’État de Krasnoïarsk, Krasnoïarsk : Édition de l'Université d’État de Krasnoyarsk, 2014, n° 10 disponible sur

http://cyberleninka.ru/article/n/reformirovanie-vysshey-shkoly-sovetskogo-gosudarstva-v-dekretah-i- postanovleniyah-partii-i-pravitelstva-1917-1938-gg, consulté 02.06.2017.

133 KHOMENKO Elena, Politiko-pravovoe regoulirovanie vyschego obrazovaniia v Sovetskom

gosoudarstve : oktyabr' 1917 – konets 1920 / La régularisation politique et législative de

l'enseignement supérieur de l’État soviétique : octobre 1917 – fin des années 1920, thèse de doctorat

(kandidat naouk) en sciences juridiques, Nijni Novgorod, 2006, 256p.

134 FITZPATRICK Sheila, Education and Social Mobility in the Soviet Union 1921-1934, Cambridge

Après l’installation des bolcheviks au pouvoir, débuta en Russie une véritable révolution culturelle avec des grands changements dans le mode de vie de la société. Dans les conditions d’une reconstruction socialiste de l’économie, de la création d’une production industrielle, de la collectivisation de l’agriculture, l’État réforma aussi le système de l’enseignement supérieur. De nombreux chercheurs soulignent que depuis la création de l'État soviétique en Russie les questions de l'enseignement ont été traitées avec une attention prioritaire avec pour objectif l’alphabétisation de la population, et ensuite sa professionnalisation.

La première décennie après l’octobre 1917 fut la période des transformations les plus radicales et l’expérimentation continue pour implanter de nouvelles formes et de nouveaux concepts pour l’enseignement supérieur. L’objectif principal fut de trouver un nouveau modèle optimal correspondant aux demandes économiques et sociales du pays. Le pouvoir public fonda les réformes sur le principe de former une nouvelle population étudiante – issu des ouvriers et des paysans – les couches sociales les plus sensibles aux idées des bolcheviks. Cette politique, conduite d'octobre 1917 jusqu'à la fin des années 1920, a été appelée la « bolchevisation » (ou « prolétarisation ») des universités. Elle se caractérise par la venue des étudiants-ouvriers et des professeurs- communistes, par le départ progressif des « anciens professeurs » et par les tentatives de renforcer la présence de l’État dans la gouvernance universitaire, notamment via les premiers essais « d'injecter » le Parti dans la gouvernance universitaire135.

La politique de l’État en matière d’enseignement supérieur passa sous le contrôle du Parti et fut déterminée par l’objectif de construire la société socialiste, effectué essentiellement par des méthodes directives. Les décrets et les arrêtés du Parti et du gouvernement des premières années cassèrent les anciennes traditions des EES, les formes et les méthodes d’enseignement ; elles donnèrent également les droits aux étudiants de participer à la gouvernance universitaire136.

135 AVROUS Anatoli, Istoria rossiïskikh ouniversitetov : otcherki /L'histoire des universités russes :

essais, Moscou : Édition de la Fondation associative de Moscou pour la recherche / Moskovski

obchtchestvenny naoutchny fond, 2001, p. 44-50.

136 KOZLOVA Larissa, « Institut krasnoï professoury (1921-1938 gody) : istoritcheski otcherk » /

« Le professorat rouge (1921-1938) : un essai historique », Sotsiologitchesky journal / Le revue

En novembre 1917 le décret du Comité central exécutif panrusse (Vsiesoyuzny tsentralny ispolnitelny komitet, VTsIK137) et du Conseil des commissaires du peuple

(Soviet narodnykh kommissarov, Sovnarkom138) fondèrent la Commission d’État pour

l’éducation. Le Commissariat du peuple à l’éducation (Narodny komissariat prosvechtchenia, Narkompros) était un organe du travail de la Commission d’État pour l’éducation, chargé d'administrer l'éducation publique et des services en rapport avec la culture139. Au sein du Narkompros fut créé en 1918 le Conseil pour les

affaires de l’enseignement supérieur et général (Soviet po delam vyscheï i sredneï chkoly) et en 1919 – le Conseil d’État de travail pour l’élaboration d’une ligne directrice unique en matière d’éducation dans la république. Le décret de Conseil des commissaires du peuple (Sovnarkom) « Sur la passation des établissements d’enseignement sous la tutelle unique du Commissariat du peuple à l’éducation (Narkompros) » du 05 juin 1918140 fut le fondement de la politique de l’enseignement supérieur des bolcheviks, ainsi que la base de son étatisation.

Suite aux décrets prononcés en 1918 – 1919, l'enseignement est devenu gratuit pour tous, laïc et mixte. L’État s'est séparé de l’Église, et l'enseignement de toutes les doctrines religieuses était interdit, ainsi que la tenue de quelconques cérémonies religieuses. Les punitions physiques ont été interdites. Toutes les nationalités ont obtenu le droit à l'éducation dans leur langue natale. Le but de la réorganisation de l'enseignement était de rompre avec le système tsariste de l'élitisme dans

137 Le Comité central exécutif panrusse (Vsiesoyuzny tsentralny ispolnitelny komitet, VTsIK) était la

plus haute autorité législative et administrative de la Russie soviétique (RSFSR), entre 1917 et 1937. Il exerçait le pouvoir entre les sessions du Congrès panrusse des soviets, dont il était l'organe exécutif.

138 Le Conseil des commissaires du peuple (Soviet narodnykh kommissarov, Sovnarkom) était la plus

haute autorité gouvernementale sous le régime soviétique. Il remplace le gouvernement provisoire à la suite de la prise de pouvoir par les bolcheviks le 7 novembre (25 octobre) 1917, lors de la

révolution d'Octobre. Le Conseil des commissaires du peuple est remplacé en 1946 par le Conseil des ministres de l'URSS.

139 Le Commissariat du Peuple à l'éducation ou Narkompros était un commissariat soviétique chargé

d'administrer l'éducation publique et la plupart des services en rapport avec la culture. En 1946, il fut renommé ministère de l'Éducation.

140 Dekret Sovnarkoma SSSR ot 5 iounia 1918 o peredatche v vedenie Narodnogo komissariata

prosvechtchenia outchebnykh i obrazovatelnykh outchrejdeni i zavedeni vsekh vedomstv / Le décret de Sovnarkom de l'URSS du 5 juin 1918 relatif à la mise sous la tutelle du Commissariat du peuple pour l'éducation tous les établissements d'enseignement de toutes les agences publiques.

Source : Sobranie ouzakoneni i rasporiajeni pravitelstv za 1917-1918 gody / Le recueil des lois et des décisions du gouvernement pour 1917-1918, Moscou : L'administration de Sovnarkom, 1942, p. 558.

l'enseignement supérieur, notamment, éliminer des privilèges des castes, dont l'un était « d'être cultivé141 ».

Le décret du 2 août 1918 du Conseil des commissaires du Peuple « Sur l’admission préférentielle du prolétariat et des personnes défavorisées à l'université142 » annulait tous les examens d’entrée aux EES. Ensuite, dans la logique

de suppression des privilèges des élèves venant des familles aisées, on annulait tous les documents (diplômes ou certificats) donnant le droit d’accès ou le droit d’avantages par le mérite académique aux études universitaires. Les principes de l'enseignement supérieur prévoyant la formation élitaire des personnes sélectionnées par le biais de concours sont entrés en contradiction avec les intentions politiques actuelle du pouvoir public. Les futurs étudiants des classes défavorisées n'avaient souvent pas de diplômes d'enseignement secondaire permettant d'accéder aux études supérieures, et étaient majoritairement illettrées. Il a fallu donc prévoir les dispositifs permettant à ces jeunes gens d’accéder aux études supérieures et aux universités, de les accueillir en grand nombre et d'éviter le décrochage en masse143.

Globalement, le décret du 2 août 1918 est considéré comme l'introduction de la politique de « discrimination positive » conduite par les bolcheviks dans les universités jusqu'à la fin des années 1920 afin d'assurer l'accès aux universités des classes défavorisées – le prolétariat. L'orientation vers la « prolétarisation » des universités a été complétée par une série d'actions supplémentaires aux fins d’établir des voies institutionnelles conduisant les pauvres et les sans-diplômes aux études supérieures. Par exemple, tous les programmes des écoles secondaires ont été unifiés afin d'assurer l’égalité des connaissances reçues au moment du baccalauréat. Aussi, un soutien financier (bourses sur critères sociaux, logement) a été mis en place, ainsi que le système d’envoi des étudiants aux EES par les entreprises soviétiques, par les

141 KOZLOVA Larissa, « Bez zachtchity dissertatsiï : statousnaia organizatsia obchtchestvennykh

naouk v SSSR, 1933-1935 gody » / « Sans thèse : les statuts dans les sciences humaines et sociales en URSS, 1933-1935 », Sotsiologitchesky journal / Le revue sociologique, 2001, n° 2, p. 145-158.

142 Postanovlenie SNK RSFSR o preimouchtchestvennom prïiome v vyschie outchebnye zavedenia

predstaviteley proletariata i bedneychego krestianstva / L'arrêté de Sovnarkom RSFSR du 2 août 1918 sur l'admission prioritaire des étudiants issus de prolétariat et des paysannat aux établissements de l'enseignement supérieur.

Source : Dekrety Sovetskoï vlasti / Les décrets du pouvoir soviétique, Volume 3, 1964, p. 137-138.

143 Dekret o pravilakh prïioma v vyschee outchebnoe zavedenie RSFSR / Le décret sur les règles

d'admission aux établissements de l'enseignement supérieur de RSFSR du 2 août 1918. Source : Dekrety Sovetskoy vlasti / Les décrets du pouvoir soviétique, Volume 3, 1964, p. 141.

syndicats et par les associations (Komsomol), qui se sont changés d'assurer un poste à la fin des études pour ces étudiants144.

Pour soutenir au maximum les étudiants en activité professionnelle, l’État introduit en janvier 1919 les cours du soir de préparation aux études supérieures sur un ou deux ans selon le niveau de l'élève. Les cours étaient gratuits, et les étudiants recevaient des bourses. Ensuite, pendant les études à l’Université, les étudiants pouvaient assister aux cours de soutien universitaire afin d’améliorer leur niveau académique et rattraper celui des camarades. De plus, par l’arrêté du 10 novembre 1918, les étudiants pouvaient au cours de leurs études passer leurs examens de fin d’études en accord avec un professeur à n’importe quel moment pour recevoir leur diplôme quel que soit la date de la première inscription ou la période passée à l’université145.

Les cours de préparation ont évolué en rabfacs (rabotchi facultet – la faculté ouvrière) : des cours de préparation aux études supérieures rattachés aux facultés existantes et ouverts à tous146. A l’Université de Moscou la première rabfac a été

144 AMALIEVA Guzel, « Sochouvstvouiou RKP (b), tak kak ona dala mne vozmojnost' outchitsia v

vouze… Sotsialnaia podderjka i kontrol stoudentov Kazanskogo ouniversiteta v 1920 gody» / « “Je compatis au Parti communiste, parce qu'il m'a donné la possibilité d'étudier à l'université...” Le soutien social et le contrôle des étudiants de l'Université de Kazan dans les années 1920 », in ROMANOV Pavel (éd.) et IARSKAIA-SMIRNOVA Elena (éd.), Sovetskaia sotsialnaia politika 1920-1930 godov : ideologia i povsednevnost / La politique sociale soviétique durant les années 1920-1930 : idéologie et quotidien, Moscou : Variant-TsCPGI, 2007, p. 414-428.

145 Postanovlenie NKP ob otmene gosoudarstvennykh ekzamenov i ob izmeneniî poriadka

proïzvodstva vsiakogo roda ispytani stoudentov v vyschykh outchebnykh zavedeniakh / L'arrêté de Narkompros du 10 novembre 1918 sur la suppression des examens d’État et sur la modification des règles de toutes les épreuves pour les étudiants des établissements de l'enseignement supérieur. Source : Sobranie ouzakoneni i rasporiajeni pravitelstva RSFSR. 1917-1918 / Le recueil des actes législatifs et les arrêtés du gouvernement de la RSFSR 1917-1918, Moscou, 1942, с n° 18, 1483 p., p. 885.

146 Postanovlenie NKP RSFSR ob organizatsiï rabotchikh fakoultetov pri ouniversitetakh ot 11

sentiabria 1919 gova / L'arrêté de Narkomrpos de la RSFSR sur l'organisation des facultés ouvrières

(rafaks) dans les universités du 11 septembre 1919.

Source : Sobranie ouzakoneni i rasporiajeni pravitelstva za 1919 / Le recueil des actes législatifs et les arrêtés du gouvernement en 1919, Moscou, 1942, 886 p.

Dekret SNK RSFSR o rabotchikh fakoultetakh / Le décret de Sovnarkom de la RSFSR sur les sur les

facultés ouvrières du 17 septembre 1920.

Source : Sobranie ouzakoneni i rasporiajeni pravitelstva RSFSR za 1920 / Le recueil des actes législatifs et les arrêtés du gouvernement de la RSFSR en 1920, Moscou, 1943, n° 80, 818 p., p. 381. CHTCHERBAKOVA Olga, Rousskaia revolioutsia i vyschee obrazovanie. Ot Imperatorskogo

vyschego tekhnitcheskogo outchilichtcha k Moskovskomou mekhaniko-machinostroitelnomou institoutou / La révolution russe et l'enseignement supérieur. De l’École supérieur technique impériale à l'Institut de construction mécanique de Moscou, actes du symposium international Les phénomènes et les valeurs universelles de la culture, Moscou : Ed. Université technique d’État de

inaugurée le 5 octobre 1919147. La population étudiante a considérablement changé

avec les jeunes vétérans de la guerre civile (1917-1922) allant aux rabfacs pour se développer et améliorer leur statut social. Ces anciens défavorisés recevaient par le biais de l’enseignement supérieur un nouveau statut social et de nouvelles possibilités. L’Université pour ces étudiants était souvent considérée comme un tremplin social.

L’installation des rabfacs a été diversement appréciée. Selon le doyen de la faculté de Physique-Mathématique (1921-1921) de l’Université de Moscou, Vsevolod Stratonov (1896-1938), ces étudiants se croyaient de « nouveaux propriétaires », qui « empiétaient » sur les meilleures salles de cours et démontraient un « carriérisme injustifié ». D’après Stratonov, ces étudiants-communistes ne réussissaient pas dans les études, mais jouissaient des privilèges du Parti148.

Pavlov Ivan, un étudiant de l’Université de Moscou, activiste politique des années 1920 (dans le cadre « d’Opposition Gauche » sous la direction de Léon Trotski contre « la stalinisation ») et diplômé de la rabfac de l’Université pédagogique de Kouban n’était pas d’accord avec l’affirmation que les étudiants des rabfacs ne faisaient pas d’études. Il remarquait dans son ouvrage que chaque étudiant de la rabfac qui ne réussissait pas était exclu à la demande de la majorité de sa promotion. Il soulignait le désir sincère des jeunes ouvriers et communistes d’apprendre, mais il admettait également, que « les rabfacs étaient l’appui solide du pouvoir soviétique », et les étudiants communistes jouaient un rôle important dans toutes les organisations étudiantes et des commissions universitaires149.

Certes, avec la nouvelle génération d’étudiants, les EES soviétiques ne ressemblaient plus aux EES prérévolutionnaires. C’était un grand changement social pour les universités russes qui a eu pour conséquence l’augmentation de l’incohésion

147 Letopis' rabotchego fakoulteta Moskovskogo gosoudarstvennogo ouniversiteta / La chronique de la

faculté ouvrière de l'Université d’État de Moscou disponible sur le site officiel de l'Université d’État de Moscou : http://letopis.msu.ru/facultet/rabochiy-rabfak, consulté le 13.08.2017.

148 STRATONOV Vsevolod, « Poteria Moskovskim Ouniversitetom svobody. Vospominania o

zabastovke 1922 goda » / « La perte de la liberté de l'Université de Moscou. L'évocation de la grève

de l'année 1920 », in GOURSTEIN Alexandre (éd.), Na roubejax poznaniia Vselennoï / Aux confins

de la découverte de l’Univers, t. XXIII, Istoriko-astronomicheskie issledovaniia /Les recherches en histoire et en astronomie, Moscou, 1992, p. 419 disponible sur le site officiel de l'Institut de l'histoire

naturelle et de technologie de l'Académie des sciences de la Russie :

www.ihst.ru/projects/sohist/papers/iai/23/410-455.pdf consulté le 13.08. 2017.

149 PAVLOV Ivan, 1920 : revolioutsiia i biourokratiia. Zapiski oppozitsionera / Les années 1920 : la

de la vie universitaire et la diminution de la qualité de l’enseignement en comparaison avec les universités impériales. Les universités russes dans les années 1920 sont devenues les « fabriques de socialisation150 ». En revanche, la création de

cette nouvelle population étudiante a aidé les bolcheviks à s’assurer contre la possibilité d’une opposition de la masse étudiante au nouveau régime.

2.3. La « soviétisation » de l’enseignement supérieur : la prise des leviers de

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