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II. Les atrocités du conflit

2. La veuve et l’orphelin

Après le soulagement de la fin de quatre années de conflit, la douleur s’installe dans tout le pays. La Grande Guerre n’est pas uniquement une victoire, elle est également synonyme de nombreuses pertes. Si les commémorations expriment le devoir de se réjouir pour leur dévouement et leur courage, les familles pleurent davantage leurs morts. Le monument aux morts évoque l’héroïsme des enfants de la ville, pourtant les habitants ne cessent d’y voir un tombeau vide leur rappelant continuellement le décès d’un proche. Ainsi certains mémoriaux tentent d’inscrire dans la pierre les comportements des citoyens après la guerre. Les exécutants de ces constructions du souvenir essayent donc « de respecter au mieux la contradiction qu’ils avaient à illustrer »108. Un thème s’impose alors pour figurer ce contraste : la veuve et l’orphelin.

À Corbie, le monument [fig.58] s’érige sur la place de l’hôtel de ville. Il prend la forme d’un hémicycle, à l’image de celui présent à Cayeux-sur-Mer [fig.26]. Mais si dans ce dernier, les deux soldats entourent les noms des défunts en signe de protection, celui de Corbie place le groupe sculpté au centre des plaques. Ainsi, la mère et son enfant sont encerclés des noms des hommes morts pour la patrie. Ce dispositif met notamment en valeur les sculptures de l’artiste. La veuve pose sa main sur le bras de l’enfant pour le rapprocher d’elle [fig.59]. Elle le regarde avec bienveillance en signe de protection. Le petit garçon tient un bouquet de fleurs et regarde vers le bas comme en signe de recueillement. La femme, les lèvres ouvertes et montrant de sa main les plaques gravées, semble apprendre à l’enfant la leçon du sacrifice. Elle évoque ainsi le courage du père qui a combattu pour sauver la France, mais aussi sa famille. Le jeune garçon âgé d’environ cinq ans représente la génération d’enfants qui n’ont connu leur père qu’en

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uniforme militaire. La mère tente donc à travers ses paroles de lui expliquer les raisons de sa longue absence et de sa mort. La veuve et l’orphelin expriment ainsi la triste réalité de la guerre. La jeune femme a perdu son mari et l’enfant n’aura jamais ou presque connu son père.

La figure féminine pose sa main sur une stèle ornée des armoiries de la ville. L’épitaphe qui court en frise le long de l’architecture exprime le deuil de la commune : « 1914 Corbie à ses enfants morts pour la France 1918 ». Ainsi le blason sculpté sur la dalle verticale accentue l’affliction qu’éprouve la municipalité face au nombre d’habitants décédés durant la guerre. En cela, il est possible d’interpréter cette figure féminine comme une allégorie de la ville protégeant les nouveaux orphelins. Toutefois, la sensibilité qui se dégage de la sculpture traduit davantage l’illustration d’une mère et son enfant. Le groupe se trouve sur un piédestal orné de feuilles de chêne et de laurier ainsi qu’un casque Adrian. Les deux protagonistes viennent se reposer auprès de l’être disparu. La stèle sur laquelle s’appuie la mère renforce cette interprétation. Leur expression grave exprime la tristesse mais aussi le respect envers l’acte de bravoure du père. L’enfant s’apprête alors à déposer son bouquet de fleurs sur la tombe symbolique.

Avec ce monument aux morts Albert Roze se rapproche de l’œuvre de Maxime Real del Sarte. Édifié en 1922, le mémorial de Compiègne [fig.60] représente une jeune paysanne et son enfant venus fleurir la tombe du père de famille. Pieds nus et vêtus de modestes habits ils illustrent le peuple éprouvé par la guerre. La mère observe avec chagrin la tombe de son mari tandis que son garçon la regarde, les mains croisées. Elle pose sa main sur l’épaule de l’enfant en signe de réconfort. Ainsi tout comme à Corbie, la veuve explique le sacrifice face à la sépulture de l’être cher. Les deux groupes sculptés sont entourés des plaques commémoratives pour appuyer la leçon apprise par la jeunesse française. En mourant pour le pays, les soldats expriment le message du patriotisme qu’il convient de perdurer à travers le culte du souvenir. Si les compositions des deux mémoriaux sont similaires, la symbolique chrétienne illustrée à Compiègne par la croix est remplacée à Corbie par des emblèmes purement civiques. De même l’illustration du peuple paysan est échangée contre une famille bourgeoise. La tombe se transforme ainsi en une stèle ciselée des armoiries de la ville. Cette dernière peut donc être interprétée comme une figuration du monument aux morts. L’œuvre d’Albert Roze exprime alors l’émotion des familles face aux mémoriaux des places publiques.

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Le jour de son inauguration, la sculpture enthousiasme pleinement les différentes personnalités qui saluent sa « simplicité émouvante »109. Le maire applaudit aussi l’artiste « d’avoir su traduire, avec tant de précision artistique dans la pierre, le symbole du souvenir, car ne voulant qu’en rien cet hommage à [leurs] enfants puisse rappeler les horreurs de la guerre, [ils] lui [ont] demandé d’exprimer, dans la pierre, le culte du souvenir »110. Le jeune garçon représente ainsi la jeunesse qui relèvera le pays. Plus que la mort, l’œuvre d’Albert Roze illustre la vie continuant malgré la désolation de la patrie.

Trois autres monuments du sculpteur Amiénois illustrent ce thème. Cependant, contrairement à celui de Corbie, ils s’insèrent dans un lieu à plus forte résonance funéraire. Ainsi, les mémoriaux de Vignacourt [fig.61] et d’Aumale [fig.62] se situent dans le cimetière communal, tandis que celui de Fontaine-sur-Somme [fig.63] prend place devant l’église du village.

Les deux premiers se composent du même groupe sculpté [fig.64 et 65]. La mère tient son enfant auprès d’elle comme pour lui apporter du réconfort. Vêtue d’une longue robe et portant le voile elle symbolise le deuil. Contrairement à celui de Corbie [fig.59] où la figure féminine affronte l’épreuve avec force, la veuve montre ici l’expression de la tristesse. Les deux visages semblent inconsolables. La mère s’apprête à déposer son bouquet fleuri sur la tombe de son mari et l’enfant se décoiffe de son béret en signe de profond respect. Dans les deux communes, le groupe est situé sur un piédestal, cependant l’impression diffère entre le monument de Vignacourt et celui d’Aumale. En effet, si dans le premier les sculptures terminent la composition du mémorial [fig.61], en Normandie l’artiste les place au-devant d’une stèle monumentale [fig.62]. Ce dernier monument ciselé d’une croix rappelle ainsi la pierre tombale que les deux personnages viennent fleurir. Pourtant en regard de celui de Vignacourt, le monument parfaitement équilibré devient peu cohérent. Les deux personnages dirigent leur regard vers le bas tandis que le tombeau se trouve dans leur dos. En revanche, dans la commune picarde, les protagonistes semblent regarder le socle du monument, ornés d’un casque, d’un fusil et d’un sabre sur un lit de feuilles de chêne et de laurier. La base du mémorial représenterait ainsi la sépulture de père de famille. Le piédestal symbolise la mort mais aussi la reconnaissance

109 Discours de Jean Masse (conseiller général et maire de Corbie) le 9 août 1925. Le Progrès de la Somme, 10

août 1925, n.p.

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du dévouement. Les attributs du combattant situés sur les feuilles de chêne et de laurier représentent effectivement la force et la victoire. Il est donc possible de retrouver l’allusion à la leçon du sacrifice patriotique présente à Corbie. Toutefois, si dans cette dernière commune la sculpture représente la neutralité civique, à Vignacourt Albert Roze insiste davantage sur le caractère funéraire. Ainsi le maire du village s’explique sur le choix de l’emplacement peu habituel :

« Le caractère particulièrement touchant de ce monument explique pourquoi, contrairement à ce que font certaines communes, on ne l’a pas édifié sur une place publique mais le cimetière même. Les familles en deuil l’entoureront d’une sollicitude particulière et, décemment, sur une place où doivent avoir lieu les réjouissances populaires, les habitants en fête auraient pu être gênés de danser aux pieds de la veuve et de l’orphelin »111.

Ce « caractère particulièrement touchant »112 se retrouve encore dans le monument de Fontaine-sur-Somme [fig.63]. Située au pied de l’église, en face du portail latéral nord – classée au titre de monuments historiques depuis 1910 – l’œuvre d’Albert Roze présente à nouveau une variante du thème de la veuve et de l’orphelin. Si les autres groupes de l’artiste montrent les deux protagonistes debout, ici il fait le choix d’asseoir sa figure féminine [fig.66]. La veuve, vêtue de la même manière qu’à Vignacourt et Aumale, pose sa main sur son petit garçon qui se penche vers elle. Le groupe forme ainsi un ensemble, leur proximité évoque l’union inséparable des familles devant l’épreuve. Leur expression manifeste la douleur face à la perte de l’être cher. Les deux personnages semblent se réconforter mutuellement. Ce changement de composition est dû à une contrainte. Le portail de l’église Saint-Riquier étant classé, l’artiste doit insister sur la faible hauteur du monument. Après une étude sur la déclivité du terrain [fig.67], il établit la hauteur totale du mémorial à environ 2 mètres 50 dont le groupe sculpté mesure 1 mètre 80. L’artiste semble ainsi avoir assis sa figure adulte pour réduire les dimensions. La composition qui paraît être une réponse à la contrainte du lieu est pourtant celle qui exprime le mieux l’affliction. En cela, le sculpteur intitule son œuvre la veuve et l’orphelin mais lui donne également une interprétation plus allégorique en la sous-titrant « la

111 Discours de Monsieur Loyer, maire de Vignacourt, lors de l’inauguration du monument aux morts le 7 août

1921. Le Progrès de la Somme, 9 août 1921, n.p.

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France en deuil adoptant un orphelin de guerre »113. Albert Roze insiste ainsi sur la généralité

nationale du phénomène de deuil tout en exprimant la communion de la patrie entière.

En utilisant ce thème, Albert Roze conjugue le drame français avec l’honneur du sacrifice. En figurant les familles d’après-guerre il illustre la réalité des années vingt. Cependant si la veuve pleure, l’enfant doit apprendre les leçons patriotiques afin de relever le pays. L’unité de la commune s’exprimant à nouveau à travers les cérémonies d’inauguration et du souvenir, l’artiste voulut retranscrire le réveil de « l’Union Sacré ».

113 Devis du monument de Fontaine sur Somme établi par Albert Roze le 15 juillet 1922. (AD (80) : 99R 334027).

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